Que faire face à la crise de la dette ?(1)

Entretien sur la crise des dettes souveraines en Europe avec Pierre-Noël Giraud (PNG), économiste et auteur du « Commerce des promesses ».

Crise du capitalisme - novembre décembre 2011


Pierre-Noël Giraud : Crise des « subprimes » dès l’été 2007, faillite de Lehmann Brother et sévère crise de liquidité bancaire en automne 2008, crise de la dette publique aux Etats-Unis et en Europe, ne forment qu’une seule et même séquence. A partir de l’éclatement de la crise, l’enjeu principal fut, comme toujours en finance de marché, la résorption de ce que j’appelle le « mistigri », c’est à dire le volume des titres financiers qui ne pourront pas tenir pas leurs promesses de rendement, et dont par conséquent le prix doit donc être fortement réduit, sinon annulé.
La crise elle-même a dévalué un grand nombre de titres financiers surévalués. Mais cette destruction du mistrigri a été freinée par les Etats, d’une part au nom du risque systémique (crises bancaires en chaine interrompant le système de crédit, voir les règlements par monnaie bancaire) et d’autre part pour soutenir la croissance. Ils ont eu raison, mais cela s’est traduit par une forte augmentation des dettes publiques, moins d’ailleurs en raison de dépenses faîtes pour « sauver les banques », qu’en raison du simple maintien des dépenses publiques pour soutenir la croissance, alors que les recettes baissaient avec la récession. La récession a par ailleurs beaucoup fragilisé dans certains pays les titres de dettes privées.
Comme le Japon dans les années 90, les Etats-Unis et l’Europe ne retrouveront pas la croissance tant qu’ils n’auront pas résolu la question « qui va payer la résorption complète du mistigri ?». En particulier de cette partie du mistigri logée dans les dettes publiques, mais pas seulement. En effet, l’hésitation sur ce point crée de l’incertitude et des anticipations pessimistes, qui empêchent ou retardent la reprise de l’investissement et de la consommation, donc de la croissance.
Mieux vaudrait trancher dans le vif, décider qui va payer et dégonfler rapidement le mistigri… puis se lancer aussitôt dans la prochaine bulle qui accompagnera inévitablement le retour de la croissance économique, puisqu’on aura pas réformé le système financier entre temps…
Mais aux Etats Unis l’équilibre politique entre Républicains et Démocrates ne le permet pas, et tout le monde connait les difficultés, pour les Etats européens, de s’accorder sur et de mettre en œuvre ensemble des politiques vigoureuses quelles qu’elles soient, nous allons y venir.
La dette publique est une vieille affaire. Au lendemain des guerres de Louis XIV, la dette de la France s'élevait déjà à 3 milliards de livres pour 70 millions de rentrée fiscale annuelle. Quelle est la spécificité de la dette publique de la France aujourd'hui?
Sur le fond, rien de nouveau depuis Louis XIV.
L’État souverain s’endette pour financer des dépenses supérieures à ses recettes fiscales. Louis XIV, c’était pour faire la guerre. Au passage, il enrichit énormément les compagnies financières et les personnages qui placent pour lui et gèrent ses titres de dette.
Ensuite :
Soit l’État souverain paie sa dette, c'est-à-dire organise le remboursement des détenteurs de titres de dette publique par les contribuables des générations actuelles.
Soit il spolie les détenteurs de titres de dettes.
Le moyen le plus efficace de les spolier, c’est l’inflation. Mais il faut pour cela que les détenteurs de titres de dettes soient « piégés » dans la monnaie nationale.
Sinon, l’Etat peut les spolier en déclarant « souverainement » qu’il est en défaut. C’est ce qui se passa avec « les emprunts russes » en 1918 et c’est ce qui se passe régulièrement dans les « restructurations » des dettes souveraines de certains pays pauvres et émergeants.
Il y a cependant du nouveau dans cette crise de la dette, vous ne pouvez pas le nier ?
Je ne le nie pas ! Ce qui est nouveau, c’est que les titres de dettes sont, désormais, échangés sur des marchés globaux où interviennent: des épargnants de plusieurs nationalités (plus des deux tiers des titres de dette français sont détenus par des étrangers), des intermédiaires (des fonds de pension aux hedge funds les plus spéculatifs) et enfin, massivement, des banques. Ces marchés étant généralement profonds et liquides, tous les détenteurs de titres peuvent donc les vendre ou les acheter très facilement, en fonction de leurs anticipations sur leur valeur future. Ces anticipations sont, évidemment, profondément influencées par les mesures qu’annoncent les États et surtout par leur crédibilité aux yeux des « investisseurs ».
Les investisseurs agissent rationnellement. En pratique, ils veulent tous maximiser, à risque donné, le rendement de leur argent. C’est le fonctionnement des marchés financiers qui pose problème. Rien ne sert donc d’accuser les joueurs, quand les règles du jeu sont en cause. Aux joueurs, il n’y a rien à reprocher, sinon évidemment de tenter de bloquer tout changement des règles du jeu ! Mais s’ils y parviennent, c’est que le camp des changeurs de règles n’est pas assez fort !
Le fonctionnement des marchés financiers réserve en effet quelques surprises. Il est en vérité assez étonnant que leurs caractéristiques et leurs « qualités », en particulier leur stabilité, fassent encore l’objet de débats ! En effet, tant la réflexion théorique (les modèles économiques d’instabilité de marché, pour beaucoup inspirés des modèles de la physique ou des sciences de l’ingénieur), que l’observation raisonnée de la réalité (voir l’histoire et la théorie des crises financières de Kindelberger, par exemple) ont tranché depuis longtemps. En un mot : les marchés financiers sont intrinsèquement instables bien que les acteurs en soient parfaitement rationnels, car leur rationalité est nécessairement : 1) mimétique, 2) purement anticipative. Les prix des titres de dettes sont ainsi polarisés autour de niveaux relativement stables quand des anticipations rassurantes sur la solvabilité de l’émetteur sont largement partagées. Mais ces anticipations peuvent basculer très rapidement et très amplement si des doutes s’élèvent sur cette solvabilité.
L'expression dictature des marchés financiers n'est-elle pas obsolète? Tout se passe comme s’il suffisait de se débarrasser de la finance pour que le monde tourne rond ! C’est un peu facile, non ?

Il n’est guère d’expression aussi néfaste, pour la compréhension des enjeux de ce débat crucial de politique économique, que l’expression : « dictature des marchés financiers » sur les gouvernements.
Les marchés financiers de titres de dette publique ne font que donner un prix à des anticipations sur ce que VONT faire les États pour la rembourser (ou ne pas le faire). Comment s’étonner que ces anticipations puissent être très volatiles quand le doute s’est saisi des esprits des investisseurs? De plus, ces anticipations sont rationnellement mimétiques, puisque, comme Keynes l’avait si bien dit, on gagne sur les marchés financiers, non pas en ayant raison tout seul, mais en ayant tort avec tout le monde.
Dans ces conditions, il ne faut nullement s’étonner de l’extrême sensibilité de l’évolution des prix (et donc des taux d’intérêts à payer pour le refinancement de la dette) à des annonces de décisions publiques ou à des annonces de prévisions, comme celles produites par les très décriées agences de notation. Ah ces agences, encore une mauvaise cible ! C’est le mimétisme qui est en cause, pas le bruit qui lance la rumeur. C’est la nouvelle qui est mauvaise, pas le messager qui la porte. Les investisseurs expriment une demande effrénée d’information: ils trouveront toujours quelqu’un pour leur en vendre. La production et la vente d’information sur les évolutions probables de la valeur des titres de dette résulte d’ailleurs de purs contrats privés. L’information fournie par les agences de notation, sociétés privées mues par la recherche du profit, n’est en aucune façon garantie. Mais aucune information de ce type ne peut l’être, car pas plus que quiconque les agences n’ont le pouvoir de prédire l’avenir. Et cela, tout le monde le sait. Alors, quel mal y a-t-il à ce que des investisseurs tiennent compte de leurs avis ? Le mimétisme. Certes, mais que proposer, puisque le mimétisme est rationnel ? Des agences publiques pour évaluer les risques des dettes publiques ? Restons sérieux. Le seul moyen de faire échapper les dettes publiques à l’instabilité inévitable de la finance de globale de marché, c’est de financer les déficits publics autrement.
S’indigner de la dictature des marchés financiers (et du « pouvoir exorbitant et injustifié » des agences de notation), n’a qu’une conséquence : obscurcir le débat sur les mécanismes et par conséquent, sur les politiques susceptibles de les transformer. Mais ce n’est pas ici le lieu de parler de la réforme du système monétaire et financier, puisque nous reprendrons cette question plus tard.
La rigueur, la dette, la croissance, ces mots ne sont-ils pas piégés ? Que peuvent faire aujourd’hui les Etats européens face à la crise des dettes souveraines ? Courir au secours des banques ? Encourager le peuple Grec à se ressaisir ?
Que peuvent faire les Etats européens face à la crise des dettes souveraines? Il faut reconnaître que le type de financement de la dette publique que tous ces États ont délibérément voulu et patiemment mis en place durant ces trente dernières années, ne leur laisse que peu de marges de manœuvre quand les investisseurs commencent à avoir des doutes sur leur capacité à honorer leurs dettes…
Rappelons tout d’abord le point fondamental : s’agissant de la dette publique, le niveau en valeur absolue (mesurée par le ratio Dette/PIB) n’a en vérité guère d’importance, c’est uniquement la dynamique qui compte. En la matière, l’indicateur décisif est la différence entre le taux de croissance du PIB et le taux d’intérêt réel (inflation déduite) payé sur la dette publique. Si le taux de croissance économique est supérieur au taux d’intérêt, la dette ancienne croit moins vite que le PIB, le ratio d’endettement diminue, et le gouvernement peut même financer par une augmentation de la dette de nouveaux déficits de son budget primaire ( le budget hors intérêts de la dette). En revanche si la croissance économique est inférieure au taux d’intérêt de la dette, le taux d’endettement augmente mécaniquement si le gouvernement ne réduit pas le stock de dette en dégageant des soldes primaires excédentaires, donc en réduisant les dépenses budgétaires et /ou en augmentant les recettes fiscales. La difficulté est évidement que ces politiques « de rigueur » ont normalement, au moins à court terme, un effet de ralentissement de la croissance, creusant ainsi l’écart entre le taux de croissance et celui de la dette…
Dès que des doutes surgissent sur la qualité de leur dette souveraine, les États sont donc immédiatement contraints de produire très vite une « histoire crédible ». Il leur faut expliquer par quel cheminement ils vont réussir à résoudre la contradiction : redresser les finances publiques tout en maintenant une croissance raisonnable. Chacun sait que ce chemin est un sentier de crête extrêmement malaisé, où l’on est menacé de chuter, soit vers trop de rigueur dans la gestion des finances publiques ce qui ralentit la croissance et par conséquent creuse à nouveau leur déficit, soit vers trop de dépenses publiques qui ne créent pas assez de croissance pour abaisser le ratio d’endettement.
Non seulement ce chemin est très malaisé à définir (il s’agit encore une fois de calcul sur l’avenir), mais de plus, comme on l’a vu, il est par lui-même extrêmement sensible à des phénomènes d’anticipations auto réalisatrices se déployant au sein des investisseurs.
Que faire face à la crise de la dette ?(1)
Il ne s’agit pas que le sentier proposé soit « objectivement » crédible, si tant est que ce mot ait le moindre sens, ce que je ne crois pas. Il faut qu’il le soit aux yeux de la quasi-totalité des investisseurs. Une minorité même faible d’entre eux pouvant créer un mouvement de panique immédiatement amplifié par le mimétisme et devenant ainsi auto réalisateur.
Telle est la situation. Si on la regrette il n’y a rien de plus urgent, après s’être sorti de la crise en cours, de concevoir le système de financement de la dette publique par lequel on veut remplacer l’actuel.
« Commerce des promesses »* (nouvelle édition 2009 au Seuil)
Retrouvez le second volet de cette interview demain.


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