Télé-Québec - Quelle est la place de la nation aujourd'hui, dans cette ère de mondialisation et d'individualisme où les identités éclatent ?
Tout nationalisme est-il nécessairement rétrograde? Y a-t-il vraiment un bon nationalisme, le civique, et un mauvais, l'ethnique?
Les réponses à ces questions sont souvent trop simples, dit le philosophe
politique Michel Seymour, qui plaide énergiquement pour une conception socio-politique de la nation.
Éléments biographiques
Michel Seymour est né en 1954 à Montréal. Très tôt, dès le secondaire, il commence à s'intéresser à la philosophie, discipline qu'il étudie à l'université. Il obtient son doctorat en 1986, fait ensuite des études post-doctorales à l'université Oxford et à UCLA. Il est embauché à l'université de Montréal en 1990. Michel Seymour est un intellectuel engagé de façon ouverte et publique. Contrairement à tant d'intellectuels qui disent avec fierté "n'avoir jamais appartenu à aucun parti politique", Seymour a milité dans des organisations clairement identifiées à une cause. Il a été l'un des membres fondateurs du regroupement des Intellectuels pour la souveraineté, qu'il a dirigé de 1996 à 1999. Pour le Bloc québécois, il a co-présidé un chantier sur le partenariat et a présidé la commission de la citoyenneté. Il est toujours membre du Bloc, mais n'y détient pour l'instant aucune fonction particulière.
Pourquoi Seymour?
En l'espace d'une décennie, Seymour s'est imposé comme un des intellectuels québécois incontournables sur les questions de l'identité, de la citoyenneté et de la nation. Il a développé une conception de la nation dite "socio-politique" qui évite d'une certaine façon les pièges des conceptions "pures": ethnique et civique.
Autre intérêt de Seymour: ses réflexions n'ont pas été développées en vase clos et en rupture avec la réalité politique. Cette proximité entre réalité et réflexion, Seymour ne la voit pas comme un piège, une erreur ou un risque de contamination du monde des idées par le réel. Au contraire, on peut même dire que Seymour revendique ce lien idées-réel puisqu'il qualifie lui-même "d'essai de philosophie politique appliquée" son livre Le pari de la démesure. S'il y a une telle chose qu'une "éthique appliquée", il peut donc à son sens y avoir de la philosophie politique appliquée, dit-il. "On croit que, si des prises de position sont partisanes et suscitent la controverse, elles ne peuvent en même temps être justes, écrit Seymour. Selon cette perspective, avoir un parti pris, c'est automatiquement se priver d'un regard objectif et lucide. Et pourtant, une position peut être juste même si elle suscite la controverse. L'attitude partisane peut être éclairée, et la vérité peut être partisane. Il faut être partisan de la vérité, y compris en politique." (Le pari de la démesure, p. 11)
Ainsi, peut-on dire qu'il a développé une pensée de la nation et de l'identité à partir de la situation particulière du Québec. Sa pensée est aussi marquée par notre époque actuelle, emportée dans un mouvement de mondialisation et d'éclatement des identités; tous deux étant assez inédits dans l'histoire. Certains lui reprocheront, comme son maître Rawls, de systématiser les préjugés de sa société. Bref, de partir des données fondamentales de sa propre société pour échafauder une théorie abstraite de la nation, du nationalisme utile, applicable.
John Rawls
Sur le plan philosophique, il est donc influencé par Rawls, dont il présente régulièrement les grandes lignes de la pensée dans ses séminaires à l'Université de Montréal et dans diverses conférences. Pour Seymour, Rawls est un penseur social-démocrate: "Si on me demandait de résumer en une seule phrase la pensée de Rawls, je dirais que sa théorie de la justice peut être vue comme l'expression philosophique la plus complète, la plus achevée et la plus sophistiquée de la social-démocratie, conçue comme doctrine politique fondamentale." Seymour expose aussi les deux grands principes de base de la théorie de la justice de Rawls: "Principe no 1 : il faut assurer à tous un accès à un maximum de libertés individuelles, négatives (civiques) (liberté d'expression, d'association, de conscience, au respect de l'intégrité physique) et positives (politiques) (droit de vote, droit de participation); Principe no 2 : favoriser l'égalité de tous et s'assurer que toute inégalité existante se traduise par une situation qui avantage les plus démunis. Ce deuxième volet du deuxième principe est souvent appelé le "principe de différence"." (Tiré d'une présentation aux Belles soirées de l'Université de Montréal, sur le site de Michel Seymour)
Éléments de contexte : le débat sur l'identité et la nation au Québec
Les discussions sur l'identité avaient commencé bien avant les fameuses déclarations de Jacques Parizeau le soir du 30 octobre 1995. Mais depuis, on peut dire qu'elles ont connu une intensité sans pareille. Certains dénoncent même l'emprise du "cercle identitaire" (Expression employée par Mario Roy dans La Presse du 29 décembre 1996) sur la pensée québécoise. "Va-t-on s'en sortir un jour?", s'interrogea même, non sans lassitude, Louis Cornellier, chroniqueur aux "essais québécois" dans Le Devoir (8 mai 1999) à l'occasion d'une recension d'un ouvrage de Seymour. Un nombre disproportionné d'ouvrages recensés par ce chroniqueur ces dernières années portent sur les fameux sujets: nations, identités et, dans une moindre mesure, citoyenneté. De même, à la fin des années 90, on a noté pas moins d'une dizaine de colloques ayant "l'identité" pour thème explicite. Ce fut le cas aux Congrès de l'Association canadienne française pour l'avancement des sciences (ACFAS), notamment en mai 98, à l'Université Laval.
Michel Seymour s'avère d'ailleurs très actif sur ce front. Il organisa plusieurs colloques, qui chacun donnèrent lieu à des publications. Citons entre autres, en mai 1992, le colloque Une nation peut-elle se donner la constitution de son choix?, organisé dans le cadre du Congrès de la Société de philosophie du Québec, tenu à l'Université de Montréal. Les actes sont parus une première fois la même année dans un numéro épuisé de la revue Philosophiques. Ils ont été réédités ensuite aux Éditions Bellarmin en 1995. En 1998, Michel Seymour a été responsable du colloque Nationalité, citoyenneté et solidarité, tenu à la Maison de la culture Côte-des-neiges. Les actes sont parus en 1999 aux Éditions Liber sous le même titre. Enfin, il a été coordonnateur du colloque États-nations, multinations et organisations supranationales, qui s'est tenu à Montréal en octobre 2000. Les actes du colloque sont en préparation aux Éditions Liber.
Gérard Bouchard
Outre ces événement, on ne compte plus, dans les dernières années au Québec, les événements et conférences publics (comme les salons du livre, les débats publics) où Michel Seymour, mais aussi, notamment, Charles Taylor et Gérard Bouchard, dissertèrent sur leur sujet de prédilection. On pourrait aussi noter la série de l'été 99, "Penser la nation québécoise", dans le journal Le Devoir, qui publia dix textes majeurs sur le sujet, dix fins de semaine de suite; série qui a été suivie par un grand colloque qui attira un nombre record de participants. Un livre, dans lequel Michel Seymour a un texte, a été publié à partir de cette série: Penser la nation québécoise (Québec-Amérique).
L'identité a remplacé les classes sociales
Comment expliquer la fortune du paradigme de l'identité ? Pour Alain G. Gagnon, politologue à l'Université McGill, le phénomène n'est pas que canado-québécois. La chute du bloc communiste a fait naître une tension entre le libéralisme triomphant et les particularismes, ce qui a donné des ailes à ce concept. L'identité serait aux intellectuels de ce tournant de siècle ce que les "classes sociales" ont été aux années 70 et la "postmodernité" à la décennie suivante.
Effets de mode, certes. Mais pas uniquement. Ici au Québec, même lorsqu'on parlait de classes sociales et de postmodernité, l'identité affleurait toujours quelque part. Et personne n'a oublié les tentatives des Guy Rocher et Fernand Dumont, entre autres, de cerner la "québécitude". Selon Louis Cornellier, la vogue actuelle ne serait ni plus ni moins qu'une sorte de nouvel avatar de nos obsessions qui ont pris des formes tantôt constitutionnelles, tantôt référendaires. "C'était, hier, un affrontement tranché qui opposait deux camps qu'on croyait bien définis: les fédéralistes et les souverainistes. Décrété réducteur, ce paradigme a fait place, ces dernières années, à une discussion soi-disant plus subtile mettant aux prises les conceptions civiques, ethniques et culturelles de la nation." (Le Devoir, 8 mai 1999)
Dans le débat public
Les questions reliées à l'identité, la nation et la citoyenneté ont occupé une place plus importante que jamais dans le débat public depuis le 30 octobre 95. Et on peut dire que, de crise en crise (Parizeau, Michaud), de débat en débat, les idées des intellectuels percolent tranquillement dans le public, et Michel Seymour d'affirmer que "la conscience nationale québécoise est en train de se transformer en une conscience civique" (Le Pari de la démesure, p. 40).
Dans la sphère politique, le Bloc québécois est sans doute un de ceux qui a le plus tenté de nourrir ce débat. Il y a trois ans, il lançait une réflexion sur l'identité québécoise à l'occasion du Conseil général du parti. Michel Seymour a été étroitement mêlé à ces débats et dans son livre, il parle des initiatives du Bloc, de même que la série du Devoir "Penser la nation" comme des moments charnières dans l'évolution de la perception que le Québec a de lui-même.
Les gens du Bloc espéraient que leur initiatives couperaient court, de façon ouverte, aux "insinuations" selon lesquelles le mouvement souverainiste était une sorte de racisme francophone qui concoctait un projet de pays exclusivement pour les "pures laines". Le Bloc cherchait clairement à faire une profession de foi civique. Pour ce faire, il crut bon d'affirmer, comme René Lévesque il y a quelque vingt ans, "qu'est Québécois qui veut l'être". De plus, il en profita pour enterrer la notion de peuple fondateur, croyant que le concept ne correspondait plus à la l'expérience des Québécois et faisait trop référence à l'héritage "français". Seymour reprend cette démonstration dans le Pari de la démesure.
Mais tout le monde ne fut pas d'accord avec ces coups de balais conceptuels. Les adversaires fédéralistes affirmèrent qu'au pire, l'idée même de se poser cette question en assemblée partisane était inquiétante. Au mieux, c'était une autre de ces astuces préréférendaires. Selon Stéphane Dion, toutes les "idées à la mode" n'y feront rien: les souverainistes "sont mal à l'aise à l'égard de [...] leur projet [qui en est un] de pulsion majoritaire".
Dans les rangs souverainistes, des députés et des militants du Bloc, notamment Roger Pomerleau, affirmèrent qu'il était risqué de dissocier la notion de peuple de celle de culture. Des vétérans nationalistes, tel l'ancien éditorialiste au Devoir, Jean-Marc Léger, déplorèrent, dans la plus pure tradition dumontienne, que l'on ait ouvert le débat sans clarifier les concepts et les vocables. Pour lui, le problème est ancien. Le Québec n'est pas une nation, mais une communauté politique, car seuls les francophones composent la nation québécoise. D'autre part, selon Léger, en substituant graduellement le terme de Québécois à celui de Canadien-français, on croyait "marquer plus éloquemment, une identité singulière, à partir et en fonction du pays attendu (comme si le fait de le nommer contribuait à le faire advenir), on risquait d'affaiblir l'élément fondamental de cette identité, le caractère français de notre peuple." Michel Venne, en éditorial au Devoir, vit "une bonne intention" dans la démarche du Bloc tout en critiquant le nouveau discours de ce parti, qui pourrait conduire à nier "le fondement culturel du projet souverainiste". Or, pour l'éditorialiste, "la dimension culturelle est indéniable. Sans elle, rien n'empêcherait même la Californie ou le Wisconsin de revendiquer leur indépendance par rapport aux États-Unis. Ce qui nous paraît bien entendu impensable".
Enfin, les indépendantistes "républicains", comme le président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, Guy Bouthiller, prônant une assimilation à la française [et non une intégration] des immigrants, se trouvèrent embêtés par ce débat. "Je veux bien définir le Québec, mais les Québécois, ça m'intéresse beaucoup moins. [...] Pendant qu'on se pose ces questions, on ne se bat pas pour faire du Québec un pays." Dans Le pari de la démesure, Seymour envoie une flèche à ces tenants du modèle civique français, le disant fermé. Bref, qui dit civique ne dit pas automatiquement ouvert: "le vieux républicanisme jacobin est un exemple de nationalisme exclusivement civique qui refuse toute politique de la reconnaissance."
LA distinction
Johann Gottfried Herder
Revenons aux deux mots clé: civique et ethnique. La distinction émergea en Europe pour rendre compte de la querelle franco-allemande à propos la nation. Du côté allemand, ethnique, c'est le droit du sang. On se dit que l'on est "allemand d'abord et ensuite homme". Du côté français, c'est le droit du sol (D'où l'expression de "nationalisme territorial", synonyme à peu de chose près de "nationalisme civique"), où l'on est "homme d'abord et Français ensuite". Du côté allemand, l'auteur important est un romantique, Johann Gottfried Herder. Du côté français, c'est Ernest Renan.
Ernest Renan
Cette distinction a tellement eu de succès depuis la fin de la Guerre froide et le réveil des nations en Europe de l'Est qu'elle est devenue, au sens de Seymour, une caricature se présentant en quelque sorte ainsi: dans le côté bleu azur, le civique. Les nationalismes y sont mis hors d'état de nuire, prônant le seul attachement à un territoire, à des symboles neutres. Rien de passionnel ici. Rien de dangereux. Que du raisonnable, du volontaire, de l'hospitalier. Que de la "procédure" drapée dans du "contractuel". Le patriotisme, ici, quand il y en a, est strictement "constitutionnel", selon la formule du philosophe allemand Jürgen Habermas.
Dans le coin opposé, couleur rouge sang: l'ethnique. Il carbure au sol, aux morts et aux gènes. Il nourrit le "ressentiment", pour reprendre un terme cher à Marc Angenot. L'ethnique fêle les cerveaux et enflamme les cœurs. Source de dérives, il est le terreau où s'enracinent les mentalités d'assiégé, voire les violences terroristes. Il échauffe les têtes et les pousse à de froids crimes. Tout ici n'est que repli, lyrisme, fantasmes de pureté, rejet de l'Autre et romantisme; passion exacerbée pour les morts, complaisance dans la nostalgie crispant la culture en la conscrivant.
Avec le temps, "ethnique" est devenu l'insulte que tous les adversaires s'envoient au visage; surtout depuis la déclaration de Jacques Parizeau, le soir du 30 octobre 1995. Michel Seymour trouve d'ailleurs, tant dans le cas Parizeau que dans le cas Michaud, que, malgré l'aspect répréhensible des propos de l'un et de l'autre, on a utilisé trop facilement des "catégories morales" très fortes, excessives en l'occurrence: racisme et antisémitisme.
Désamorçage
Civique-ethnique: distinction essentielle et cruciale, mais que Seymour, comme nous l'avons dit, trouve insatisfaisante lorsque appliquée au cas du Québec. Tous ses travaux sur la question visent en quelque sorte à dépasser cette dichotomie, à la nuancer, à retrouver la complexité du réel occulté par la caricature dichotomique. Il est sans doute un des intellectuels québécois à avoir le plus travaillé dans le sens du désamorçage de cette opposition.
En 1996, il notait, dans Rethinking Nationalism: "The ethnic/civic dichotomy has not really been challenged in the literature on nationalism. On the contrary, it has often been reinstated in different terms via other distinctions."
Michel Seymour fait remarquer que la position civique est la bonne, bien sûr (lui-même écrit, dans Le pari de la démesure, qu'il est "un nationaliste civique") mais qu'il faut voir que l'on ne peut ni ne doit nécessairement être que cela. En fait, les tenants d'un patriotisme civique, ou constitutionnel, se sont beaucoup fait entendre ces dernières années. Pensons à Claude Bariteau, par exemple, anthropologue de l'Université Laval, qui publiait, en 1998: Québec, 18 septembre 2001 (Québec/Amérique). Pour lui, le Québec ne peut se prétendre nation avant d'accéder à l'indépendance, de devenir État. Le faire serait s'exposer aux reproches de l'ethnicisme. Du côté fédéraliste, les tenants d'un nationalisme strictement civique abondent. Le politologue de l'université Laval, Jean-Pierre Derriennic ainsi que le ministre Stéphane Dion prétendent par exemple que le Canada est un modèle du genre puisque aucun trait culturel n'est valorisé par l'État, qui se contente de reconnaître les citoyens dans leurs différences.
Michel Seymour croit que mettre l'accent exclusivement sur l'aspect civique de l'attachement à la nation est, pour les souverainistes, un piège. Dans La nation en question, il explique qu'il rejette tout "nationalisme fondé sur l'ethnicité", mais ajoute que le contenu strictement procédural d'un État libéral (égalité juridique, politique, neutralité de la fonction publique, etc.) ne peut suffire à créer une allégeance, un sentiment d'appartenance, essentiel à la vie d'une nation. Certains traits de culture sont essentiels; culture conçue évidemment comme convergence, émanant de la majorité depuis longtemps installée sur le territoire et pouvant être transférable aux nouveaux arrivants. Aussi, répliquant aux souverainistes dits "civiques" comme Claude Bariteau, Seymour écrivait dans le Devoir en avril 1999: "en effet, il ne suffit pas d'affirmer une citoyenneté commune pour parler d'une nation québécoise. Après tout, il existe bien une citoyenneté ontarienne commune, et pourtant, il ne viendrait à l'idée de personne de parler d'une nation ontarienne" ("Débat sur l'identité québécoise: un nationalisme non fondé sur l'ethnicité", Le Devoir, lundi 26 avril 1999, p. A7 ). Propos qu'il reprit dans Le pari de la démesure, "il y a une communauté politique ontarienne, mais il n'y a pas de nation ontarienne".
Du côté fédéraliste, Michel Seymour prétend que l'insistance sur la distinction civique-ethnique sert à "caricaturer la nation québécoise comme un regroupement ethnique pour invalider le nationalisme québécois et laisser entendre qu'il est fondé sur l'exclusion". (Le Devoir, lundi 26 avril 1999)
Autrement dit, le libéralisme constitutif de nos États a besoin d'un sentiment d'appartenance allant au-delà de la sphère strictement juridique.
Le pari de la démesure
Sur la distinction ethnique/civique, il réaffirme et précise sa conviction selon laquelle "cette dichotomie est tout à fait insatisfaisante" en expliquant que c'est le cas "non seulement parce qu'elle ne rend pas compte de la diversité de la réalité, mais aussi parce que les deux conceptions sont très souvent pensées comme devant être mutuellement exclusives sur le plan normatif." (Le pari de la démesure, p. 69)
Pour Seymour, les nations sont au moins en partie subjectives, il existe plusieurs conceptions de la nation et la représentation identitaire varie d'une communauté à l'autre. Il faut toujours laisser les gens se définir plutôt que d'imposer ou de projeter sur eux une identité.
Concentration de la population, image de la NASA
Selon Seymour, il y a plusieurs types de nations. "Il n'y a pas que les conceptions ethnique et civique de la nation (…) il nous fait aussi reconnaître les conceptions culturelle, sociopolitique et diasporique de la nation, lesquelles nous forcent à imaginer différents modèles d'organisation politique: l'État-nation, la multination fédérale, la confédération d'États souverains et les organisations supranationales." (Le pari de la démesure, p. 70) En tout, il y aurait cinq sorte de nation qu'il décrit de façon détaillée: 1) ethnique, 2) civique, 3) culturelle, 4) diasporique, 5) sociopolitique.
La conception qui convient au Québec, selon lui, est une conception socio-politique. On pourrait dire que c'est une invention conceptuelle effectuée par Seymour à partir du Québec. "La conception socio-politique de la nation québécoise tient compte de deux traditions incontournables: elle tient compte de la conception culturelle de la nation et de la conception civique, plus récente. Elle propose une nouvelle conception civique qui nous donne l'occasion de réaliser une fois pour toutes le passage obligé de la nation canadienne-française à la nation québécoise sans pour autant nous faire renoncer à l'essentiel de ce que le Québec a été." (Le pari de la démesure, p. 26)
Cette conception rejette l'antique notion de peuple fondateur. Étant donné que c'est une conception territoriale québécoise, elle le pousse à opter pour une position d'ouverture maximale envers ceux qu'ils nomment les "Anglo-Québécois", qualifiant cette communauté de "minorité nationale". Il faut savoir que dans le lexique établit par Will Kymlicka, "minorité nationale" signifie: "une société historique, qui a sa langue et ses institutions propres, dont le territoire a été incorporé (souvent de façon involontaire, comme c'est le cas du Québec) à un pays plus grand. Il y a plusieurs exemples de minorités nationales parmi lesquels on peut compter les Portoricains aux États-Unis, les Catalans en Espagne et les Flamands en Belgique. Je qualifie de minorités 'nationales' les groupes de ce type parce qu'ils tendent à se percevoir eux-mêmes comme des 'nations' et ensuite parce qu'ils fondent des mouvements nationalistes afin de défendre leurs droits linguistiques et leur autonomie collective. Partout où ce type de nationalisme minoritaire fait irruption, on tend à accorder à la langue minoritaire une reconnaissance officielle."
La permanence de la nation
Dans son livre, Michel Seymour aborde aussi le thème suivant: pourquoi l'identité nationale demeure prédominante à l'ère de la mondialisation et de l'éclatement des identités? Question que plusieurs commentateurs ont posé à l'issue des jeux olympiques de Salt Lake City. Seymour lui-même, dans Le pari de la démesure, déplore la non visibilité des athlètes québécois lors des olympiques. Pour ce qui est de l'importance de l'identité nationale, Seymour propose quatre grandes explications: "1) parce que la communauté nationale est un cadre indispensable à l'intérieur duquel peuvent se déployer nos libertés; 2) la solidarité nationale est, à l'échelle locale, une condition nécessaire pour l'apparition d'une solidarité durable; 3) la solidarité nationale est une condition nécessaire pour créer une synergie et une concertation entre les partenaires socioéconomiques; 4) l'identité national est un instrument indispensable dans notre lutte contre les effets particulièrement destructeurs de la mondialisation." (Le pari de la démesure, p. 55)
Le Canada allergique à l'asymétrie
Même s'il expose ses théories dans son livre, Michel Seymour a voulu son Pari de la démesure comme un essai de philosophie appliquée, on l'a dit. Ainsi, le cœur de son ouvrage vise à exposer le problème constitutionnel au Canada et la façon dont la majorité anglophone profite de la situation. Un des problèmes centraux, pour Seymour, est évidemment que le Canada refuse de reconnaître l'existence d'une nation québécoise. En fait le Canada refuse de s'avouer pleinement multinational et d'en tirer les conclusions.
Cela prend la forme de l'impossibilité de toute asymétrie véritable et significative au Canada. Bien sûr, le Québec a son code civil et a son propre régime d'impôt sur le revenu. Mais ce à quoi Seymour aspire est une asymétrie beaucoup plus grande, comme en fait foi la liste des dix conséquences (Le pari de la démesure, pp. 94 à 97) qui devraient découler de la reconnaissance par le Canada de l'existence du peuple québécois. En gros, il s'agit du refus du principe de l'égalité des provinces, de l'acceptation, par le reste du Canada, que le gouvernement québécois soit le seul gouvernement "responsable de la culture, des communications et d'internet sur le territoire du Québec"; cela impliquerait de limiter le pouvoir de dépenser du fédéral; un droit de veto sur les modifications constitutionnelles; la participation à la nomination de trois des neuf juges de la cour suprême; la possibilité pour le Québec, d'avoir des relations internationales plus complètes. "Ces changements n'affecteraient aucunement la vie des autres Canadiens" (Le pari de la démesure, p. 97), écrit Seymour.
Les référendums québécois, et en particulier celui de 1995, qui a failli déboucher sur un "oui", aurait pu provoquer ce type de changement, mais le ROC s'est braqué, note Seymour. S'en est suivie une réelle campagne de promotion du Canada au Québec (offensive de Sheila Copps et de Patrimoine Canada: drapeaux, Canada partout, etc.), qui semble réellement déranger notre philosophe.
Les juges de la Cour Suprême
Cette campagne a été doublée d'un plan B dont Michel Seymour distingue trois volets: l'un juridique, le renvoi devant la Cour Suprême; un second, démocratique, la loi C-20, visant à miner le processus référendaire québécois; et un troisième, politique, visant à faire peur aux Québécois par les menaces de partition du Québec, que Seymour qualifie de menace d'"ulstérisation" du Québec. Le fédéral est donc allé devant les tribunaux à la fin des années 90 pour faire en sorte que ceux-ci déclarent la souveraineté du Québec illégale. Mais à la surprise des autorités fédérales, les juges ont rendu un jugement assez pondéré. Michel Seymour se réjouit de la notion d'obligation de négocier, qui contraint le fédéral, mais s'indigne de la campagne de promotion de l'ordre constitutionnel actuel que font les juges: "autrement dit, la Cour se serait livrée à une vaste opération de promotion qu'il nous faut interpréter de façon politique, dans la mesure où la lecture qu'elle propose de la réalité juridique n'a rien à voir avec ce qui se passe vraiment." (Le pari de la démesure, p. 159) Il estime aussi que c'est illusion de croire que c'est sur le plan juridique exclusivement que cette question pourra être réglée.
Anniversaire de 1982
Aux yeux de Michel Seymour, un des vices fondamentaux de l'ordre constitutionnel canadien est la loi constitutionnelle de 1982. Il fait remarquer que "le Canada est la seule démocratie avancée dans laquelle on a imposé un nouvel ordre constitutionnel à un peuple malgré le refus quasi unanime de son Assemblée nationale" (Le pari de la démesure, p. 168). Ce qui rend la Constitution illégitime sur le territoire du Québec: "puisque le Québec n'a pas consenti à être gouverné par les règles de 1982, il n'a pas à s'y soumettre." Vingt ans plus tard, le problème semble toujours complet. Au reste et malgré tout, ne peut-on pas dire que le Québec continue de fonctionner dans le Canada? Seymour répond que la "déchirure se poursuit".
Seymour stratège : que faire devant l'impasse?
Devant la double impasse, référendaire et constitutionnelle, devant laquelle le peuple québécois est placé - ou s'est placé - que faire, s'interroge Seymour? Dans un article qui l'a classé, aux yeux de ces adversaires, dans la catégorie des "pleutres de la troisième voie qui ont abandonné la souveraineté", il proposait que le gouvernement du Québec fasse "la promotion de la souveraineté tout en proposant la réforme du fédéralisme" (Le Devoir, 10 février 1999). Selon lui, cette démarche servirait en bout de course à faire la pédagogie de la souveraineté: "La proposition de réforme du fédéralisme sert à démontrer aux Québécois que le Canada est incapable d'accepter une réforme en profondeur du fédéralisme."
Il revient dans Le pari de la démesure avec cette proposition, qu'il étoffe en suggérant le retour à la stratégie de la loi 150, loi déposée par Robert Bourassa pour forcer le Canada anglais à faire des offres constitutionnelles au Québec.
Sur Jean-François Lisée, qui prônait dans Sortie de secours un référendum sur les pouvoirs que le Québec devrait détenir, Seymour affirme: "Lisée pose un étrange diagnostic au sujet de la démarche souverainiste actuelle. Celle-ci lui apparaît en ce moment irréalisable parce que les Québécois seraient habités par la "peur de perdre"." Selon Seymour, "si la souveraineté est la seule véritable solution alternative à l'impasse canadienne, comme le pense Lisée, alors la solution ne consiste pas à tenter de vaincre une quelconque inaptitude au consensus en posant aux Québécois une question référendaire portant sur un autre sujet mais bien à désamorcer leur propre peur de la souveraineté..." Et la solution est la suivante: proposer au reste du pays de changer la fédération pour démontrer aux Québécois l'incapacité de ce régime à changer. Bref, à leur montrer que la seule solution, c'est la souveraineté du Québec.
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Émission du 17 mars 2002
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