Merci, Karima

Aujourd'hui encore, quand on lui parle de Karima, le visage de Blanche s'illumine.

Accommodements raisonnables et immigration



En 2001, revenus au Québec après cinq ans et demi au Japon, ma femme et moi cherchons une garderie pour celle qui est alors la cadette de nos enfants, Blanche, deux ans et demi. Après des mois sur la liste d'attente d'un CPE, la direction nous téléphone: «Toujours pas de place chez nous; que diriez-vous d'une garderie en milieu familial? Voici le numéro à composer, demandez Karima.»
Tiens, un prénom arabe... J'appelle. Je reconnais l'accent maghrébin dans le français de mon interlocutrice. Nous voulons d'abord la rencontrer et visiter les lieux. Le lendemain, ma femme, Blanche et moi sommes à sa porte. Je sonne, on ouvre. Une femme apparaît, dont les vêtements ne laissent voir que le visage et les mains. J'ai un mouvement intérieur de recul. «Un hijab... Des pratiquants! Confier à ces gens-là une part de l'éducation de notre enfant? Une fille...» Globe-trotter, multilingue, père d'une famille binationale, je me pique d'être plutôt dépourvu de préjugés ethniques. Mais là, mon seuil de tolérance est atteint. De l'islam, j'ai peu d'expérience, hors la lecture de quelques sermons peu édifiants de l'ayatollah Khomeiny, qui m'avait déjà stupéfié à une époque où, exilé à Paris, son «islam progressiste» était la coqueluche de la gauche intellectuelle européenne. Face à Karima me reviennent aussi à l'esprit deux rencontres pénibles avec des intégristes en Malaisie, en 1983; j'en avais eu de plus heureuses avec d'autres musulmans malais, mais les mauvaises, même rares, laissent plus de traces. Karima nous invite à entrer. Soyons polis, entrons, tant qu'à être venus; après, il ne sera pas difficile de trouver un prétexte pour nous désister.
Nous parcourons la maison; cinq minutes ne se sont pas écoulées que mes préventions se sont ramollies. Tant on sent partout dans ce foyer l'amour des enfants: dans la décoration, les jouets, le jardin, le bonheur manifeste des petits eux-mêmes. Ma femme et moi rentrons chez nous en nous disant: «Essayons voir...»
Épanouissement
Les dix-huit mois qui suivent seront pour notre fille une merveilleuse période d'épanouissement social, au côté d'enfants de toutes origines, certains musulmans, d'autres dont les familles sont sans doute de toutes croyances et incroyances. De notre côté, nous découvrons en Karima une femme d'un bel aplomb, lectrice d'ouvrages de psychologie enfantine, bien au fait des réalités du Québec et qui mène sa petite entreprise avec amour et rigueur, secondée (pas dirigée) par son mari. En fin d'après-midi, les enfants se retrouvent autour d'elle au jardin pour l'heure du conte. Quand je viens chercher Blanche, il n'est pas toujours facile de l'arracher à ces moments de rêve.
Nous rentrons du Japon, pays très japonisant; la francisation de nos enfants est prioritaire. Nul ne peut mieux nous y aider que la Marocaine Karima: un matin, j'invite Blanche à se chausser: «Viens mettre tes p'tits bas» -- «C'est pas des bas, c'est des chaussettes, Karima l'a dit», me corrige-t-elle.
Avec Blanche, Karima s'y prend mieux que nous, je crois. Nous avons alors quatre enfants, Blanche est «le bébé» et cela paraît, par moments. «Tout ce qu'il lui faut, c'est un peu de fermeté, me lance un jour Karima, et ça lui manque.» Elle s'arrête, l'air un peu inquiète de ma réaction aux quatre derniers mots qui lui ont échappé... Touché! En plus de principes d'éducation clairs, Karima a des principes tout court; cela ne l'empêche pas d'apprécier l'apport de gens d'autres cultures. «J'ai été éduquée par des religieuses françaises, me dit-elle un jour, elles m'ont transmis une valeur [elle appuie sur le mot]: le respect d'autrui.»
Aujourd'hui encore, quand on lui parle de Karima, le visage de Blanche s'illumine. Les visages de Karima et de son mari s'illuminèrent eux aussi le matin où je leur appris que j'avais manifesté, la veille, avec 100 000 Montréalais, à 26 degrés sous zéro, contre le projet de Bush d'envahir l'Irak. Aucune haine des Américains, chez eux, mais un brin de fatalisme: «Vous verrez, il y aura la guerre quand même,»
Au cours du débat sur les accommodements raisonnables, j'ai souvent pensé à Karima, à son mari, à leurs deux filles. Et aux nombreux musulmans du Québec. Ce chauffeur de taxi, par exemple, qui me confiait timidement son désarroi: après avoir fui les excès des intégristes en Algérie, il doit parfois, comme musulman, faire face ici aux insultes de quelques passagers ignares.
Nous sommes tous susceptibles d'avoir peur de l'inconnu, comme cette femme musulmane qui a été discrètement malade au moment de partir à la rencontre des gens d'Hérouxville, du si bon monde pourtant, je n'en doute pas. Ma femme et moi aussi, nous étions inquiets la première fois que Karima nous est apparue dans l'embrasure de sa porte. Le 11 septembre 2001 a eu son effet. Mais pensons-y bien: il y a cent dix mille musulmans au Québec, s'ils étaient tous des poseurs de bombes ou des lapideurs de femmes adultères, si même un sur mille l'était, n'aurions-nous pas infiniment plus de problèmes que ce n'est le cas?
Naturelle donc est la peur de l'inconnu, mais trop naturelle aussi la tentation de l'exploiter sans penser aux conséquences futures, pour vendre de la copie, augmenter sa cote d'écoute, ou engranger un vote vite, comme on dit parfois de certains entrepreneurs qu'ils veulent faire une piastre vite. On pensait que la liberté de croire, comme celle de ne pas croire, et de pratiquer ou pas, selon sa conscience, à condition de respecter aussi la liberté des autres, faisait partie des conquêtes de notre civilisation. Le principe est remis en cause à la fois par une majorité plus traditionaliste qu'on ne le croyait, mue par la peur de l'inconnu, et par la frange intégriste des laïcistes, dont la prétention fait parfois sourire: «Les religions sont la cause de toutes les guerres», écrit un lecteur de La Presse. Vraiment? Staline, Hitler, Pol Pot, étaient donc des grenouilles de bénitier? À la vérité, les responsables des guerres ne sont ni les croyants ni les incroyants, ce sont les intolérants, ceux qui vous en veulent de croire ce qu'ils ne croient pas ou de ne pas croire ce qu'ils croient.
Grâce à Karima, Blanche saura, et pour la vie, qu'on ne juge pas de la valeur des gens sur leur croyance ou leur incroyance, ni sur leur façon de s'habiller. Quel beau cadeau que cette rencontre avec Karima! Pour nous, pour Karima et pour Blanche, pour le Québec dont elles font toutes les deux partie et pour notre planète toujours plus petite!
Jean Dorion, Président général de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal


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