KANATA

Ô Kanata, théâtre de crimes odieux

Volée de flèches contre Robert Lepage

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Tribune libre

En tout début d’année, histoire de vérifier par moi-même le bien-fondé des doléances formulées par les communautés autochtones au sujet de la pièce Kanata, je me suis rendu à Paris voir la nouvelle production de Robert Lepage. On trouvera ci-dessous mon avis sur ce drame et sur la polémique qu’il a engendrée.


Charge contre les politiques canadiennes à l’égard des autochtones


D’entrée de jeu, une impressionnante forêt de colonnes se dresse sur toute la surface de la scène, symbolisant autant de troncs d’arbres qu’on devine millénaires. Victimes d’un véritable massacre à la tronçonneuse, ces géants sont bientôt terrassés, dans un vacarme assourdissant, par une horde de bûcherons qui s’attaquent ensuite à un gigantesque totem érigé à l’entrée d’une maison longue, elle-même éventrée sous nos yeux. Aussitôt cette œuvre de destruction massive accomplie, des agents de la Gendarmerie royale du Canada s’empressent d’arracher un bébé emmaillotté des mains d’une mère amérindienne affolée avant de le remettre à un prêtre qui se sauve aussitôt avec l’enfant. Si une image vaut mille mots, les deux heures et demies au cours desquelles la troupe d’Ariane Mnouchkine brosse un tableau saisissant des crimes commis contre les autochtones du Canada valent bien les centaines de pages que comptent les volumineux rapports du gouvernement fédéral sur cette question !


Disons-le franchement, j’ai été impressionné par Kanata ! À en juger d’après les ovations dont les 32 comédiens et figurants ont fait l’objet à la fin de la représentation, il en fut de même pour les quelque 500 spectateurs qui avaient rempli les gradins du Théâtre du Soleil ce soir-là. Hormis quelques réserves, j’estime qu’il s’agit dans l’ensemble d’un très grand cru. Même si la pièce n’a peut-être pas encore atteint sa pleine maturité, je lui attribuerais dès à présent une note de 8/10. Je la classerais sans hésitation parmi les meilleurs spectacles que j’ai eu le bonheur de voir au cours des huit dernières années. (En tant qu’habitué du Festival d’Avignon, j’ai dû assister à plus de 150 représentations théâtrales depuis 2011 !)


Il n’est cependant pas prévu que Kanata soit jouée dans la cité des papes cette année. Dommage, car la pièce possède tous les atouts nécessaires pour figurer dignement au programme du IN, le festival officiel. (Pour l’heure, elle est à l’affiche jusqu’au 17 février à la Cartoucherie du bois de Vincennes, un parc situé à l’est de Paris. Ce que l’avenir lui réserve est encore du domaine de l’inconnu.)


Petite précision : contrairement à ce que le titre de la pièce pourrait laisser entendre, celle-ci ne raconte pas l’histoire de la découverte et de l’exploration de la Nouvelle-France. Dans « La Controverse », le bien nommé épisode I de Kanata, on traite plutôt de la polémique actuelle entourant le droit des Blancs de montrer, à travers leur art, la sombre réalité de ces centaines de femmes autochtones disparues et assassinées dans l’Ouest canadien au cours des dernières décennies.


L’action se déroulant quasi exclusivement dans la région anglophone de Vancouver, il ne faut pas s’étonner si le dramaturge québécois a choisi de laisser les comédiens s’exprimer la plupart du temps dans la langue de Shakespeare. (Que le public francophone se rassure : au besoin, les dialogues sont surtitrés en français.) Mais il s’agit là d’un détail : la vraie force du spectacle réside dans sa scénographie ! Changements de décor à vue et éléments de décor multifonctionnels contribuent à eux seuls à créer une atmosphère oppressante, qui traduit admirablement bien le climat de tension et de violence quasi permanent qui règne en ces lieux et entre les différents personnages.


Là où Kanata pèche toutefois par un certain manque d’originalité, c’est dans les rapports de plus en plus conflictuels qu’entretient le jeune couple de Français venus s’établir dans un loft situé dans un des quartiers les plus sordides de Vancouver. Elle dans le but de se consacrer à la peinture, lui dans l’espoir de percer en tant que comédien. L’issue de leurs démarches respectives et de leur relation étant prévisible, leurs scènes de ménage constituent à n’en pas douter le maillon faible d’une pièce dont les véritables enjeux sont ailleurs...


Est également d’un goût douteux une scène au cours de laquelle le tueur en série Robert Pickton égorge le personnage de Tanya. Vingt ans après son adoption, cette fille arrachée jadis à sa tribu est devenue toxicomane et elle se prostitue pour pouvoir se procurer sa drogue. Bien que le meurtre soit suggéré plutôt que montré dans toute son horreur, il n’en reste pas moins que son évocation a profondément choqué les représentants autoproclamés des communautés autochtones.


À qui profite le crime ?


Ladite scène a valu à Robert Lepage de vives remontrances pour son manque de sensibilité et de respect à l’égard des familles des victimes. Notamment de la part de l’écrivaine et activiste innue Maya Cousineau-Mollen, qui juge que le traitement de l’homicide en question est « violent » et « trop superficiel ». Au cours d’une entrevue disponible en ligne, celle-ci déplore en outre, comme bon nombre de ses semblables, qu’aucun Amérindien ne fasse partie de la distribution et qu’aucun « conseiller » autochtone n’ait participé à l’élaboration du spectacle.


En Amérique du Nord, y compris au Québec où la mentalité et la culture anglo-saxonnes ont depuis longtemps contaminé les esprits, pareil « crime » est impardonnable ! Ignorer ceux-là mêmes dont on s’autorise à raconter l’histoire équivaut ici à se rendre coupable d’« appropriation culturelle ». En Europe, où les emprunts culturels sont chose courante et généralement admise, ce concept est largement inexistant. Dans la capitale française, où la pièce a été plutôt bien accueillie par la critique et le public, les grands médias se sont donc contentés dans l’ensemble d’adopter le point de vue d’Ariane Mnouchkine, pour qui « les cultures ne sont les propriétés de personne ».


Il importe de garder à l’esprit que Kanata reste une fiction théâtrale. Certes, la pièce est basée sur des faits réels, mais elle n’a rien d’un documentaire sur les conséquences du régime des internats, instaurés au cours du XXe siècle par le gouvernement fédéral et les Églises chrétiennes du Canada dans le but avoué d’évangéliser et d’assimiler les populations amérindiennes. Par conséquent, en décochant leurs flèches comme ils l’ont fait sur Ariane Mnouchkine et Robert Lepage, les représentants des Premières Nations s’en sont littéralement pris à leurs meilleurs alliés. Au lieu de concentrer leurs tirs sur les vrais coupables de leurs malheurs séculaires, ils se sont braqués contre les deux seuls avocats à avoir eu le courage de plaider leur cause sur la scène internationale !


Pourquoi avoir déterré ainsi la hache de guerre ? Qu’il suffise de rappeler que le régime canadien n’a eu de cesse, au fil des décennies, d’instrumentaliser les revendications des autochtones contre le Québec. Vers la fin de Kanata, une scène absolument magnifique donne à voir un canoë qui se renverse tout doucement, déstabilisant du coup ses deux occupants, qui se retrouvent ainsi suspendus dans les airs. Si cette vision onirique symbolise le renversement des valeurs qui a conduit au bouleversement de l’univers des autochtones, elle pourrait tout aussi bien faire référence, métaphoriquement parlant, aux rapports dysfonctionnels qu’entretiennent désormais les différents groupes ethniques qui peuplent ce pays multiculturaliste et post-national si cher à Justin Trudeau qu’est devenu le Canada depuis que les Britanniques ont conquis la Nouvelle-France au XVIIIe siècle...


 


Normand Paiement, un Québécois expatrié, amateur de théâtre



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