Le projet de loi «établissant des balises encadrant les demandes d'accommodement dans l'administration publique et dans certains établissements» a été déposé à Québec la semaine dernière. Il est applicable à tous les secteurs gouvernementaux et à de nombreuses institutions publiques, dont les garderies, les conseils scolaires publics et les établissements de santé.
Sa disposition principale, l'article 6, se lit ainsi:«Est d'application générale la pratique voulant qu'un membre du personnel de l'Administration gouvernementale ou d'un établissement et une personne à qui des services sont fournis par cette administration ou cet établissement aient le visage découvert lors de la prestation des services.
Lorsqu'un accommodement implique un aménagement à cette pratique, il doit être refusé si des motifs liés à la sécurité, à la communication ou à l'identification le justifient.»
Plusieurs critiques doivent être faites du projet de loi: il est vague et mal rédigé, il ne sortira pas indemne d'une contestation constitutionnelle, il aura des répercussions dangereuses pour certaines femmes musulmanes et plus généralement pour les relations entre citoyens et gouvernement. Et finalement, il doit aussi être critiqué parce qu'il est inutile.
Communication
Premièrement, le libellé du projet de loi semble mal ciblé. Il est difficile d'imaginer une interaction entre un citoyen et le gouvernement qui ne fasse pas appel à la «communication». Doit-on en conclure que toute interaction avec une femme portant un niqab est interdite? Le projet de loi vise-t-il uniquement les communications orales même si la distinction n'est pas faite? Sera-t-il interdit de porter un niqab, un foulard ou une tuque pour remplir un formulaire? Est-il nécessaire d'avoir le visage découvert lors de toute prestation de services, même celles par téléphone et par courriel? Bref, le texte doit être révisé.
Deuxièmement, beaucoup a été écrit sur les violations à la liberté d'expression, et de religion, qui sont apparentes. Le niqab, comme tout autre symbole religieux, ne devrait pas être réglementé par le gouvernement. Néanmoins, plusieurs personnes suggèrent que c'est un symbole qui peut être banni de la sphère publique pour les raisons suivantes:
- le niqab n'est pas exigé par la religion musulmane;
- il est un symbole de l'inégalité des femmes;
- il peut être identifié à un rejet des valeurs modernes, ce qui peut nuire à la possibilité d'intégration à la société québécoise et canadienne.
Expression de la spiritualité
A priori, aucune de ces trois raisons ne peut justifier qu'on refuse un service public aux femmes qui portent le niqab. Tout d'abord, la liberté de religion ne protège pas seulement les rituels qui sont mandatés par les différents ordres religieux, mais plutôt la possibilité d'exprimer sa spiritualité. Certaines personnes sont plus pieuses que d'autres: beaucoup de gens portent des signes religieux, y compris les prêtres et religieuses catholiques, certains juifs orthodoxes, certains membres sikhs ou bouddhistes. Est-ce que le gouvernement devrait réglementer les signes religieux de toutes ces personnes si elles désirent obtenir un service gouvernemental ou être employées par le gouvernement? De plus, si la philosophie derrière le niqab peut être contraire à l'égalité des femmes puisque le niqab n'est porté que par les femmes et semble renforcer l'idée que les hommes ne peuvent pas contrôler leurs pulsions sexuelles et que les femmes doivent se cacher pour se protéger, ce n'est pas le seul signe religieux discriminatoire à l'égard des femmes.
De nombreuses religions imposent des obligations différentes aux hommes et aux femmes et, que ce soit le voile de la religieuse catholique ou les robes longues des mennonites, les référents inégalitaires sont très répandus. Sont-ils tous à bannir? Si le gouvernement veut interdire l'offre de services à toutes celles qui portent des vêtements portant la marque de l'inégalité entre les hommes et les femmes, la liste sera longue: talons aiguilles, corsets, bas de nylon pourraient tous être analysés sous l'angle de l'inégalité des femmes.
Enfin, si le niqab est un signe de rejet de la modernité et de la société occidentale, c'est une forme d'expression politique qui doit être respectée. Pourquoi accepter un T-shirt qui dénonce le consumérisme excessif, la guerre en Afghanistan ou la pollution et non un signe, comme le niqab, qui peut être interprété comme une protestation contre les excès de la vie moderne?
Droits de la personne
Les libertés ne sont pas absolues et les gouvernements peuvent justifier de brimer les droits et libertés des citoyens pour des raisons acceptables. Pour ce faire, le gouvernement devra prouver que les limites qu'il impose sont justifiables. Or il est difficile de comprendre la nécessité de la législation: très peu de femmes portent le niqab, encore moins demandent des accommodements et, en général, les accommodements sont fournis ou refusés de façon raisonnable à la lumière de l'ensemble des coûts et de la disponibilité du personnel.
Bien que les gens puissent être en désaccord avec les décisions individuelles de la Commission québécoise des droits de la personne et des droits de la jeunesse, elle règle sur une base individuelle les demandes d'accommodement. C'est le forum approprié. Le droit des accommodements raisonnables permet aux parties d'en arriver à une solution pratique. Les préoccupations légitimes de sécurité ou d'identification sont ainsi abordées de manière individualisée. La démarche gouvernementale de légiférer semble créer une crise plutôt que d'inviter au dialogue interculturel.
Surtout que le projet de loi aura des répercussions négatives pour les femmes musulmanes qui sont dévotes: leur choix sera de rester à la maison, de ne pas participer aux rencontres parents-élèves, de ne pas obtenir de soins de santé ou de rejeter ce qu'elles croient important pour leur vie spirituelle! En matière de politique publique, on peut penser qu'isoler davantage certaines femmes est contraire à tous les indices de prévention de la violence conjugale, de promotion de l'égalité économique ou de l'intégration sociale.
Carte d'identité
Il faut aussi noter que des conséquences plus pernicieuses doivent aussi être envisagées: jusqu'à présent, il n'était pas nécessaire de fournir une identification faciale pour obtenir des soins ou des services gouvernementaux généraux. Il n'était pas nécessaire d'avoir une photo pour prouver son identité; le nom et le numéro de dossier étaient suffisants. Est-ce que ce projet de loi est une première étape vers la carte d'identité obligatoire pour toute interaction avec le gouvernement?
Aurons-nous besoin d'une carte avec photo pour aller à la bibliothèque, pour payer ses impôts ou recevoir un prêt-bourse, un chèque d'aide sociale ou de pension? En effet, pourquoi insister pour que les femmes portant le niqab se découvrent à moins que l'identification visuelle soit dorénavant la norme? Faudra-t-il que la tête soit complètement à découvert: le nez, la bouche, certainement, pour interdire le niqab, mais les cheveux (à bas les casquettes) et les yeux (à bas les lunettes soleil noires)?
Projet bâclé
Les leçons de l'histoire sont aussi intéressantes ici: lorsque la Ville de Québec a cherché à empêcher les témoins de Jéhovah de distribuer leurs brochures, elle agissait avec les meilleures intentions et avec un grand soutien de la population; lorsque l'Alberta a tenté de déloger le Doukhobors et de l'obliger à s'intégrer à la population locale, elle bénéficiait du soutien populaire.
Dans les deux cas, les tentatives ont échoué et, quelques décennies plus tard, des verdicts sévères d'intolérance sont portés à l'endroit des décideurs de l'époque. En sera-t-il de même pour le projet de loi 94? Le projet de loi semble avoir été bâclé: il est peu clair, constitutionnellement fragile, risqué et pourrait avoir des répercussions sérieuses. Pourquoi légiférer?
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Nathalie Des Rosiers - Avocate générale à l'Association des libertés civiles du Canada
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