À ce moment du débat qui se joue entre tous les Québécois que nous sommes, l'expression d'intégration devrait être remplacée par celle de co-intégration. La question que pose l'intégration est la suivante: comment les immigrants doivent ils habiter le pays? Celle que soulève la co-intégration est plutôt celle-ci: ce pays, qui est aujourd'hui à nous tous, comment devons-nous ensemble l'habiter?
Cette dynamique appelle le récit d'une aventure à écrire ensemble. De quoi chaque culture doit-elle se délester -- sans tomber dans l'anomie -- pour qu'on puisse bâtir un avenir de coexistence de nos différences et assurer la permanence des valeurs fondamentales qui définissent la citoyenneté, l'égalité et l'être humain? [...]
L'arrouhsatou: le compromis dans l'islam
Je suis musulman et pratiquant. Je n'ai jamais pu imaginer une religion qui n'ait pas pour mission fondamentale de contribuer au bien commun d'une société et au progrès de l'humanité. Ne voir une religion que dans ce qui autorise sa réception par ses fidèles, c'est la mutiler et ne pas la saisir dans sa capacité de capture de l'intersocialisation et de l'universel.
Comment une religion s'ouvre-t-elle au bien commun? Voilà le lieu essentiel de mon interrogation sur l'islam. Lorsqu'on privilégie cette posture, on peut ne pas totalement enfermer la religion dans l'espace privé. La religion, pensée dans sa relation avec le bien commun et le vivre ensemble, peut se manifester dans l'espace public. Il est devenu difficile, dans nos sociétés contemporaines, d'effacer la religion de l'espace public. La question importante me semble être celle-ci: comment penser nos religions afin qu'elles soient tout autant expressions de la foi que manifestations de comportements qui permettent le partage rationnel des valeurs de l'espace démocratique? Car une religion n'est pas une totalité irrationnelle. [...]
En ces moments de débats sur les accommodements raisonnables, un concept fort important dans l'islam est à réexaminer, celui d'arrouhsatou, qui signifie en arabe «permission», «dérogation». Ce concept porte quelques éléments de réponse de l'islam en cette période où cette religion est taxée de rigidité. Le concept d'arrouhsatou est une théorisation des ajustements que peut subir la pratique de l'islam dans un contexte où cette religion est minoritaire ou à des périodes où la pratique des recommandations strictes devient difficile à soutenir.
Des accommodements de circonstance
L'arrouhsatou accorde, selon la charia, un allégement aux fidèles et leur permet, dans certaines conditions, ce qui est interdit sans pour autant lever l'interdiction. L'arrouhsatou n'est pas une fuite devant les obligations et les devoirs: elle est accommodement circonstanciel.
Le prophète Mahomet est allé jusqu'à soutenir qu'«Allah adore que les fidèles profitent d'une dérogation autant qu'Il déteste qu'ils transgressent ses lois». Les cinq piliers fondamentaux qui définissent l'ossature de l'islam peuvent être sujets à ajustements dans des circonstances particulières.
Ainsi, le nombre recommandé de génuflexions rakka peut être réduit dans certains contextes. Une autre obligation de base, le jeûne musulman, peut subir des ajustements: «Celui qui est malade ou en voyage jeûnera après son retour ou sa guérison.» La nourriture haram (non halal) peut être tolérée lorsqu'aucune autre solution n'est envisageable et lorsque la vie même du fidèle est en jeu. [...]
Dans l'islam, en cas de nécessité, la dérogation s'impose donc. Je lis cette règle jurisprudentielle de l'islam comme transcendant les situations de torture, de famine et de maladie. Elle est une réponse pragmatique de l'islam à son insertion au réel des humains et elle dit sa capacité d'adaptation aux situations où sa réception et son intégration peuvent poser des problèmes.
L'arrouhsatou est le message de l'islam aux fidèles pour indiquer que dans les situations contraignantes, ceux-ci ne doivent pas s'imposer une fitna, ni l'imposer aux membres de leur communauté, ni bafouer la valeur essentielle de l'être humain. Dans Albaqara, Allah dit bien ceci: «Je veux vous faciliter les choses et non vous contraindre.»
La notion d'accommodement est donc inscrite au coeur de l'islam. L'islam en use lorsqu'il accueille d'autres religions dans un contexte où il est majoritaire. L'islam accepte également d'en subir l'épreuve lorsqu'il est minoritaire. Il accepte d'en subir l'épreuve, même dans ses obligations fondamentales qui font consensus dans toute la oumma islamique. On peut alors avancer que dans les pratiques et comportements variables, objets même de dissensions à l'intérieur des communautés musulmanes, l'ajustement puisse être davantage un recours.
S'arc-bouter sur le surérogatoire, sur le contingent, le variable, jusqu'à perturber la communauté sociale ou la communauté des fidèles, est une erreur méthodologique. Si les piliers peuvent être objets de dérogation, sans altérer la foi, on peut comprendre que voile, polygamie, salles de prière en milieu de travail puissent l'être tout autant, sinon plus.
Pour un islam du Québec
On a parlé d'un «islam de France» pour tenir compte de l'intégration de cette religion dans le tissu social, citoyen et républicain de ce pays. Il nous faudra, avec la présence de plus en plus importante des musulmans au Québec, commencer à parler d'un «islam du Québec» pour réfléchir aux conditions de contextualisation de cette religion dans cette nation et aux manières dont ses valeurs prennent en charge ici les défis civiques, les défis de la participation citoyenne, les défis de démocratie, les défis de l'égalité des personnes.
Aujourd'hui, le défi lancé aux différentes communautés de musulmans au Québec exige une conceptualisation de l'arrouhsatou pour montrer que l'islam d'ici n'est pas dans un hors-lieu social et politique. Il est inséré dans un espace politique, social et culturel que nous souhaitons ensemble construire et qui demande que nous puissions tous interpréter nos valeurs à partir de ce qui les rend recevables, traduisibles dans l'espace public.
La réflexion sur les modulations, sur les ajustements pour dégager une voix interlocutrice et de compromis, demande aussi un dialogue interne entre les différents groupes musulmans présents au Québec, dialogue qui permettrait de déterminer les irritants entre les musulmans eux-mêmes (car des accommodements raisonnables sont également nécessaires à l'intérieur des communautés musulmanes, comme l'a récemment indiqué la polémique entre deux groupes musulmans de Montréal à propos d'un cimetière).
La disponibilité de l'arrouhsatou comme outil de négociation se veut un argument pour avancer que, dans le cadre d'un débat véritablement démocratique dominé par l'amitié civique, l'islam possède les outils conceptuels qui lui permettent d'être un allié responsable et réaliste dans la recherche partagée de «compromis raisonnables».
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Khadiyatoulah Fall, Professeur titulaire de la Chaire de recherches interethniques et interculturelles de l'Université du Québec à Chicoutimi (CERII) et chercheur au Centre interuniversitaire (CELAT)
Pour un islam du Québec
La notion d'accommodement est donc inscrite au coeur de l'islam.
Vote voilé - turbulences dans l'ordre démocratique
Khadiyatoulah Fall2 articles
Professeur titulaire de la Chaire d'enseignement et de recherche interethniques et interculturels à l'Université du Québec à Chicoutimi
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