Obama au Moyen-Orient: pourquoi Edward Saïd serait sceptique

Comment penser que les Palestiniens et les Israéliens puissent vivre en paix tant et aussi longtemps que ne régnera pas la justice? C'est cette situation que dénonçait déjà Edward Saïd (1935-2003) il y a plusieurs années. Son travail n'a rien perdu de sa pertinence, ni son appel à la responsabilité.

Obama... et après


Deux fois par mois, Le Devoir propose à des professeurs de philosophie et d'histoire, mais aussi à d'autres auteurs passionnés d'idées, d'histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur marquant. Aujourd'hui, retour sur l'oeuvre d'Edward Saïd et les déterminants d'un certain regard occidental sur le conflit israélo-palestinien et l'Orient.
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L'équipe de l'ONU chargée de l'enquête sur les allégations de crimes de guerre commis par Israël ou par le Hamas au cours de l'opération «Plomb durci» est arrivée à Gaza le 1er juin. Israël a refusé les visas d'entrée à l'équipe responsable de l'enquête dirigée par Richard Goldstone, ce qui a forcé celle-ci à entrer dans Gaza par la frontière égyptienne. Un temps disparue de l'écran radar, cette guerre suscitera de nouveaux débats enflammés. Aurait-il fallu tout oublier? Comment penser que les Palestiniens et les Israéliens puissent vivre en paix tant et aussi longtemps que ne régnera pas la justice? C'est cette situation que dénonçait déjà Edward Saïd (1935-2003) il y a plusieurs années. Son travail n'a rien perdu de sa pertinence, ni son appel à la responsabilité.
En septembre 2003, Edward W. Saïd est décédé des suites d'une leucémie. Professeur de littérature comparée à l'Université Columbia, il fut l'auteur d'un nombre important d'ouvrages consacrés à la critique littéraire, à l'analyse politique du Moyen-Orient et même à la musique. Son livre le plus connu demeure L'Orientalisme - L'Orient créé par l'Occident, publié en anglais en 1978 et traduit en 1980, au Seuil.
La thèse de ce livre consistait à montrer comment le colonialisme imposa sa vision de l'Orient au monde occidental. Ce colonialisme culturel fut propagé notamment par la littérature, au moins depuis l'expédition d'Égypte par Bonaparte. On songe par exemple au Salammbô de Flaubert ou aux oeuvres de Pierre Loti. Selon Saïd, cette interprétation, l'«orientalisme», sera ensuite reprise par l'Orient lui-même. De plus en plus incapable de se voir sans la lorgnette imposée par l'Occident, l'Orient finira par réclamer comme sienne cette image caricaturale de son propre univers social. Saïd s'est évertué à dénoncer cette forme de colonialisme qui trompait à la fois l'imaginaire de l'Occident sur l'Orient, mais aussi de l'Orient sur lui-même.
La pertinence de cette thèse se révèle aussi à la lumière des phénomènes politiques les plus récents. L'orientalisme agit toujours, mais nous sommes passés des Turcs de L'Enlèvement au sérail aux brutes islamistes affrontant le brave Jack Bauer dans la Série 24. Beau progrès! Ainsi, depuis au moins le 11 septembre 2001, l'islamisme est un nouvel orientalisme. À force de décrire tout le monde arabe comme un nid de terroristes, nous avons fini par y croire. Depuis la fin de la guerre froide, le fanatisme religieux -- supposé chez tout mouvement politique du Moyen-Orient -- serait notre nouvel ennemi. La suite logique des choses était que l'Orient finisse par adapter son comportement pour le rendre conforme à l'idée que nous avions de lui. Peu à peu, le mouvement radical islamiste s'est fait la caricature de lui-même en adoptant des habits taillés sur mesure pour lui par la droite occidentale.
Un point commun
S'il y a une chose sur laquelle s'entendent les radicaux de chaque camp, c'est l'étonnante simplicité avec laquelle ils conçoivent leur rôle respectif. Dans certains cas, il s'agira d'un discours rhétorique fasciste où abondent les références au combat pour la cause divine. On peut le voir autant dans la charte du Hamas qu'en lisant les livres d'Ann Coulter. Dans de telles conditions, le succès des analyses simplistes d'un Samuel Huntington sur le «choc des civilisations» n'est pas étonnant. L'effet est sensiblement le même qu'aux XVIIIe et XIXe siècles. L'orientalisme annule les nuances et solidifie les différences, ce qui explique les discours du type «avec ou contre nous».
De nombreux critiques ont dénoncé les raccourcis et les contradictions internes de l'oeuvre d'Edward Saïd. Cela ne doit pas être négligé et le pire hommage à lui rendre serait d'honorer sa mémoire par une apologie dénuée de toute critique. Mais ce qui nous intéresse ici n'est pas, encore une fois, l'exégèse de son oeuvre mais deux messages tirés de cette dernière. D'une part, le concept d'orientalisme, dont on peut voir l'importance à l'heure actuelle. D'autre part, l'engagement de l'intellectuel au service d'une cause majeure, celle de la démocratie et de la justice.
L'orientalisme et Gaza
Dans une lettre ouverte publiée dans le journal Haaretz le 17 janvier 2009, Gideon Levy, un critique inlassable des activités militaires d'Israël, rappelait que la bande de Gaza ne fut jamais «libérée» puisque le blocus militaire et économique du territoire a empêché tout développement de ce territoire. En outre, il est absurde, dit Levy, de condamner le Hamas pour une politique de boucliers humains lorsqu'une guerre est conduite dans un territoire aussi densément peuplé que celui de la bande de Gaza. Levy conclut sa lettre en affirmant qu'il restera toujours à l'écoute du peuple palestinien et qu'il fait ainsi son devoir à l'égard d'Israël. Par son exemple, Levy oeuvre contre l'orientalisme et la déformation idéologique du conflit actuel. En cela, il est le digne hériter d'Edward Saïd.
Saïd s'est toujours montré extrêmement critique envers les accords d'Oslo. Selon lui, ces accords cristallisaient la soumission du peuple palestinien à l'État d'Israël. Pour être valables, les accords ne devaient pas servir les seuls intérêts politiques des Arafat, Clinton et Rabin, mais d'abord et avant tout garantir la paix, la justice et la démocratie. Or la suite des choses a montré comment Israël a refusé toute consolidation économique et politique réelle de la Cisjordanie et comment la bande de Gaza ne fut rendue aux Palestiniens qu'au prix d'un blocus économique qui ne pouvait que radicaliser ses habitants contre Israël et favoriser la montée du Hamas.
Saïd a toujours refusé la nostalgie naïve et pernicieuse d'une époque mythique où le peuple palestinien pouvait vivre sans se préoccuper de l'existence d'Israël. Dans un même souffle, Saïd a dénoncé la récupération nationaliste et théologique du discours sioniste. Il militait pour une résolution entièrement laïque du conflit. On dit souvent que les moyens diplomatiques et les appels à la raison ne peuvent être écoutés s'ils tombent dans l'oreille de fanatiques religieux.
Reste à voir si ce fanatisme est l'effet d'une rhétorique démagogique -- qui trouve certes, par conséquent, bon nombre de disciples -- et s'il est possible d'en dévoiler les objectifs réels, plus souvent rationnels -- c'est-à-dire intéressés -- qu'on voudrait le croire a priori. À travers le prisme déformant de l'orientalisme, la religion a souvent bon dos lorsqu'il s'agit d'identifier les sources de l'irrationalité. Il est plus facile de refuser le dialogue avec la partie adverse si on persiste à l'identifier aux «fous de Dieu». S'il faut s'attaquer au discours irrationnel, il importe de le voir dans toutes ses manifestations, chez autrui comme chez soi-même. Que les fameuses Lumières de la modernité occidentale ne nous aveuglent pas sur ce que nous sommes!
L'une des plus odieuses manifestations de l'orientalisme est précisément la réduction des revendications politiques du monde arabe, et celles des Palestiniens en particulier, à l'islamisme le plus primaire. À lire Bernard Lewis et à voir son influence chez les faucons américains (dont nous avons tort de penser qu'ils ont perdu toutes leurs plumes), nous avons pour nous la raison, ils ont pour eux la folie. Puisque tout dialogue est impossible, combattons-les: «If you can't join them, beat them!» Les attentats du 11 septembre 2001 ont consacré cette vision des choses. Depuis lors, toute revendication territoriale, économique ou juridique au sein du monde arabe, et particulièrement du peuple palestinien, est immédiatement reconduite aux volontés irrationnelles d'un nationalisme exacerbé ou d'un islam impérialiste. On le voit, l'amalgame dangereux entre islam et islamisme est un nouvel orientalisme, un Salammbô sans le talent de Flaubert.
Saïd a toujours dénoncé, jusqu'à la fin de ses jours, l'injustice commise contre les habitants de la bande de Gaza. Il n'en croyait pas moins nécessaire l'apparition d'une «troisième voie», où les droits et intérêts des individus, laïques, juifs ou musulmans, seraient protégés en vertu d'une Constitution valable pour tous. Selon Saïd, les accords d'Oslo entérinaient une vision rétrograde où chaque nation s'entichait du rêve de sa pureté. Il ne s'agit pas ici de discuter la valeur de cette thèse. Difficile de croire à la solution préconisée par Saïd aujourd'hui, voire à la perspective des deux États. Pour le moment, malgré le discours d'Obama, jeudi au Caire, rien n'annonce un changement en profondeur de la politique américaine au Moyen-Orient, et les dernières élections législatives en Israël ne laissent présager rien de bon pour le dialogue entre les deux camps. Malgré tout, il faut en appeler à la paix, et pour cela il faut que la justice soit respectée.
Le devoir d'inconfort
À la suite de la dernière intervention militaire d'Israël dans la bande de Gaza, il faudra surveiller ce qui sera dit sur le comportement de chaque partie. Il faudra examiner de près le rapport d'enquête des Nations unies sur les allégations de crimes commis lors de la guerre. Il faudra exiger la justice pour qu'enfin les négociations reprennent entre les deux camps, si elles peuvent reprendre. Sans la justice, point de paix durable.
Saïd a consacré tout un cycle de conférences à la responsabilité des intellectuels, réunies plus tard dans un livre. Selon lui, il s'agit pour l'intellectuel de débusquer la vérité et de la rendre manifeste. On lui a reproché de voir un seul aspect de la vérité et de nier ce même souci à ses adversaires. Toutefois, ses textes prônent sans relâche le dialogue entre les parties. La critique même de l'orientalisme a été construite en opposition aux discours fermés qui décrivent l'Orient comme une société primaire, incapable d'une révolution scientifique semblable à celle des Lumières. Cette critique ne fait pas non plus des intellectuels occidentaux un ramassis d'imbéciles. Elle montre un important arrière-plan de notre conception des choses.
L'orientalisme a pour effet de nier toute crédibilité aux demandes du peuple palestinien, y compris les plus élémentaires demandes de justice. Cela signifie-t-il que la barbarie de l'islamisme radical n'est qu'un mirage orientaliste? Aucunement. Cette barbarie existe et est réclamée par les fanatiques. Mais rien ne nous permet d'identifier des peuples entiers à de tels délires. L'orientalisme nous empêche de voir et de soutenir les protagonistes de la justice et de la démocratie oeuvrant au Moyen-Orient. Ces acteurs existent, il suffit de vouloir les entendre, et ils sont prêts à parler, malgré toutes les contraintes. Pensons à des intellectuels comme Sari Nusseibeh.
Nous persistons à voir dans cette région un seul acteur rationnel: Israël. Or ce n'est pas le cas. Les interlocuteurs de la société civile palestinienne, ou plus généralement du monde arabe, sont présents. Il existe un grand nombre d'intellectuels engagés au Moyen-Orient. Ceux qui profitent de la terreur feront tout pour les empêcher d'agir. Si la dissidence n'est pas tolérée en Palestine, en Égypte, en Syrie ou ailleurs, nous devons faire entendre sa voix malgré tout. De même, l'orientalisme ne doit pas nous aveugler sur les acteurs de la société israélienne, ni sur nous-mêmes. En Israël, Gideon Levy n'est pas le seul critique de la politique militariste de l'État. Les intellectuels, où qu'ils soient, ont la responsabilité de l'écoute et du dialogue, ils doivent être des passeurs, des relais entre des conceptions du monde en apparence si différentes les unes des autres.
En un sens, l'oeuvre d'Edward Saïd conduit l'intellectuel à un devoir d'inconfort. L'intellectuel doit accepter le rôle de celui qui nuance pour amorcer le dialogue. Certes, il y a plus désagréable. Il n'y a qu'à lire les journaux pour découvrir les conditions de vie à Gaza ou ailleurs dans le tiers-monde. L'inconfort de l'intellectuel, agacé par les accusations des radicaux, n'est rien en comparaison de la souffrance d'un peuple tout entier.
Le devoir d'inconfort implique, encore et toujours, la discussion démocratique. Il requiert de rechercher le dialogue malgré l'hostilité des groupes préférant le slogan à la discussion, et la violence -- de l'argent ou des armes -- à la paix. Il exige aussi de dénoncer les injustices partout où elles apparaissent, et dans la mesure du possible. Nul romantisme dans cette vision de l'intellectuel. Ni Cassandre ni Candide, il s'agit de rechercher la justice et l'équité, sans lesquelles rien n'est possible.
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Christian Nadeau, Professeur au département de philosophie Université de Montréal


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