Texte de conférence - Lionel Jospin au Cérium (vidéo)

Les premières leçons de la crise

Crise mondiale — crise financière

À l’occasion du 5e anniversaire du Cérium, M. Lionel Jospin, ancien premier ministre français, a prononcé une allocution sur les premières leçons de la crise financière et économique.
- [ Lionel Jospin au Cérium

L’avenir de la gauche après la crise financière (vidéo)
->http://www.cerium.ca/Lionel-Jospin-au-Cerium ]

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LES PREMIÈRES LEÇONS DE LA CRISE
Je remercie l’Université de Montréal de m’avoir invité à participer au 5ème anniversaire de son Centre d’Etudes et de Recherches Internationales et de m’avoir convié à m’exprimer devant vous par une conférence.
Le thème choisi pour mon intervention, qui sera suivie d’un débat, est celui-ci : « Les premières leçons de la crise ».
La crise financière et économique qui nous frappe depuis 2008 n’est pas la première crise globale du système économique. Mais elle est la première qui soit véritablement mondiale. En effet, depuis les années Trente, voire depuis les chocs pétroliers des années soixante-dix, le nombre des grands acteurs économiques s’est accru et l’unification du globe par la communication et les marchés fait qu’aucune zone de la planète n’est épargnée par la tempête.
Pour tirer des leçons de la crise et apprécier les réactions des gouvernements face à elle (en particulier après le sommet économique dit G20 du 2 avril à Londres), il importe de bien comprendre la nature de l’ébranlement qui nous touche. C’est pourquoi je commencerai par la mesure du choc.

I – Nous sommes face à une crise d’ensemble du système économique
1 - Cette crise est d’abord financière.
Depuis l’effondrement de l’économie planifiée et la dislocation de l’URSS, malgré la particularité du régime chinois et en dépit des aménagements profonds apportés par les social-démocraties, on peut dire que l’essentiel du système économique mondial relève du capitalisme. Or, assez logiquement, les crises du capitalisme commencent presque toujours par une crise du capital.
- Celle-ci est, fondamentalement, une crise d’endettement. Dans ce qu’on appelle « l’économie réelle », celle de la production et de l’échange des biens et services, le mécanisme des prix ajuste, normalement, l’offre et la demande. Quand les prix augmentent, la demande baisse. Dans la sphère financière, le mécanisme joue à l’inverse. Quand les prix des actifs financiers s’élèvent, ils sont réclamés davantage, dans l’espérance de gains accrus. Ainsi, le système ne se régule pas lui-même. Il est entraîné par un mouvement de spéculation à la hausse qui, un jour, butte sur une crise de confiance, et se retourne.
- L’explication la plus fréquemment avancée pour la crise financière actuelle est celle des dérèglements, des dysfonctionnements du système. Ils existent, indiscutablement. Il y a les errements des fonds spéculatifs (hedge funds) non réglementés ; les dérives offertes par des paradis fiscaux opaques et non contrôlés ; la négation, la dissimulation et la dissémination du risque, alors que celui-ci est inhérent à la fonction de prêteur ou d’emprunteur ; la construction de montages financiers si complexes (l’outil mathématique aidant) que leurs conséquences échappent à leurs auteurs mêmes. À cela se sont ajoutés les rémunérations excessives, l’appât du gain et l’imprudence des acteurs financiers ; le manque de vigilance des banques, des agences de notation et des autorités de contrôle ; et, pour couronner le tout, la passivité des Banques centrales et des Etats. Chacun a sa part de responsabilité dans les dysfonctionnements.
- Mais en vérité, si on va au fond des choses, c’est le système économique et financier lui-même qui est déséquilibré. Depuis trente ans, on a laissé se creuser un écart extravagant entre la sphère financière et l’économie réelle (celle des biens et services). La première est en effet aujourd’hui cinquante fois supérieure à la seconde.
En 2005, les marchés boursiers proprement dits atteignaient un montant plus élevé que le PIB mondial : 51 Tera dollars (51 mille milliards de dollars) contre 44 Tera dollars.
Les transactions sur les marchés des changes, liées aux fluctuations des parités monétaires et ayant pour objet non seulement les couvertures à terme mais aussi la spéculation sur les monnaies, étaient plus de dix fois supérieures (avec 566 Tera dollars) au PIB mondial.
Les transactions sur les produits dérivés, liées aux variations des taux d’intérêt, aux cours de bourse, aux crédits immobiliers (dont aux Etats-Unis les fameux subprimes) mais aussi désormais à des spéculations sur les prix des matières premières ou sur les cours du pétrole et du gaz, excédaient de trente fois, avec 1.406 Tera dollars, le PIB mondial.
Pourquoi cet écart insensé et périlleux ? D’abord, parce que depuis 1971 et la suppression par les Etats-Unis (sous le Président Nixon) de la convertibilité du dollar en or, le monde a renoncé aux parités fixes, les taux de change sont déréglementés et fluctuent, et la valeur des monnaies varie (sauf entre les monnaies européennes rattachées à l’Euro, même si celui-ci bouge par rapport aux autres monnaies). Ensuite, parce que, depuis les années 1980, les taux d’intérêt ont été déréglementés et sont eux aussi instables.
Pour faire face à cette double instabilité, s’est développée une industrie financière globalisée qui, en se réclamant de « l’innovation financière », a proposé des produits de couverture permettant notamment aux entreprises de s’assurer contre les variations de prix (des taux de change et des taux d’intérêt). En somme, on a libéralisé les prix pour se protéger ensuite contre leurs variations ! En est résultée une explosion folle de la sphère financière, car de la couverture à terme on est passé bien sûr à la spéculation, le risque étant transféré, selon des chaînes longues et complexes, à des spéculateurs qui en jouent.
C’est au cœur de cette logique folle qu’a surgi la crise des subprimes : des créances immobilières américaines accordées imprudemment à des ménages fragilisés. Ces subprimes ont pris leur source dans les produits dérivés de crédits, liés au surendettement massif des ménages américains.
Les alertes à propos des déséquilibres du système n’avaient pourtant pas manqué. Les crises, mexicaine en 1994, japonaise en 1995, asiatique en 1997 et 98, russe en 1998, brésilienne en 1999 et argentine en 2001 avaient montré que le système financier était fragile. En 1998, mon gouvernement avait alerté sur les risques encourus et fait des propositions de réformes. Peu d’entre elles ont été retenues. Et, dans le climat de déréglementation et de dérégulation qui imprégnait les milieux économiques et politiques de l’époque, le monde financier a continué à tourner comme il l’entendait, en dédaignant le risque et en se dérobant au contrôle. Quant à ces crises localisées, elles n’étaient pas tenues pour alarmantes, en dépit de leur ampleur, parce qu’elles survenaient à la périphérie du système et dans des pays jugés vulnérables.
Le monde s’est réveillé en 2008 avec une crise violente, qui surgissait cette fois au cœur même de l’empire financier, à Wall Street, dans la première économie de la planète. Rapidement, il a été clair que la tempête qui emportait ou menaçait les plus grands établissements de la Place pouvaient conduire l’ensemble du système à la banqueroute. D’où l’intervention massive des Banques centrales et des Etats. Et si celle-ci a stoppé la panique, il est trop tôt pour affirmer que la crise financière est finie. Il faudrait pour cela être certain que le système est assaini. Ce qui n’est pas le cas.

2 – Depuis, la crise est devenue économique, et donc sociale. En explosant, la bulle financière a projeté ses éclats sur la sphère productive et sur le monde des échanges. Le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, l’Organisation de Coopération et de Développement Economique et nos instituts statistiques nationaux s’accordent tous, malgré quelques écarts, sur le même diagnostic : avec une chute du PIB global de près de 3 points d’une année sur l’autre et une croissance mondiale en 2009 à peine supérieure à zéro, nous connaissons la plus grave crise économique depuis les années Trente.
La récession touche particulièrement les Etats-Unis, au centre du séisme, et les pays développés qui ont laissé prospérer sans frein le capitalisme financier.
Mais le ralentissement n’épargne pas les pays émergents et notamment la Chine, si dépendante de ses exportations et qui place aux Etats-Unis une bonne part de ses ressources en devises. Or, en Chine, une croissance économique ramenée à 6 % peut avoir des répercussions sociales plus brutales que si la récession atteint -3 % en France, où la situation sociale est pourtant déjà tendue.
Quant aux pays en développement, ils seront durement frappés par la baisse des prix des matières premières, par les retraits de capitaux privés et par une éventuelle réduction de l’aide publique au développement.
Ce passage de la crise financière à la sphère économique était en tout cas inévitable. Il y a eu d’abord l’impact mécanique de la tourmente. Celle-ci a entraîné de très lourdes pertes de valeurs que le FMI, dans sa dernière estimation —à mon avis modeste— a évalué à 1.500 milliards de dollars. De plus, les banques et autres établissements de crédit, frappés directement ou ébranlés dans leur confiance, ont rapidement restreint les transactions interbancaires et les prêts aux entreprises et aux particuliers, opérant ce qu’on a appelé un « credit crunch ». Du coup, l’activité économique s’est rétractée, provoquant une multiplication des faillites et des vagues de licenciements. Les secteurs de la construction et du logement ont subi de plein fouet le marasme de l’immobilier lié à la crise des subprimes. La consommation a fléchi à cause des situations d’insolvabilité et en raison de l’épargne de précaution inspirée par la peur du chômage et le climat d’instabilité. Car la progression de la crise a naturellement engendré une perte de confiance chez tous les acteurs de la vie économique, laquelle est alors entrée dans une spirale descendante.
Or l’économie était déjà déséquilibrée par sa financiarisation. Au cours des trente dernières années, la sphère financière a progressivement imposé sa loi à la sphère productive.
Pour assurer des revenus considérables aux actionnaires et aux acteurs financiers —avec ces gratifications dont des exemples spectaculaires et scandaleux nous sont offerts régulièrement par la presse de nos pays— il a été réclamé aux entreprises des taux de rentabilité et des marges de profit déraisonnables par rapport aux normes anciennes : souvent de l’ordre de 20 % ou plus. En conséquence, beaucoup d’entreprises ont orienté leur gestion vers le très court terme (et la recherche du profit maximum), ont opéré des délocalisations (vers les pays à faible coût de main d’œuvre), ont liquidé des établissements jugés peu rentables (selon les nouvelles normes) et recherché à comprimer leur masse salariale.
Cette évolution que les gouvernements ont —selon les cas— encouragée, tolérée ou négligée, a créé un déséquilibre excessif dans la répartition des revenus entre le capital et le travail —au détriment du second bien sûr— qui, outre son caractère injuste et ses implications sociales, a entraîné une insuffisance de la consommation et de la demande.
Et c’est justement pour modérer l’impact sur l’activité économique de l’austérité salariale —impact inévitable dans des pays comme les nôtres où les salariés représentent plus de 80 % de la population active— qu’on a recouru à l’expédient de l’endettement. Aux Etats-Unis, les autorités monétaires (la FED), financières (les banques, les compagnies d’assurances, les sociétés hypothécaires), politiques (l’Administration Bush) ont systématiquement poussé les couches moyennes et populaires à s’endetter, même inconsidérément, par exemple pour acheter leur logement. Il est donc logique que tout ait commencé aux Etats-Unis par la crise des subprimes. Il est cohérent aussi que les pays les plus touchés soient ceux qui ont joué le plus de la déréglementation financière (Grande-Bretagne, Irlande ou Islande) ou ceux qui ont connu un boom exceptionnel de l’immobilier (comme l’Espagne).
On voit en tout cas combien les corrélations sont fortes entre les tendances dominantes et les dérives du système financier, d’une part, et les mouvements de l’appareil productif et les déformations de la répartition des revenus, d’autre part.
Une dernière évidence s’impose : la différence avec la crise de 1929. Sans doute a-t-on dans les deux cas une tempête financière qui bouleverse le climat économique. Mais la crise de 2009 ne se nourrit pas, comme sa grande devancière, des profonds déséquilibres nés d’une guerre mondiale dévastatrice. Elle est endogène et intrinsèquement liée au mode de fonctionnement du système lui-même. Sortir de cette crise vraiment et éviter son renouvellement suppose de modifier celui-ci profondément.
II – Quelles leçons tirer de cette crise ?
1 – Les gouvernements ont d’abord cherché à étayer l’édifice financier et à relancer la machine économique. Cela s’imposait.
- Le renflouement des institutions financières affaiblies —banques, compagnies d’assurance, sociétés hypothécaires, fonds de placements— était indispensable pour éviter une banqueroute générale et un désastre économique. D’ailleurs, quand on a hésité à renflouer, comme avec Lehman Brothers aux Etats-Unis finalement abandonné à la faillite, les conséquences ont été néfastes pour d’autres établissements qui étaient leurs partenaires.
Qui a opéré ces sauvetages ? Les Banques centrales et les Etats. Les premières ont massivement injecté des liquidités dans le circuit monétaire et financier, même celles qui —comme la Banque centrale européenne— s’étaient jusqu’alors signalées par leur orthodoxie et leur obsession de l’inflation. Les Etats, c’est-à-dire les gouvernements, sont intervenus plus puissamment encore en apportant aux institutions financières en péril, soit des ressources propres (sous forme de participations au capital ou de prêts), soit des garanties, par centaines de milliards de dollars, d’euros ou d’autres monnaies nationales. L’une des grandes leçons de cette crise est l’incontournable réhabilitation des Etats. Les mêmes acteurs ou experts économiques qui les sommaient encore, quelques mois auparavant, de ne pas intervenir dans la vie économique se sont mis à réclamer aux Etats leur secours. En effet, il est apparu clairement à tous que les seules autorités légitimes (parce que représentant les peuples) en mesure de lever des ressources pour sauver le système financier étaient les Etats. On sait bien sûr que ces ressources, apportées ex nihilo, devront être couvertes par l’impôt ou bien iront nourrir la dette publique ou l’inflation. Dans tous les cas, à court ou long terme, leur poids pèsera sur les citoyens. En attendant, ce qui est sûr, c’est que les dogmes libéraux ont volé en éclats.
Les gouvernements ont aussi entrepris de relancer l’économie. Ils le font avec plus de force en Asie, restée plus dirigiste, ou aux Etats-Unis, directement frappés par le séisme, et avec plus de timidité en Europe, où la coordination des politiques économiques reste malaisée. Mais partout, des plans de relance ont été élaborés afin de stimuler l’investissement et la consommation. Pour répondre aux inquiétudes de leurs opinions publiques nationales et aux recommandations des organisations économiques internationales, les différentes puissances économiques ont, chacune de son côté mais sans recourir ouvertement au protectionnisme, réalisé un effort global de relance supérieur à 2 % du PIB mondial. Sera-ce suffisant pour sortir rapidement de la récession ? Les avis divergent, et il est sans doute trop tôt pour en juger.
2 – Il faut en tout cas entreprendre maintenant une démarche d’assainissement, de régulation puis de réforme du système monétaire et financier mondial. Ce mouvement est-il engagé ? La réponse à cette question dépend, en partie, de l’appréciation que l’on porte sur les conclusions du deuxième sommet économique tenu à Londres le 2 avril dernier. Ma première impression ne concorde pas avec l’enthousiasme officiel.
- Il y a indiscutablement des aspects positifs dans cette rencontre. Et d’abord le fait de réunir un G20. Lors du sommet de Washington en novembre 2008 ((tenu sans le Président Obama non encore entré en fonction), des champs d’action avaient été identifiés. La tenue d’une deuxième rencontre des 20 principales puissances économiques du monde, laquelle doit se renouveler en septembre à New-York est un bon signe. D’une part parce qu’elle marque une volonté de concertation, d’autre part parce qu’elle signifie le remplacement d’un « club de riches », étroit et homogène, le G7, par une instance plus large, plus diversifiée et plus représentative des nouveaux rapports de force économiques mondiaux.
En outre, malgré des divergences, une double volonté a été affichée à Londres : celle d’affronter la crise économique dans un effort concerté, sans recourir au protectionnisme ; celle de restaurer des contrôles et d’introduire une régulation dans le système financier mondial.
- Mais les pas en avant accomplis par la réunion de Londres en matière de régulation sont, à mon sens, très insuffisants.
Le premier pas, bien modeste, concerne les paradis fiscaux.Une liste de ceux-ci a été établie, qui reprend celle dressée par l’OCDE. Les documents finaux du G20 indiquent que ces centres ne pourront plus s’opposer aux enquêtes administratives et judiciaires qui leur seront adressées. Encore faudra-t-il qu’ils en reçoivent ! Force est de constater que les paradis fiscaux —dont on sait qu’ils ne pourraient survivre si les principales puissances économiques décidaient d’y mettre bon ordre— ne sont pas interdits mais vont subsister. Nos banques et nos grandes entreprises pourront continuer à y placer discrètement des fonds.
Le second pas, fort timide, vise les fonds spéculatifs. Seuls les fonds spéculatifs dits « systémiques », c’est-à-dire susceptibles d’emporter le système financier tout entier, sont directement concernés. Ils devront s’immatriculer auprès d’un superviseur. Naturellement, il sera bien difficile de déterminer à l’avance, surtout s’ils s’abritent dans des paradis fiscaux par nature opaques, quels fonds spéculatifs sont systémiques et surtout lesquels ne le sont pas. Si l’on sait que les deux tiers des centaines de fonds spéculatifs résident dans des paradis fiscaux, on ne peut qu’être inquiet de la minceur des mesures envisagées dans les deux cas. Car l’on peut craindre, qu’une fois la tourmente passée et malgré les déclarations d’intention, le jeu reprenne comme avant. L’interdiction des paradis fiscaux et une réglementation rigoureuse des fonds spéculatifs restent une exigence.
Le troisième pas, ambivalent, touche à la mission de supervision et de contrôle du système financier. Dans le corps du système lui-même, tout va dépendre de la mise en œuvre, effective ou non, des déclarations d’intention du G20 touchant les points clefs du système. Ceux-ci concernent les ratios de fonds propres des banques, la connaissance véritable et le contrôle réel de leur bilan, l’indépendance des agences de notation, la vigilance des autorités de régulation, le retour à une vision saine du risque (en gros : plus la rémunération promise est élevée plus le risque est grand), les limites à la « titrisation » (laquelle consiste à transformer des créances en titres négociables), le confinement des produits dits « toxiques » afin d’assainir les circuits financiers et de restaurer la confiance, enfin la question de la limitation et du contrôle des rémunérations excessives des agents financiers.
Au sommet du système financier, le G20 a choisi de confier la mission de superviser l’ensemble, non pas directement au FMI, mais à un Conseil de Stabilisation Financière (Financial Stability Board, FSB). Celui-ci succède au Forum de Stabilité Financière, créé en 1999, après la crise asiatique. Déjà, à l’époque, mon gouvernement avait demandé que la supervision du système monétaire et financier soit confiée au Fonds monétaire, un organisme officiel issu des accords de Bretton Woods (en 1944) et bénéficiant de la légitimité internationale de la famille des Nations-Unies. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni avaient préféré que soit créée une instance informelle : le Forum de stabilité financière. Son successeur, qui regroupera comme lui les superviseurs (banques, bourses, assurances) des principales places financières, est logé à la Banque des Règlements Internationaux (BRI) à Bâle et est largement influencé par les Banques centrales. Ainsi, ceux qui ont échoué dans la prévention de la crise financière se trouvent parmi les bénéficiaires du sommet.
Quant au Fonds monétaire international, s’il collaborera avec le FSB dans la mise en garde précoce (« early warning ») contre les risques macro-économiques et financiers, il ne se voit pas confier la mission principale de supervision financière. Le FMI est renforcé dans son rôle de pompier mais pas dans celui d’architecte et de régulateur. Ses ressources sont triplées et portées à 750 milliards de dollars. Cela lui permettra de mieux venir en aide aux pays ayant des difficultés conjoncturelles, notamment de balance de paiements. Pour que le FMI joue un rôle accru à l’avenir, il faudra qu’il puisse approfondir la réforme qu’il a entamée.
- Le G20 a malheureusement fait en outre des impasses qui peuvent se révéler à terme dramatiques.
La première concerne l’hypertrophie de la sphère financière. Aucune attention ne semble avoir été portée à l’écart insensé qui s’est instauré entre la sphère financière (avec ses montants colossaux de transactions sur les marchés des changes et sur les marchés de produits dérivés) et l’économie des biens et services. Ne pas pointer ce déséquilibre et ce qui l’alimente : la spéculation, c’est d’une certaine façon s’y résigner, alors qu’il nous menace.
La deuxième impasse porte sur la question de la monnaie et de l’instabilité des taux de change. On sait que, depuis 1971 et la fin de la convertibilité du dollar en or, les Etats-Unis n’ont plus d’obligation internationale touchant leur devise. Ils ont le privilège d’émettre librement une monnaie, le dollar, qui est, du moins jusqu’à présent, la principale monnaie internationale de réserve et d’échange. Or ce privilège est paradoxalement à la source d’une des principales faiblesses de l’économie américaine : l’excès de son endettement interne et externe. Assurés de voir les gains résultant des excédents commerciaux de leurs concurrents revenir sur leur sol sous forme de placements, les Etats-Unis s’affranchissent des disciplines que doivent s’imposer les autres nations et les Américains s’endettent trop. D’où l’origine de la crise récente. Ce n’est pas un hasard si les dirigeants chinois ont soulevé la question des monnaies à la veille du G20 de Londres. Ils ont évidemment un intérêt direct à cela, puisque l’essentiel de leurs excédents sont placés en dollars. Mais évoquer la perspective d’une monnaie internationale était pertinent. Ce n’est pas simplement faire écho à la novatrice idée de Keynes au lendemain de la seconde guerre mondiale d’instaurer une monnaie commune : le Bancor. C’est aussi poser la question de la volatilité des taux de change et celle des privilèges du dollar, préjudiciables à tous, y compris aux Américains. Comme Français, j’ai vivement regretté que dans la semaine même où était décidée la réintégration complète de la France dans l’OTAN, le représentant de notre pays au sommet de Londres n’ait pas donné un écho positif à l’idée chinoise. En quelques jours ont donc été abandonnées deux approches françaises traditionnelles, issues du gaullisme et partagées par les socialistes, qui chez nous faisaient consensus et correspondaient à une certaine idée de la France.
Voir le G20 esquiver la question de l’instabilité monétaire est décevant. Non seulement parce que celle-ci est une des sources de la crise financière, mais aussi parce qu’il n’est guère logique de mener campagne —à juste titre d’ailleurs— contre les risques du protectionnisme (en appelant à conclure le cycle des négociations commerciales de Doha) et de ne pas se prémunir contre les manipulations des taux de change et les dévaluations compétitives.
La troisième impasse, moins surprenante dans un sommet tel que le G20, mais que les gouvernements nationaux feraient bien de ne pas reproduire —face au sentiment d’injustice et à la colère qui ont saisi les opinions publiques et le monde salarial devant le coût de la crise et les profits indécents de ceux qui en sont les premiers responsables—, concerne le partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits. Une des leçons fondamentales de la crise —qui n’a guère été tirée jusqu’ici— est que la poursuite d’une augmentation excessive des taux de profit a déséquilibré l’économie. D’un côté, sous prétexte de compétition, on a imposé l’austérité salariale et poussé les ménages à l’endettement (en particulier aux Etats-Unis) pour compenser l’effet sur la demande de la réduction relative de la rémunération du travail. De l’autre, on a laissé proliférer les activités financières, fondées de plus en plus sur la spéculation, voire sur la simple escroquerie, comme des scandales retentissants l’ont montré. Un mode de fonctionnement économique différent, mieux contrôlé et débouchant sur une meilleure répartition des revenus devra émerger si l’on veut parvenir à un nouvel équilibre économique.
3 – S’interroger à nouveau sur les fins de l’économie, c’est-à-dire sur les formes de la satisfaction des besoins humains, nous conduit à une réflexion plus large sur la crise actuelle. Il y a en effet deux représentations possibles de la crise. Selon la première, la crise est un brusque accès de fièvre, une attaque soudaine dont on se relève pour retrouver, guéri, l’état normal. La crise est un problème conjoncturel qui relève d’une optique de court terme. Dans la seconde conception, la crise n’est plus un spasme mais la manifestation d’un état chronique, l’expression d’un marasme durable, elle révèle un « malaise dans la civilisation ». Elle est une réalité structurelle qui exige une vision de long terme.
La crise actuelle emprunte sans doute aux deux conceptions. Elle est une distorsion momentanée qu’on peut espérer effacer par une régulation adéquate. Elle est aussi le révélateur d’un déséquilibre plus profond qui met en question notre modèle de développement. Dans ce sens, il y a une crise dans la crise.
Notre monde affronte des contradictions majeures. Les inégalités de situations et de revenus, déjà frappantes dans les pays développés et en pleine torsion dans les pays émergents, deviennent immenses et désespérantes si on les examine à l’échelle de la planète. Plus d’un milliard de personnes vivent avec moins de un dollar par jour. Près de trois milliard avec moins de deux. Leur habitat est précaire, leur nourriture déficiente, leur accès à l’eau potable aléatoire, leur droit à l’éducation mesuré chichement. Or, deux milliards cinq cent millions d’êtres humains supplémentaires devraient nous rejoindre sur la planète d’ici 2050, portant sans doute la population mondiale à neuf milliards. Comment les accueillir ?
Le développement économique est pour cela une exigence impérieuse. D’ailleurs de nombreux pays, et parmi eux les géants chinois et indien (2,5 milliards d’êtres humains à eux deux) se sont lancés dans un processus de développement en grand. Des centaines de millions d’hommes et de femmes échappent ainsi à la misère et cette évolution doit être accueillie avec espoir. Mais ces nouvelles « révolutions industrielles » opèrent des ponctions de plus en plus lourdes sur les ressources rares. Et elles engendrent de sévères dommages. Or, nous savons que ce mouvement va s’amplifier.
Pourtant, la planète souffre. Des sources d’énergie s’épuisent, des matières premières se raréfient, des forêts sont menacées, la disponibilité en eau stagne, la désertification progresse, des pollutions s’installent. Surtout, nous sommes dès maintenant menacés par le réchauffement climatique et ses dérèglements. La fréquence des ouragans et des cyclones augmente, le niveau des mers va monter avec la fonte des glaces et menacer des îles et des littoraux (dont certains habités par des populations nombreuses). Les conditions de vie des plus pauvres, dans les pays en développement, peuvent en être plus durement affectées.
Comment éviter que la crise conjoncturelle d’aujourd’hui, avec l’accent qu’elle met sur le court terme, nous interdise de penser la crise structurelle et le défi du long terme ? Comment répondre à la fois à l’exigence de la croissance et à son risque ? En changeant notre modèle de développement.
La lutte contre le réchauffement climatique doit être impérieusement conduite. Le changement d’attitude de la nouvelle administration américaine, s’il se concrétise, peut être un moteur. Globalement, les pays développés qui, depuis la Révolution industrielle ont été les grands émetteurs de gaz à effet de serre, doivent assumer leur responsabilité historique et accomplir la plus grande part de l’effort. Ils devront réduire de façon drastique leurs émissions, et, pour cela, souscrire des engagements ambitieux pour l’après 2012 —il faut l’espérer— dès cette année à Copenhague. Ils devront aussi aider les pays du sud à affronter les conséquences déjà perceptibles du réchauffement tout en limitant —par l’implantation de sources d’énergie renouvelables, par la réduction de l’usage massif du bois et de la déforestation— leur apport au réchauffement. Cela exigera un effort financier considérable : certains l’ont évalué à 50 milliards de dollars par an. Mais celui-ci est incontournable si nous voulons éviter des catastrophes prochaines. Quant aux pays émergents, dont les émissions de gaz à effet de serre deviennent massives, ils doivent prendre leur part de l’action collective.
Parallèlement, nous devons rechercher un nouveau modèle de développement. Il serait vain de s’enfermer dans l’alternative : croissance ou non croissance. Il est plus fécond de rechercher concrètement les voies de ce qu’on appelle aujourd’hui le développement durable. Réduire nos consommations d’énergie, développer les formes d’énergie renouvelables, systématiser le recyclage, mettre la recherche au service d’une économie ambitieuse dans ses fins et mesurée dans ses moyens sont les défis à relever.
Nous devons compléter nos actuels instruments de mesure de la production et de la richesse (et notamment cet indifférencié et trompeur PIB) par des indicateurs prenant en compte les dimensions écologiques et le bien-être durable (PIB vert, Indice de bien-être durable, Empreinte Ecologique ou Ecological Footprint). Nous ne devons pas tourner le dos à l’idée de progrès mais en renouveler profondément le sens.
Le défi du développement des pays pauvres doit être relevé à grande échelle. Pour avoir échoué à maîtriser l’emballement de notre système financier —ce qui a pour conséquence, avec la crise économique, de pénaliser davantage les plus déshérités— nous sommes mal placés pour leur donner des leçons de bonne gestion. Le FMI s’y était exercé dans le passé au point d’être rejeté. En même temps, le modèle de croissance extraverti (c’est-à-dire dominé par les exportations) choisi par les grands pays émergents trouve aujourd’hui ses limites, externes et internes.
Les pays en développement ont besoin à la fois d’accès au marché et d’aide extérieure. Le G20 n’a fait à cet égard que de vagues promesses, en redisant son attachement aux objectifs du Millenium. La Banque mondiale, tournée vers les projets de développement, et l’Organisation des Nations-Unies, qui pouvait faire écho aux souhaits des plus pauvres, ont été en peine de faire entendre leurs voix. Pourtant, trouver les voies d’un développement en grand sur la planète, mais d’un développement plus économe tourné d’abord vers la satisfaction des besoins élémentaires de milliards d’êtres humains, s’impose à nous pour les premières décennies de ce siècle.
Comment conclure ?
La crise économique qui déroule désormais mécaniquement ses effets va entraîner son lot de souffrances : augmentation massive du nombre des chômeurs, baisse des revenus, surcroît de précarité.
Subiront le plus ces maux ceux qui en sont les moins responsables, car ils n’ont pris nulle part au désastre financier qui est à leur origine.
La responsabilité des gouvernements est d’en abréger le cours.
Cette crise doit aussi être l’occasion d’une réflexion en profondeur sur le mode de fonctionnement de notre économie et, sans doute aussi, sur notre modèle de civilisation.
Ce qu’on nous a asséné sur l’impérieuse nécessité de la dérégulation financière, de la déréglementation économique et de l’abdication des Etats, sur les vertus de la financiarisation et sur la fatalité de l’inégalité des revenus s’est révélé mensonger et, qui plus est, dangereux.
Il ne s’agit pas bien sûr d’en venir à une économie administrée, d’instaurer le protectionnisme ou de rigidifier les mécanismes du marché et du crédit. Mais d’établir des règles et d’instaurer des contrôles dont toute activité productive, financière ou d’échange, a besoin pour ne pas dériver.
Car il serait insupportable qu’on ait mobilisé autant d’argent pour porter secours à un secteur, celui de la finance —qui a engendré tant de désordre— pour qu’après coup, tout reprenne comme avant, avec la même avidité, la même irresponsabilité, la même impunité.
Tirons des leçons de la crise.
La régulation est indispensable à la globalisation. Elle passe par une restauration du rôle des Etats et des organisations internationales. La répartition des richesses créées entre le capital et le travail doit être revue dans un sens plus favorable à ce dernier, non seulement parce que c’est juste mais parce que l’équilibre de l’économie en dépend. Cet équilibre repose aussi, à l’échelle mondiale, sur une intégration progressive et maîtrisée des masses déshéritées du sud dans un processus de développement préservant la nature et la vie de la planète. L’économie doit rétablir son emprise sur la finance. L’homme affirmer sa maîtrise sur l’économie. La création, la recherche, le savoir, la production, la solidarité doivent être placés au premier rang des valeurs et des hiérarchies sociales dans les sociétés humaines.
En sera-t-il ainsi ? Peut-être, à terme, si nous tirons aujourd’hui les premières leçons de la crise.
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Lionel JOSPIN
On peut écouter l’entrevue accordée par Lionel Jospin, à ce sujet, à l’émission Planète Terre ici.
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Revue de Presse québécoise de Lionel Jospin au Cérium
[L’Expansion, Le Figaro et Slate.fr

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