Français au travail

Pas de panique… Québec prend acte

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Est-ce que les 63 % des Québécois qui parlent au moins un peu anglais au travail doivent vraiment le faire ?

La publication des données de l’Office québécois de la langue française concernant la langue de travail n’a pas suscité un grand émoi cette semaine. Le bilinguisme est de plus en plus présent, certes, mais le français demeure la langue principale d’usage au travail. Pas de panique, donc ? Non, mais encore faudrait-il savoir si le bilinguisme demandé est justifié, relève-t-on. Et ça, l’OQLF n’en a aucune idée.
En mars 2008, quand l’Office québécois de la langue française (OQLF) a dévoilé son dernier bilan quinquennal comprenant des données sur la langue de travail, le Parti québécois avait réagi avec ampleur : conférence de presse dans les bureaux du parti à Montréal avec la chef et le porte-parole linguistique, et dénonciation appuyée de la « torpeur » libérale dans le dossier.
Près de cinq ans plus tard, le PQ au pouvoir s’est montré beaucoup plus circonspect au moment de commenter les données du nouveau bilan quinquennal de l’OQLF sur la langue de travail. Habituellement très volubile, surtout sur les questions linguistiques, le ministre responsable de la Métropole, Jean-François Lisée, a choisi de « laisser parler le rapport ». Et sa collègue responsable de la Charte de la langue française, Diane De Courcy, a essentiellement pris acte des données et répété qu’elle déposera dans les prochains jours son projet modifiant la loi 101 - qui touchera le dossier de la langue de travail.
Mais pratiquement personne pour crier au loup. À part peut-être le mouvement Impératif français, dénonciateur de « l’approche retenue par l’Office, qui, au lieu de lancer un cri d’alarme, a choisi de contourner l’ampleur du problème relatif à l’utilisation du français comme langue de travail au Québec ». Impératif français se demande « comment l’OQLF peut accepter que travailler en français signifie utiliser ce même français pour seulement la moitié du temps de travail ou plus, alors qu’il serait normal d’utiliser au Québec le français à 100 % du temps ».
Les principaux chiffres dévoilés par l’OQLF indiquent que 89 % des Québécois parlent surtout français au travail (50 % du temps et plus), mais que bien peu ne parlent que français. Ainsi, 63 % des Québécois reconnaissent une présence de l’anglais comme langue de travail, à des degrés variables. À Montréal, 80 % des travailleurs parlent surtout français, et le taux de bilinguisme s’établit à 82 %.
En comparant ces données avec d’autres études menées au fil des ans, l’OQLF constate qu’il y a eu une progression nette de l’usage du français entre 1971 et 2010, de 83 % à 89 %. Sauf qu’on note aussi un « léger déclin » depuis 1991, alors que 91 % des travailleurs parlaient surtout français au travail. À Montréal, le taux est passé de 69 % en 1971 à 85 % vingt ans plus tard, pour redescendre de cinq points depuis. La seule donnée qui a toujours augmenté concerne les allophones : ils étaient 42 % à parler principalement français au travail en 1971 et ils sont aujourd’hui 68 % (la progression a toutefois été quatre fois plus lente depuis 1991).
Dans les circonstances, la réaction calme du gouvernement Marois et de l’OQLF s’explique bien, dit le linguiste Jean-Claude Corbeil, l’un des architectes des lois 22 et 101. « Les chiffres que j’ai vus ne m’inquiètent pas. C’est même mieux que ce que j’aurais pensé. Avec l’intensification des communications avec l’extérieur, il est inévitable que l’utilisation de l’anglais augmente. À la base de la version originale de la loi 101, il y avait le principe que le français devait être la langue de travail interne des entreprises et que les communications externes pouvaient se faire en anglais au besoin. »
Cela dit, M. Corbeil est « tracassé » par une donnée qui n’est pas mesurée par l’OQLF : est-ce que les 63 % des Québécois qui parlent au moins un peu anglais au travail doivent vraiment le faire ? Les études dévoilées par l’Office mercredi sont quantitatives et non qualitatives : elles ne permettent pas de voir si l’anglais qu’on exige est vraiment nécessaire.
La présidente de l’OQLF a indiqué que l’organisme pourrait étudier la question dans le futur, mais il n’y a rien de prévu au programme officiel. Tout au plus Louise Marchand rappelle-t-elle que l’article 46 de la loi 101 « interdit à un employeur d’exiger pour l’accès à un emploi la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une langue autre que la langue officielle, à moins que l’accomplissement de la tâche ne nécessite une telle connaissance ».

Changer le fardeau de la preuve
Jean-Claude Corbeil est catégorique : pour que la réforme de Diane De Courcy porte, elle devra faire en sorte « d’exiger que les entreprises soient tenues d’expliquer pourquoi elles exigent l’utilisation de l’anglais ». « Je remarque que les entreprises exigent systématiquement une connaissance de l’anglais pour toute fonction et n’ont jamais besoin de le justifier, sauf s’il y a une plainte. Si ça continue, on va revenir à l’époque où on demandait à un balayeur de parler anglais pour obtenir un emploi. »
Selon lui, il ne serait pas compliqué d’instaurer l’exigence d’une justification automatique. « Dans toutes les entreprises, il y a des définitions de tâche. Ce serait très simple de définir le niveau d’anglais nécessaire à un poste et de l’indiquer dans sa définition. »
La proposition de M. Corbeil rejoint l’esprit d’un projet de loi qu’avait déposé l’ancien député péquiste Pierre Curzi en mars 2012 (le linguiste avait participé à la réflexion menée par le comédien-député). Le texte prévoyait qu’un employeur qui exige la connaissance d’une autre langue « fasse parvenir à l’OQLF, notamment par courrier électronique, une justification du niveau exigé de connaissance avant de publier l’offre d’emploi ».
M. Curzi souhaitait ainsi que ce ne soit plus « aux employés à exercer un recours devant la Commission des relations du travail pour forcer l’employeur à justifier l’exigence de la connaissance d’une autre langue ».
L’ancien président des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec (2000-2001), Gérald Larose, appuie totalement Jean-Claude Corbeil sur ce sujet. « Le bilinguisme est devenu une stratégie de recrutement, indique le professeur de l’UQAM. C’est une façon d’éliminer des postulants qui ne parlent pas anglais, alors que les postes eux-mêmes n’exigent pas l’anglais. »
Car M. Larose croit qu’il est faux de prétendre que l’anglais est nécessaire partout dans le monde du travail. « Ce n’est pas vrai que la mondialisation nous met en interaction avec la planète au quotidien. C’est un volume fort restreint des emplois dans les entreprises qui nécessite vraiment l’anglais. Pour moi, c’est une pratique discriminante de recrutement. »
Gérald Larose fait partie de ceux qui ont vu des éléments d’inquiétude dans le rapport de l’OQLF. « Parce que les chiffres font la démonstration que, pour gagner son pain, le français ne suffit pas. Une langue qui ne peut apporter à manger est une langue en danger. Et c’est pour ça que la francisation des milieux de travail demeure aussi importante. »
Au-delà de l’extension adaptée de l’application de la loi 101 dans les entreprises de 10 à 49 personnes (le projet De Courcy doit proposer quelque chose à cet égard), M. Larose plaide surtout pour une « administration stratégique » de la Charte. C’est-à-dire de cibler des secteurs et de mener de grandes opérations de francisation, peu importe la taille des entreprises. « Il y aura un effet de percolation » un peu partout, croit-il.
Le Conseil du patronat (CPQ) appelle toutefois à une certaine prudence. « Les chiffres de l’OQLF reflètent une réalité mondiale quand on parle de bilinguisme, dit le président, Yves-Thomas Dorval. Plus les échanges avec l’extérieur sont nombreux, plus le besoin d’une langue commune s’impose. Sauf que cette réalité est perçue différemment au Québec étant donné la situation géographique et culturelle. »
M. Dorval estime ainsi qu’il ne faudrait pas aller trop loin dans la réglementation imposée aux entreprises. Un « travail constant d’information et de sensibilisation » doit être fait, dit-il, parce qu’il y a de « nombreux avantages à la francisation dans les affaires du Québec ». Mais le CPQ prévient que « tout changement devra être précédé d’une analyse d’impact fouillée et de consultations ».
Dans l’immédiat, les regards sont tournés vers Québec et vers Diane De Courcy, qui a promis une réforme « vraiment costaude ». L’exercice s’annonce sensible : la ministre devra conjuguer les promesses péquistes avec la réalité d’un gouvernement minoritaire, et concilier ceux qui, à partir des mêmes statistiques, voient deux réalités…


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