«Ta’ohten’ chiatsih ? » demande la marionnette en forme d’arbre au feuillage rouge que manipule Andrée Levesque-Sioui pour faire connaissance avec la dizaine d’enfants de maternelle assis devant elle, à qui elle vient rendre visite pour un atelier d’apprentissage de la langue de leurs ancêtres. Chacun répond en se nommant. L’arbre, lui, s’appelle Wahta’ (« érable », en wendat), comme l’école primaire de Wendake dont il est la mascotte.
Ces jeunes élèves qui répètent chacune des syllabes en frappant des mains, dans cette réserve de 2 000 âmes située entre la banlieue nord de Québec et la forêt, c’est un petit miracle en soi. Plus personne dans la communauté huronne-wendate ne parlait cette langue depuis plus d’un siècle.
Contre toute attente, malgré ce long silence, les Wendats réapprivoisent leur langue. Au cours des 12 dernières années, 900 mots ont été patiemment « reconstruits » et environ 500 personnes ont pris part à au moins une activité d’introduction. On est encore loin du jour où cette communauté saura converser en wendat au quotidien, mais d’un point de vue linguistique, c’est déjà un exploit. Une patiente quête, qui donne espoir pour l’avenir de cette langue et de toutes celles, autochtones, qui s’effacent actuellement au Canada. Et cette réussite a été rendue possible grâce aux efforts soutenus de la population, à d’inestimables indices enfouis dans de vieux manuscrits et au travail acharné de la plus improbable experte autodidacte en wendat : une jeune Américaine fraîchement débarquée à Wendake au milieu des années 2000.
Lorsqu’une langue n’est plus la langue maternelle de personne, les linguistes la qualifient de « morte ». Et ils la disent « éteinte » lorsqu’elle ne compte plus aucun locuteur, comme c’était le cas du wendat. « Je préfère parler de langue “endormie” », dit Megan Lukaniec, cette Américaine qui reconstruit, mot à mot, la langue de ses ancêtres. Parce qu’ainsi, ajoute-t-elle, on peut la sortir de son hibernation.
Endormi, le wendat l’était depuis que les derniers locuteurs étaient décédés, au cours du XIXe siècle. Établis près de Québec, ceux que les colons avaient baptisés « Hurons » s’étaient adaptés à cette proximité avec les Européens. La maîtrise du français facilitait les affaires pour cette communauté d’artisans et de marchands. De leur langue millénaire, il ne restait au XXe siècle que quelques chants dont on avait perdu la signification exacte.
La chanteuse Andrée Levesque-Sioui, qui offre les ateliers d’initiation au wendat chaque semaine aux enfants, se souvient de ces années où elle interprétait des airs et des sons hérités du passé sans en comprendre le sens précis. « Il y avait une grande noirceur, j’appelle cela notre blessure culturelle. J’étais frustrée, je voulais savoir ce que je chantais », explique l’artiste, dont les yeux légèrement bridés et perçants rappellent les traits de ses ancêtres.
L’atout dont vont bénéficier les Wendats pour retrouver leur langue, ils le doivent, ironiquement, aux missionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles.
À cette époque, les pères jésuites et récollets cherchent à maîtriser le wendat pour faciliter la conversion des « Hurons » à la parole de Dieu. Ils rédigent des dictionnaires, des documents manuscrits de centaines de pages chacun, dans lesquels ils écrivent les mots et leurs équivalents en français. Puisque les missionnaires ne sont pas formés pour transcrire des sons qui n’existent pas dans les langues latines, certaines subtilités sonores échappent toutefois aux notes qu’ils ont écrites.
Qu’importe, c’est là une mine d’informations inouïe pour retrouver la voix des ancêtres. Mais encore faut-il avoir le temps, l’expertise et les ressources pour déchiffrer les savoirs qu’elle renferme. Durant les années 1980 et 1990, diverses initiatives naissent, mais elles ne font pas long feu, par manque de moyens devant cette tâche colossale. Néanmoins, le désir de retrouver la langue oubliée va croissant dans la communauté. « C’est comme si on avait gardé des braises pendant des décennies et qu’elles ne s’enflammaient jamais. Puis, au cours des années 2000, on a ajouté des bûches et c’est devenu un feu qu’on ne pouvait plus arrêter », résume Marcel Godbout, agent culturel impliqué depuis des années dans la revitalisation de l’héritage wendat.
Ce bûcher, c’est la naissance en 2007 du chantier Yawenda (la voix). Une subvention gouvernementale fédérale d’un million de dollars, étalée sur cinq ans, permet un partenariat avec l’Université Laval et divers chercheurs. Le professeur d’anthropologie Louis-Jacques Dorais est mandaté par les représentants de Wendake pour piloter cette grande aventure. Vu l’ampleur de la tâche et le bassin restreint de locuteurs potentiels, les chances de réussite lui paraissent bien minces. « Je me demandais si c’était illusoire ou idéaliste. Mais c’était des gens motivés, ça valait la peine d’essayer », dit-il.
En plus de rebâtir la langue, il faut aussi former des enseignants et produire du matériel pédagogique. Et il est impératif de trouver un linguiste qui plongera dans les bouquins des missionnaires. C’est là qu’entre en scène Megan Lukaniec, qui, à l’époque, n’a jamais étudié en linguistique !
Quelques expressions et phrases wendates
Ahskennon’nia ihchie’s ? : Ça va bien ? (« es-tu ou vas-tu en paix ? »)
Ta’ohten’ chiatsih ? : Quel est ton nom ?
atho’yeh on’wati’ etiohkwat : le vent du nord (« le vent est du côté du froid »)
wenta’yeh yändicha’ : soleil (« le corps céleste du jour »)
entiehk iyar : midi (« le soleil est au sud »)
ahsonh o’rahwi’yeh : c’est le matin (« il est encore nuit »)
aye’yen’ah : ma grande sœur (« elle est sœur à moi »)
ye’yen’ahah : ma petite sœur (« je suis frère/sœur à elle »)
Eskonyen’ ! : À la prochaine ! (en parlant à une personne)
Eskiyen’ ! : À la prochaine ! (en parlant à deux personnes)
Eskwayen’ ! : À la prochaine ! (en parlant à trois personnes ou plus)
Même si elle a grandi au Connecticut, Megan Lukaniec venait souvent durant son enfance passer quelques jours d’été à Wendake, d’où sa grand-mère paternelle est originaire. « Je me sentais toujours chez moi quand j’étais au village, raconte-t-elle. J’ignore pourquoi exactement. »
Après son baccalauréat en études autochtones accompagné d’une spécialisation en français à l’Université Dartmouth, au New Hampshire, elle vient passer une année à Wendake pour y travailler sur la langue de ses ancêtres, en 2006, alors que Yawenda s’apprête à voir le jour. Tout en commençant à se familiariser avec les documents ancestraux, elle entame une maîtrise en linguistique et anthropologie à l’Université Laval. Et comprend vite que son travail s’étalera sur bien plus qu’un an !
Les missionnaires ont beau avoir inscrit des milliers de termes, cela n’indique pas comment les prononcer. Megan Lukaniec s’inspire d’indices sonores puisés dans les autres langues iroquoiennes toujours vivantes, comme le mohawk, le seneca (parlé par une centaine d’aînés dans l’État de New York) ou le cayuga (en Ontario). Des chants traditionnels ont également été immortalisés sur rouleau de cire par le père de l’anthropologie canadienne, Marius Barbeau, au début du XXe siècle. Quoique la qualité de l’enregistrement soit vraiment mauvaise. « Je crois que les rouleaux ont un petit peu fondu ! » rigole Megan Lukaniec.
Pour chaque terme, elle compare les notes des Jésuites avec les mots des autres langues iroquoiennes, en tentant de déduire comment des francophones d’il y a 250 ans ont pu retranscrire certains sons, et comment les prononciations ont évolué au cours des siècles. Chaque mot peut nécessiter plusieurs heures de travail pour être ainsi complètement « reconstruit ».
Au fur et à mesure que les travaux avancent, la jeune femme enseigne les termes et leurs subtilités à la poignée de formateurs, des Wendats d’horizons divers soucieux de s’impliquer dans l’éclosion de leur culture, qui vont retransmettre ce savoir aux membres de la communauté. Avec les années, ils découvriront une langue riche, à la fois étrangère et intimement proche.
Une langue garnie de « h » aspirés et de coups de glotte mettant sèchement fin à certaines syllabes (un détail que les Jésuites ont loupé !).
Une langue dite « polysynthétique », où chaque mot, parfois aussi complexe qu’une phrase entière, peut être composé de plusieurs parties malléables (suffixes, préfixes, pronoms conjugables…).
Une langue descriptive empreinte de poésie. Par exemple, la traduction de la couleur jaune est atiaren’ta’ ïohtih, ce qui signifie littéralement « c’est comme la fleur de citrouille ».
Une fois qu’on apprivoise cette nouvelle façon de s’exprimer, c’est toute la manière de penser des ancêtres qui se dévoile. Comme si leur perception du monde était encodée dans les entrailles de la langue.
« Tu ne peux pas comprendre ce que c’est d’être wendat sans une conception minimale de la langue », affirme Louis-Karl Picard-Sioui, un anthropologue et écrivain dans la quarantaine, qui fait partie de l’équipe de formateurs. « Il y a tout un sens profond qui n’est pas présent dans les langues européennes. »
Au lieu de reposer sur des noms communs statiques qui désignent des choses, le wendat est construit autour des relations et des événements, ce qui confère un sens plus vivant et dynamique au monde qu’il décrit. On y retrouve également tout le respect envers les aînés, qui doivent être nommés en priorité dans une phrase. Même les nombres grammaticaux sont différents, comme avec l’arabe ou le gallois, par exemple : il y a le singulier, le duel et le pluriel (trois personnes ou plus).
« Nos ancêtres n’ont pas inventé de hautes technologies comme l’Europe ou la Chine, mais notre civilisation est aussi ancienne, ajoute Louis-Karl Picard-Sioui. Qu’est-ce qu’on a pu élaborer que les premiers Européens n’ont pas su voir ? C’est inscrit dans la langue : les interrelations, la gouvernance… Je suis convaincu qu’il y a un paquet de savoirs qu’on peut découvrir en étudiant cette langue-là. »
Dans l’atrium du Centre de développement de la formation et de la main-d’œuvre, à Wendake, un majestueux canot est suspendu au plafond. De nombreuses pièces d’artisanat sont exposées derrière des vitrines et des figurines d’animaux de la forêt sont incrustées dans les carreaux du plancher. À côté du miroir des toilettes, une affiche plastifiée indique comment les ancêtres prononçaient « se laver les mains ».
C’est dans les locaux de cet établissement d’enseignement que sont offerts, depuis près de 10 ans, les cours de langue à la communauté. L’équipe a perfectionné son approche (enseigner d’abord les termes traditionnels de la forêt ou les mots contemporains de la vie de tous les jours ? mémoriser des mots en rafale ou débuter par la structure de phrase ?…). L’ambiance de ces ateliers hebdomadaires est ludique et les formateurs prennent plaisir à imaginer différentes activités, peu importe le niveau des élèves, comme le speed wendating, une forme de speed dating amusante où les participants sont couplés pour échanger en wendat pendant quelques minutes, sur fond de musique quétaine.
À cela s’ajoutent les ateliers à l’école primaire et au CPE, un dictionnaire en ligne renfermant des centaines de termes et la standardisation de divers mots associés au territoire et aux activités traditionnelles, telles les cérémonies spirituelles dans la maison longue. Autant d’options d’apprentissage rendues possibles grâce au travail de tous ceux qui se sont voués à la cause au fil des 40 dernières années. Et Andrée Levesque-Sioui peut enfin composer des comptines simples qu’elle enseigne aux enfants, et dont elle comprend tous les mots !
Maintenant âgée de 35 ans, Megan Lukaniec est professeure adjointe de linguistique à l’Université de Victoria, où un programme est consacré à la revitalisation des langues autochtones. Depuis la Colombie-Britannique, elle poursuit la traduction de textes pour le conseil de bande de Wendake et la reconstruction du wendat. Parce que le boulot est loin d’être achevé. « Je dirais qu’on a effectué de 15 % à 20 % du travail. »
Lorsqu’elle revient passer quelques jours à Wendake, Megan Lukaniec rend parfois visite aux enfants qui assistent au cours d’Andrée Levesque-Sioui armée de sa marionnette. « Quand je les entends compter dans la langue, je m’aperçois que tous nos efforts ont porté leurs fruits. Ça m’émeut. »
L’étape suivante sera de former quelques vrais locuteurs, idéalement des jeunes, qui sauront intégrer le wendat dans leur vie et assurer le relais. « C’est très ambitieux. Mais ce n’est pas à moi de décider si c’est réaliste ou non. Cela appartiendra aux prochaines générations de poursuivre le travail. Nous, on aura fait de notre mieux. »
D’autres initiatives
Les trois quarts des 70 langues autochtones au Canada sont menacées, selon l’UNESCO. La moitié sont parlées par moins de 500 personnes, souvent des aînés. Sur les 1 673 785 autochtones recensés au pays en 2016, moins de 16 % sont capables de soutenir une conversation dans une langue autochtone. Seuls le cri, l’ojibwé et l’inuktitut évitent la sonnette d’alarme pour l’instant. Conscientes de la menace, la plupart des nations autochtones ont mis en œuvre des initiatives. Dont celles-ci :
En Colombie-Britannique, des parents de la nation secwepemc, près de Kamloops, ont mis sur pied une garderie et une école primaire où l’enseignement se fait dans la langue traditionnelle. « Si tu veux apprendre une langue, il faut le faire en immersion, pas seulement 20 minutes par semaine », explique Rob Matthew, le directeur de l’école Chief Atahm.
Le Gouvernement de la nation crie, qui représente une douzaine de communautés dans le nord du Québec et de l’Ontario, a lancé un ambitieux exercice de toponymie. Les membres sont consultés pour répertorier les noms cris des lieux éparpillés sur leur vaste territoire. À ce jour, 20 000 termes ont été recensés, ce qui permet de produire du matériel pédagogique et des cartes.
À Manawan, dans le nord de Lanaudière, des élèves du secondaire et d’autres membres de la réserve de 2 000 personnes contribuent à la rédaction d’articles en atikamekw sur Wikipédia. Jusqu’à présent, 1 000 textes ont été écrits, ce qui classe l’atikamekw dans le peloton de tête des langues autochtones nord-américaines les plus présentes dans l’encyclopédie en ligne.
D’autres initiatives numériques sont issues du Projet sur les technologies pour les langues autochtones canadiennes, financé par l’État fédéral. Son équipe conçoit des outils informatiques qui pourront être utilisés par diverses nations, tels un logiciel permettant de créer des livres audionumériques où les mots surlignés seront prononcés par le narrateur, ou un système de conjugaison mohawk (langue dont les verbes n’arriveraient jamais à entrer dans un simple Bescherelle en raison de la complexité de leurs accords).
Richard Compton, professeur au Département de linguistique de l’UQAM, croit qu’il faut en faire plus. « Il faut que la langue occupe plusieurs sphères du quotidien. Les enfants doivent avoir l’occasion de la parler à domicile et à l’école, de la lire dans des livres, de l’entendre à la télévision. S’ils voient qu’il y a des avantages à maîtriser leur langue, qu’elle est nécessaire pour acheter des bonbons au dépanneur, et qu’elle leur ouvre des possibilités d’emploi, c’est ça qui permettra de garder une langue en santé. »