Catalogne : "La gouvernabilité de l’Espagne dépend de la question catalane"

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Les Catalans sont totalement isolés : Madrid ne leur reconnaît aucun droit à l'autodétermination et l'Europe s'en moque

Le combat pour l’indépendance est plus que jamais relancé en Catalogne. Depuis la condamnation de neuf indépendantistes, le lundi 14 octobre, à des peines de prison allant de 9 à 13 ans pour « sédition » et « détournement de fonds », la région est sous tension. Ces derniers jours, dans les rues de Barcelone comme de Gérone, des manifestations massives se sont formées pour exprimer leur solidarité vis-à-vis de ceux que les dirigeants indépendantistes qualifient de « prisonniers politiques ».


Ainsi ce samedi 26 octobre, 350.000 personnes ont encore défilé en faveur de l'indépendance de la région dans les rues de sa capitale. Le lendemain, en réponse, ce sont près de 80.000 personnes qui ont tenu à manifester leur désir de voir l’Espagne rester unie.


Pour Daniel Camos, délégué du gouvernement catalan en France, la seule issue possible est l'organisation d’un nouveau vote sur l’indépendance de la Catalogne : « Le gouvernement qui se formera à la suite des prochaines élections générales devra être courageux pour enfin répondre aux désirs de démocratie de la société catalane ».


C'est à la suite de notre entretien avec Cyril Trépier, géopolitologue spécialiste de l'Espagne, sur la question d’une éventuelle intervention de l’Union européenne dans le dossier catalan, publié le 21 octobre, que la délégation en France de la Generalitat de Catalogne a insisté auprès de Marianne afin de nous voir « équilibrer les débats ». Jugeant l’opinion de notre interlocuteur « très marquée contre le mouvement indépendantiste », la délégation française du gouvernement catalan a tenu à nous conseiller des interlocuteurs aux « positions plus modérées »


Tout en nous mettant en garde contre d’autres spécialistes acquis, selon elle, à la cause unioniste, comme par exemple l’historien de l’Espagne contemporaine Benoit Pellistrandi, d’ailleurs précédemment interrogé par Marianne sur un tout autre sujet (les élections municipales de Barcelone).


Dans la liste d'« experts » de la question qu’elle juge « plus neutres », la Generalitat nous a proposé des membres de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), des avocats et divers chercheurs dont certains, nous a-t-on assuré, ont été « observateurs du procès des neuf indépendantistes ». Plus étonnant, figurait aussi le nom du sociologue français Eric Fassin, auteur d'une simple tribune à la mi-octobre dénonçant, avant que le verdict soit annoncé aux neuf prévenus, un procès « joué d’avance ». Ses compétences sur cette question s’arrêtent là « mais il est proche de la cause catalane », s'enthousiasme la représentation catalane.


« Nous ne sommes animés que par la volonté de voir l’ensemble des opinions représentées », nous a assuré la délégation. À n’en pas douter, le conflit catalan se joue néanmoins aussi sur le terrain de la communication… Puisqu'il est bien sûr hors de question d'y céder, Marianne a proposé au délégué du gouvernement catalan en France, Daniel Camós, d'exposer ses arguments, plutôt que d'interroger un intermédiaire faussement neutre recommandé par ses services.


Marianne : L'union européenne doit-elle se mêler des événements agitant la Catalogne ?


Daniel Camós : 
A partir du moment où des droits fondamentaux de citoyens européens sont en train d'être violés au sud des Pyrénées, l'Europe devrait au moins s'interroger sur ce qu'il se passe là-bas. Voire agir pour essayer de faire que les valeurs fondatrices de cette Union européenne puissent être respectées pour tous les citoyens européens.


Le Parlement européen devrait jouer ce rôle. Mais je me pose une question : celui-ci est-il vraiment souverain ou est-il prisonnier des États membres ? Et je pose cette question en connaissance de cause. Trois eurodéputés catalans (Toni Comin, Oriol Junqueras et Carles Puigdemont, ndlr) ont été élus par près de trois millions de citoyens européens au mois de mai et ils ne peuvent siéger à Strasbourg ni à Bruxelles du fait d'une décision arbitraire d'un État membre, l'Espagne. Cela peut au moins en partie expliquer ce silence européen.



Quel rôle devraient jouer les institutions européennes dans la résolution de ce conflit ?


Ce qui est clair, c'est que nous voyons se jouer en Catalogne une crise politique grave. Mais au-delà d'avoir une moitié des Catalans qui souhaitent l'indépendance, nous avons surtout 80% d'entre eux qui désirent pouvoir s'exprimer à travers un vote. Les dirigeants européens devraient prendre conscience de cette volonté de voter, de s'exprimer démocratiquement. L'Europe peut sans doute jouer une rôle, notamment par l'intermédiaire de pressions diplomatiques, pour pousser Pedro Sánchez à négocier, à faire de la politique.



Les dirigeants européens, ces amis de Pedro Sánchez, devraient être honnêtes avec lui, comme de bons amis. Il faut lui dire de s'assoir à la table de négociation, sinon il verra se produire un effet boule de neige. En Catalogne, il y a quelques années, il y avait 10 à 15% d'indépendantistes. Aujourd'hui, on est à 50%. Et après cette sentence absolument injuste de la Cour suprême espagnole, où en est-on ? À Pedro Sánchez de décider s'il veut interrompre cette dynamique ou l'amplifier.


"Ce dialogue doit se tenir rapidement et sans aucune ligne rouge"


Voyez-vous ces condamnations comme une "vengeance" de l'Etat espagnol, comme l'ont dénoncé certains dirigeants indépendantistes ? 



Ce que l'immense majorité des observateurs internationaux nous disent, c'est que ce procès n'a pas été équitable. Il y a donc eu une violation des droits fondamentaux. Ça, ce n'est pas moi qui le dis, ni même un expert universitaire, c'est la Ligue des droits de l'Homme, c'est Amnesty International, ou encore le groupe de travail des Nations unies sur les détentions arbitraires. Il y a quand même beaucoup d'acteurs internationaux qui nous disent que ce procès n'a pas respecté un minimum de garanties. Il y a eu des entorses multiples aux droits de la défense, une absence totale de débat contradictoire... Je ne sais pas si le mot "vengeance" est celui que j'utiliserais mais en tout cas, j'y vois une utilisation politique de la justice.




Ces derniers jours, les différents rassemblements de soutien aux neuf indépendantistes condamnés ont parfois été durement réprimés par les forces de police mobilisées. Au même moment, le site Internet de Tsunami Démocratic (principal organisateur des contestations) a été menacé par une décision de justice. Doit-on y voir une fragilisation de l'Etat de droit espagnol ? 



Si le droit de manifester n'est pas respecté, si la liberté d'expression est bafouée, on ne peut que se poser des questions. En tout cas, ce que je constate c'est que le royaume d'Espagne a en permanence besoin, à travers le monde, d'exprimer qu'il est une démocratie solide. Cela me fait penser à cette phrase de l'auteur nigérian Wole Soyinka, prix Nobel de littérature en 1986 : "Un tigre ne proclame pas sa trigritude". Une démocratie forte n'a pas besoin de souligner en permanence son bon fonctionnement si celui-ci est si évident…


La société catalane est particulièrement divisée sur la question de l'indépendance de la région. Et pourtant la Generalitat, plutôt que de se poser en conciliatrice, milite clairement en faveur de ce divorce... Êtes-vous vraiment dans votre rôle ? 



Je suis d'accord sur le fait que notre rôle, celui du gouvernement catalan, est d'identifier des possibilités de consensus et d'y travailler. Mais vous savez, en Catalogne, il existe deux grands consensus. D'abord, il faut que la judiciarisation de la politique cesse, que les prisonniers politiques sortent de prison immédiatement à travers une amnistie. Ensuite, il faut que cette impasse politique puisse se résoudre à travers une négociation qui doit déboucher sur un vote direct. Nous travaillons depuis de longs mois sur ces deux consensus, dont la réalisation ne peut passer que par plus de démocratie. Voilà le seul combat que nous menons.


"Quel est le projet du gouvernement espagnol pour la Catalogne, au-delà du statu quo ? Moi, je ne le sais pas"


Les tensions entre les dirigeants indépendantistes catalans et espagnols sont vives et dépassent parfois la question de l'indépendance de la région. Les accusations de "franquisme" sont courantes, comme ce vendredi quand Carles Puigdemont a qualifié le roi d'Espagne d'"héritier de Franco" qu'il faudrait "déplacer"... Une issue à ce conflit peut-elle être trouvée avec un tel niveau de surenchère de part et d'autre ?


Comme vous le savez, le cadavre de Franco a été déplacé vendredi de la Valle de los Caídos vers un autre cimetière. Même si c'est une bonne nouvelle, cela arrive beaucoup trop tard. Et surtout, n'oublions pas qu'il reste plus de 30.000 corps non identifiés de personnes qui ont lutté contre le fascisme. L'Espagne est le deuxième pays du monde, après le Cambodge, à avoir autant de fosses communes. Le gouvernement espagnol devrait se pencher sur cette question et être plus sérieux : ne faisons pas de l'électoralisme quelques mois avant les élections générales, et saisissons-nous de ce sujet.


Concernant la phrase de Carles Puigdemont, ce n'est pas une considération mais un fait historique. Juan Carlos a été nommé par Franco, et son fils est désormais le roi en étant un héritier de cette lignée. Mais je suis d'accord, nous devons adopter une ligne plus constructive. C'est la seule qui pourra mener à des négociations réelles. Vous avez raison, il faut que l'on se parle pour trouver une solution. Mais pour cela, il faut tout d'abord que le gouvernement espagnol s’assoie à la table des négociations, ce qu'il ne souhaite pas faire. Je vous rappelle que la semaine dernière, Quim Torra, président de la Generalitat, a appelé à quatre reprises le Premier ministre espagnol au téléphone sans obtenir de réponse. Et même si Pedro Sánchez était en visite à Barcelone au même moment, celui-ci n'a pas daigné le rencontrer. La volonté de dialogue doit venir des deux côtés. Ce que le gouvernement espagnol doit comprendre, c'est que ce dialogue doit se tenir rapidement et sans aucune ligne rouge.



Les élections générales approchent et les socialistes vont vraisemblablement avoir besoin du soutien des indépendantistes, catalans comme basques, pour former une majorité capable de gouverner. Ce rendez-vous peut-il favoriser une résolution de ce conflit ?



Il est clair que la gouvernabilité de l'Espagne est prisonnière de la non-résolution du conflit politique entre le royaume d'Espagne et la Catalogne. Elle dépend complètement de ce dossier. Le 22 novembre, ces élections seront les quatrièmes du genre en Espagne... Et cela ne peut plus durer. Il faudra donc que le gouvernement qui se formera à la suite de cette élection soit courageux, afin de répondre aux désirs de démocratie de la société catalane. Cela ne tient qu'à lui.




Cependant, il y a une question que je me pose à propos du gouvernement actuel et donc de la majorité. Quel est son projet pour la Catalogne, au-delà du statu quo ? Moi, je ne le sais pas. Et cela fait dix ans qu'aucun projet n'est clairement dessiné. La politique de l'autruche ne fonctionne pas, Pedro Sánchez devrait s'en rendre compte, elle favorise d'ailleurs la volonté de plus en plus grande chez nos concitoyens d'une République catalane. Que les intentions de la majorité actuelle soient clarifiées pour que nous puissions enfin entrevoir une résolution politique de ce conflit.