Que faire face à la crise de la dette ?(2)

Deuxième volet sur la crise des dettes souveraines en Europe avec Pierre-Noël Giraud (PNG)

Crise du capitalisme - novembre décembre 2011


Que faire face à la crise de la dette ?(2)
Philippe Petit : Quels sont a priori les solutions qui pourraient être mises en œuvre par les gouvernements européens?

Pierre-Noël Giraud : Il devait être clair, au moins à tout économiste ou homme politique, que « la Grèce » n’est en état de rembourser sa dette dans AUCUN scénario réaliste, c'est-à-dire, par aucun chemin de crête qui y ait la moindre chance de rassurer les investisseurs.
Pour s’en convaincre, s’il en était besoin, il suffit d’examiner ce que demande « la troïka » au gouvernement grec. De privatiser à grande vitesse des entreprises publiques qui, parce qu’elles sont des bureaucraties inefficaces, ne valent strictement rien sur le marché capitaliste. C’est ce qu’on a poussé les pays d’Europe de l’Est et la Russie à faire et c’est ce qui a donné l’occasion à quelques oligarques de s’enrichir, au point que l’on sait, en faisant main basse sur les ressources naturelles et l’appareil productif du pays. Nulle doute qu’un scénario de ce type, où le festin serait ouvert aux firmes globales et pourquoi pas aux fonds souverains, ne soit impliqué par ce type d’exigences.
Deuxièmement, la troïka demande à la Grèce de réformer sa bureaucratie, de réduire drastiquement l’évasion fiscale et la corruption, de supprimer tous les « bureaux de tabacs pour anciens combattants » et autres postes peu productifs, bref de transformer profondément son appareil d’État et sa société. Et ceci, dans les mois qui viennent… Il est donc tout à fait évident que la Grèce « ne pourra pas payer ».

Les solutions qui peuvent a priori être mises en œuvre sont dès lors les suivantes :

Premièrement, malgré ce qui précède, faire néanmoins payer « jusqu’à ce qu’ils rendent gorge cette bande d’incapables corrompus qui vivent à nos dépends depuis des années » (voir la presse française et allemande, sur ce point, la presse de droite et bête, plutôt)

Deuxième solution : déclarer un défaut partiel important (au moins 50%) sur la dette grecque.
La difficulté est que beaucoup de banques, françaises et allemandes en particulier, ont spéculé sur le fait qu’on n’oserait jamais déclarer la Grèce en défaut PARCE QUE cela les coulerait, ELLES : risque systémique, la catastrophe ! Elles ont ainsi, au début de la période d’inquiétude, acheté beaucoup de dette grecque à bon prix. De plus, elles ont beaucoup prêté à des banques grecques elles mêmes surchargées de dettes grecques.
Le défaut spolie les détenteurs de titres mais fait donc aussi plonger les actions des banques, qu’il faut alors « sauver » pour éviter la crise systémique. Un choix se présente:
Soit on les recapitalise tout de suite avec de l’argent public : c’est le contribuable qui paye, mais il entre à l’actionnariat des banques de son pays.
Soit on les laisse tomber, pour faire payer les actionnaires des banques, puis on les recapitalise au bord du gouffre. De nouveau un choix se présente:
soit avec de l’argent public, ce qui revient de nouveau à faire payer le contribuable, qui se retrouve actionnaire collectif des banques, mais cette fois à meilleur prix puisque les actionnaires historiques ont subit une perte.
soit par des investisseurs privés, ce qui ne fait qu’opérer des transferts entre les actionnaires des repreneurs (normalement gagnants) et des repris (perdants), avec un solde global néanmoins négatif.

Troisième solution : faire payer les détenteurs des titres de dettes publiques, qui sont généralement à taux fixe, par l’inflation qui réduit les taux réels. Cette inflation devrait être, évidemment, généralisée dans la zone couverte par les marchés financiers globaux, c'est-à-dire, au minimum : l’Europe, les Etats-Unis, le Japon, et les pays émergeants dont la balance des paiements avec ces derniers a été libéralisée. Difficile donc, à mettre en œuvre. En revanche, l’inflation serait bien utile pour éroder aussi la valeur de tous les autres titres à taux fixes et de cette manière, pour purger plus rapidement un « mistigri » qui est loin de n’être logé que dans la dette publique de quelques pays.

Quatrième solution : racheter la dette grecque, soit en émettant des « euro-bonds », c’est à dire en la transformant en dette européenne mutualisée, soit via la BCE, soit via le « Fonds de Stabilité », soit directement via les trésors publics des États membres de l’Union. Quel que soit le moyen technique, cela revient à répartir ce que les grecs ne peuvent payer entre les autres citoyens européens. On discute beaucoup de technique sur ce point, les experts s’affrontent à longueur de colonnes, mais le vrai enjeu relève plus d’une discussion de marchands de tapis: comment se répartir la dette dont on décharge les grecs (et demain d’autres, éventuellement) entre européens ?

Tels sont donc les divers instruments que l’on peut théoriquement envisager (seuls ou en combinaison, bien évidemment) pour répondre à la question simple: « Qui va payer ? ».
A quoi il faut ajouter « et vite ! », car attendre, c’est on l’a dit se condamner à une croissance « molle » à la japonaise des années 90, mais c’est presque certainement aussi faire grossir la boule de neige du problème en le poussant devant soi et prendre un grand risque que la boule vous échappe et provoque une avalanche.
Peut être faut-il en arriver là, pour obliger les Etats et les institutions de l’Europe à se réformer profondément, condition pour qu’ils disciplinent les marchés. Certains, tel Paul Jorion, jugent la tache impossible et annoncent donc l’effondrement final du capitalisme. Je ne me prononcerai pas ici sur ce point, ne serait ce que parce que ce que l’homme a fait, il lui est toujours possible de le refaire ou de le défaire. Je me placerai donc dans une position purement analytique des seules options « réformistes ».

Quelle politique alors choisir?

L’insistance mise jusqu’ici sur la solution un : « faire payer les grecs jusqu’à ce qu’ils rendent gorge », est en vérité assez fascinante.
En première analyse, il est difficile de ne pas la juger comme une sévère punition, infligée à la Grèce comme condition pour que les contribuables allemands ou français acceptent , à la fin de l’histoire, de payer une partie de la dette grecque. Comme si les Grecs en étaient les seuls responsables ! Ils le sont, certes, mais pas moins que ceux qui les ont laissé faire au sein de l’Union. Et ceci s’étend jusqu’à ceux, y compris beaucoup des Grecs eux mêmes, qui ont fait entrer de façon évidemment prématurée la Grèce dans l’Union Européenne, au nom de Platon. Pour ce pays, ce fut en vérité une calamité. Son industrie n’y a pas survécu, ne lui laissant que les entrées de devises du tourisme et des fonds publics européens, dont il ne faut pourtant pas surestimer l’importance. Ces recettes rentières les ont englués dans leurs défauts bureaucratiques. Ils ont par ailleurs développé un racisme à l’égard des immigrés qui est l’un des plus extrêmes de l’Union. Rien de très brillant dans cette histoire, dont les grecs ordinaires sont les victimes, sauf à soutenir qu’un peuple est toujours responsable des gouvernements qu’il se donne, ce qu’en fin de compte je pense.

Pour juger de cette période, il n’est d’ailleurs qu’à analyser la différence de parcours entre la Grèce et la Turquie. Ces deux pays ont commencé par perdre beaucoup d’années, au grand bénéfice des marchands d’armes, à s’armer l’un contre l’autre alors qu’ils faisaient partie de la même alliance globale. L’un est rentré, sans vraiment de conditions et sans préparation réelle, dans l’Union Européenne et s’y enlise. L’autre a cherché à réunir les conditions sévères mises à son l’entrée, y parvient dans l’ensemble et se la voit pourtant refuser… et devient une puissance régionale. Résultat : Erdogan, le premier ministre turc, est l’idole des jeunes des printemps Arabes… et des hommes d’affaires modernes de ces pays. Les premiers ne voulaient pas la révolution au sens du XXème siècle, ils voulaient un État intègre, juste et efficace. Ce modèle d’État à leurs yeux désormais, c’est la Turquie. Pendant ce temps, la Grèce s’enfonce. Jusqu’où ? Cela dépendra des grecs eux-mêmes. Quand se révolteront-ils massivement contre ce qui leur est aujourd’hui imposé ?

N’écartons cependant pas trop vite l’hypothèse qu’aux yeux de beaucoup de grecs, de jeunes en particulier auxquels la Grèce dans l’Union n’a offert aucun avenir, le grand coup de pied dans la bureaucratie corrompue qu’exigent les bailleurs de fonds ne puisse leur apporter en vérité un précieux appui tactique. Peut-être l’Union rend-elle enfin service à la Grèce, par une ruse de l’histoire ? Quoiqu’il en soit, c’est l’affaire des grecs.
En attendant la troïka serre donc la vis et fait semblant de croire que cela va régler la question. Si cela explose, elle sera bien obligée de la régler enfin au plus vite, par une combinaison brutale des trois autres moyens cités.
Cependant, les trois moyens de sortir de la crise des dettes souveraines européennes ne sont pas équivalents. D’autres Etats européens sont endettés, crise économique engendrée par la crise financière aidant, à un point où leurs créanciers sont au bord de la crise de nerf.

Sans entrer dans le détail des débats qui font rage dans les journaux sérieux où les avis d’experts abondent, il me semble qu’on peut en tirer deux choses.
La première est que l’inflation, souvent évoquée, n’est pas maitrisable dans un cadre multilatéral. C’est une fausse bonne solution. Il faudrait re cloisonner les systèmes financiers pour que cela fonctionne. Alors, pour la prochaine fois, peut être. Gardons l’idée en réserve, car c’est vraiment le moyen le plus puissant « d’euthanasie des rentiers ».
La seconde est que la solution du défaut comporte de forts risques de contagion de la panique des détenteurs spoliés vers d’autres dettes publiques, au premier rang celle de l’Italie, peut être ensuite celle de la France. Cela mettrait l’euro et donc l’Union à très rude épreuve. Le cout de son sauvetage, si du moins on souhaite la sauver, pourrait être alors beaucoup plus élevé que celui du rachat (ou de la garantie) de l’essentiel de la dette grecque dès aujourd’hui, sans attendre.

C’est donc une solution de type 4 qui s’impose si l’on veut sauver l’euro et l’Europe: il faut faire garantir la dette grecque par tous les européens. Le reste est affaire de mise en oeuvre technique et de discussions de marchands de tapis sur la répartition de la perte entre et au sein des pays.

L'explosion de la zone euro est-elle envisageable?

Oui, si certains Etats le veulent. Mais qui le voudrait ? A priori, ce ne pourrait être que l’Allemagne, qui opérerait alors un revirement stratégique radical vers l’Europe de l’est et le Russie, ce qui a toujours été une de ses tentations. Mais ce serait pour elle un pari très risqué.
Et du coté des peuples européens ? Le moment serait-il venu, comme le prônent certains courants politiques de l’extrême droite à la gauche, de pousser à la crise, en sortant de l’euro et revenant si nécessaire à un protectionnisme à l’égard des autres pays européens, dans le cadre d’une politique dite de « démondialisation »? Est ce là le moyen de refuser l’Europe telle qu’elle est et de bâtir enfin une Europe à la fois « démocratique » et « des nations »? A mon avis, non. Malgré des analyses et des avis d’experts - contradictoires certes, mais nombreux - qui permettent de se faire une idée assez précise des choix possibles et de leurs conséquences probables, il faut en effet reconnaître qu’aujourd’hui, le débat entre les partis de gouvernement reste dominé par le court terme et le sauve-qui-peut. Tandis que dans les partis de l’extrême droite, la « démondialisation » est associée à l’islamophobie et la xénophobie, et que dans les partis d’extrême gauche, elle n’a rien d’un programme étatique cohérent et relève donc largement de la démagogie.
Il faut donc en conclure que le débat est loin d’être parvenu à produire des solutions alternatives dans l’opinion publique, opinion que les hommes politiques, après tout, ne font que refléter. Le pire, c’est à dire une crise économique et politique encore plus grave, pourrait dans ces conditions n’engendrer que des poussées xénophobes et identitaires détestables, et non pas un « sursaut populaire » pour une « Europe des peuples ».

Comme toujours dans les crises européennes jusqu’ici, la seule sortie praticable passerait donc par un renforcement des institutions et une centralisation des processus de décision et des hiérarchies. Ceci suppose des décisions bureaucratiques fortes, qui dans un premier temps ne seraient certainement pas populaires.
Il faudrait en effet, dans le cadre européen actuel, se donner d’abord les moyens étatiques que la crise actuelle ne se reproduise plus.

Ces moyens sont doubles :

1)La police :
Il faudrait que les Etats « rigoureux », dont les titres de dette sont de première qualité, puissent contraindre les politiques budgétaires des Etats « laxistes». Il faudrait donc un pacte très renforcé de gestion coordonnée des finances publiques, avec des moyens de contrôle et de rétorsion crédibles. Pour l’illustrer, disons qu’il faudrait que l’Union puisse détenir, à l’égard de la Grèce par exemple mais aussi de tout autre Etat, le pouvoir de contrôle et de coercition d’un Etat à l’égard d’une de ses régions « cigale ». Certains parleraient à juste titre de « mise sous tutelle » du gouvernement grec. Si la Grèce préférait alors sortir de l’Union et donc de l’Europe, ce serait son droit (et peut être son intérêt), mais l’Union devrait se protéger d’elle : pas question qu’elle devienne un cheval de Troie des pays émergents.

2) La réduction accélérée des grandes inégalités économiques entre pays membres et régions, par des politiques appropriées et puissantes.
Le principal défi économique de l’Europe est en effet ses très grandes inégalités internes. Elles sont la cause profonde de la crise actuelle de la dette souveraine et privée. En Europe, et c’est toute la difficulté, ces différences ne peuvent se combler par des transferts massifs de population, comme ce fut et c’est toujours le cas aux Etats Unis.

Cette voie est classique dans la construction européenne jusqu’ici : avancer dans la construction d’un marché unique avec la minimum indispensable de pouvoir supra national, laisser se développer les déséquilibres inhérents au caractère incomplet et contradictoire de l’avancée précédente (l’euro), et trouver dans l’urgence des moyens de sortie de ces déséquilibres par le renforcement des institutions et des règles communes, juste au bord de l’effondrement.
Pour réussir une fois de plus ce genre de rétablissement acrobatique, il faudra :
Une élite bureaucratique assez forte et unie (au moins en Allemagne, en France et dans quelques autres pays) pour faire un saut vers le fédéralisme, alors que les peuples n’en veulent aujourd’hui pas, en tout cas pas sans de très fortes « garanties ».

Après ce coup de force, légitimer cette politique par des résultats rapidement tangibles en terme de réduction du chômage et des inégalités en Europe, sinon les forces centrifuges se déchaineront.

C’est pour cela qu’on ne peut pas éviter l’autre débat, sur les moyens pour les territoires européens de tirer nettement mieux parti qu’aujourd’hui de la mondialisation, donc sur la « démondialisation », puisque c’est le nom que lui donnent ses détracteurs les plus actifs aujourd’hui.

Il faut donc avancer en même temps sur les deux chantiers : de l’Europe sur elle-même et de l’Europe face au Monde.
« Commerce des promesses »* (nouvelle édition 2009 au Seuil)


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