Par Henri Tincq
La Compagnie de Jésus, 450 ans après sa fondation, a essaimé dans 150 pays. Ses 19 000 prêtres sont plus nombreux dans le Tiers-Monde qu'en Europe.
La légende noire des jésuites... On en a fait une armée de l'ombre. Sans doute à cause de leur nom - la «Compagnie» de Jésus - pourtant familier aux oreilles religieuses du XVIe siècle, et de celui qui la dirige, le «général» - en fait le préposé général - encore appelé le «pape noir», élu à vie et souverain, comme le pape en blanc. Tout concourt à cette légende: la discipline de fer, la soumission à toute épreuve perinde ac cadaver («ainsi qu'un cadavre»), l'obéissance sans faille au pape, le rôle d'avant-garde armée dans l'éradication des hérésies protestante ou janséniste, la volonté d'influencer les élites bourgeoises dûment sélectionnées et encadrées dans des collèges de choc. Ajoutez la maigreur ascétique et le regard de braise!
En 2006, la Compagnie de Jésus balaie les stéréotypes et renoue avec le génie et le radicalisme de ses fondateurs. Elle célèbre le 450e anniversaire de la mort d'Ignace de Loyola (1491-1556), un aristocrate basque converti, et la naissance, il y a 500 ans, de ses deux premiers compagnons: un Savoyard, Pierre Favre (1506-1546), et un Navarrais, Francisco de Azpilcueta y Xavier, futur saint François Xavier (1506-1552).
Ce sont des illuminés (alumbrados): ils s'appellent «amis dans le Seigneur», fondent à Paris un ordre qui, en 1534, ne ressemble à rien, ni monastique (bénédictins), ni mendiant (franciscains, dominicains). Ils se lient par les voeux traditionnels - obéissance, pauvreté, chasteté - mais se veulent aussi dans le monde, s'inventent même un «quatrième voeu», celui de la fidélité au pape à une époque où, à Rome, règnent les Borgia dans une atmosphère de vice et de népotisme.
De l'intuition
Mais ces fous de Dieu, aventuriers qui vont collectionner les ennuis avec la Sainte Inquisition, sentent que le monde bouge: la Renaissance, les découvertes, le développement des villes et de l'éducation. La conquête de l'Amérique en 1492 - Loyola est né un an plus tôt -, l'ouverture de la route du Cap, l'accès par mer à l'Extrême-Orient sont des chances inouïes.
Dès 1542, François Xavier débarque en Inde, à Goya, et poursuivra sa route en Indonésie, au Japon, avant de mourir en 1554 devant les côtes chinoises. Matteo Ricci (1552-1610) reprend son héritage dans la Chine des Ming en 1601. Cinq ans plus tard, c'est Roberto da Nobili qui, à son tour, accoste en Inde. Ces premiers jésuites ont une idée fixe, dit l'historien Philippe Lécrivain: «Pour annoncer le salut aux populations autochtones, il faut tenir compte de leur humanité, de leur culture, de leurs langues et de leurs rites.»
Da Nobili apprend le tamoul, le sanscrit, s'initie à l'hindouisme, s'habille en brahmane, est fasciné par les spiritualités indiennes. Il baptise les convertis à la foi chrétienne, mais n'exige pas l'abandon des usages locaux. En Chine, Ricci fait mieux: il rédige un catéchisme en chinois, en mandchou, en coréen, en japonais. On le prend pour un nouveau Confucius. Il tente d'expliquer la création divine du monde, l'immortalité de l'âme, l'existence d'un paradis et d'un enfer. Quand il meurt à Pékin en 1610, la Chine compte 2000 chrétiens convertis. À la fin du XVIIe, ils sont 150 000. Aujourd'hui, les chrétiens sont 30 millions en Chine populaire.
Intuition confirmée
«Avec la mondialisation, le brassage des cultures et des religions, on assiste en 2006 à un basculement identique à celui de l'époque d'Ignace de Loyola», assure Jean-Yves Calvez, ancien «provincial» de France. Selon lui, l'intuition cinq fois centenaire des premiers jésuites reste neuve: le goût de l'universel, la priorité à la formation, le lien entre l'action et la contemplation, entre l'attention à Dieu et le souci des hommes, entre une indépendance jalousement défendue, une extrême liberté d'engagement et un attachement quasi militaire à la hiérarchie romaine. Jamais, en cinq siècles, les jésuites - 19 000 dans 150 pays - n'auront été aussi nombreux et répartis sur toute la surface du globe. Ils ont changé d'hémisphère et de... couleur. Ils sont 4000 en Inde et au Sri Lanka, 3000 en Amérique centrale et latine, 3000 aux États-Unis, 1500 en Afrique, 6500 en Europe. Les entrées dans les noviciats sont plus nombreuses en Asie - près de la moitié des «scolastiques» de 2005 - et en Amérique du Sud qu'en Europe.
La Compagnie reste intellectuellement puissante aux États-Unis (les grandes universités de Georgetown à Washington ou Fordham à New York), en Europe, mais elle explose numériquement dans le Tiers-Monde. À Paris, à la faculté de philosophie et de théologie des jésuites (Centre Sèvres), 80 jeunes en formation sont originaires d'une trentaine de pays.
Comme un bonsaï
Suyt Trinh, un jeune Nord-Viêtnamien, pèse chaque mot pour expliquer son entrée dans la Compagnie de Jésus: son enfance dans un pays communiste, des parents «formatés» par l'athéisme d'État, des églises privées de prêtres, une foi associée au colonialisme français. Il fut le premier chrétien de son village du Nord - dont il veut taire le nom - à avoir pu entrer à l'université. «Pas une seule fois, je n'avais entendu parler des jésuites autrement qu'en termes négatifs», dit-il. Suyt Trinh retournera en Asie où «l'Église ressemble à un bonsaï. Elle est plantée depuis longtemps. Elle ne pousse pas vite, mais elle grandit.»
Roman Guridi, un Chilien de 30 ans, a découvert la Compagnie grâce aux «Foyers du Christ» - accueil de sans-abri, lutte contre la drogue, soutien scolaire dans les bidonvilles - créés par le jésuite Alberto Hurtado, un mystique que, le jour de sa canonisation à Rome, le 23 octobre 2005, le président Ricardo Lagos a qualifié de «père de la patrie». «Pendant longtemps, les jésuites ont traîné l'étiquette de communistes», se souvient Roman, désireux de retourner dans son pays pour se battre contre les situations d'extrême pauvreté.
Autre continent, autre défi: le sida en Afrique. Elphège Quenum, un Béninois de 31 ans, s'apprête, lui, à rejoindre Nairobi au Kenya, où a été créé, en 2002, l'African Jesuit Aids Network (AJAN), qui collabore avec d'autres ONG plus facilement qu'avec les gouvernements, car «le sida passe mal dans les discours officiels en Afrique», dit-il. Sa vocation de jésuite vient de cet enracinement africain: «J'avais une image fausse des jésuites. Je les croyais loin du peuple. Or ils sont dans le peuple. Ils vont là où les autres ne vont pas, dans les villages les plus reculés où ils cherchent non pas à imposer des schémas tout faits, mais à parler les langues, à comprendre les coutumes.»
Justice sociale d'abord
Traquer les situations d'injustice et de conflit, aller au contact des cultures locales, «aider les âmes» sur les routes du monde: c'est en 1974 que les jésuites, lors de leur 32e congrégation à Rome, à l'instigation de leur «général» Pedro Arrupe (1907-1991), basque comme Loyola, ancien missionnaire au Japon, adoptent le «décret 4»: option première pour la justice sociale, priorité à ceux qui n'ont ni maison, ni papiers, ni patrie.
Le jeu de piste reste le même: d'abord, ouvrir des collèges et des universités. Les jésuites dirigent une vingtaine d'établissements en Inde, dont le collège Loyola de Madras, qui accueillent une majorité des jeunes de basses castes. Ou, en plein coeur de Tokyo, l'université Sophia, créée en 1908, qui a reçu 22 000 candidatures en 2005. À Macao et à Taipei, l'institut Matteo-Ricci est un lieu de rencontre entre intellectuels chinois et occidentaux. À Taïwan aussi, un jésuite français, Benoît Vermander, peint sous les conseils du maître chinois Li Jinyuan, organise des expositions, et lance la revue Renlaï, sur le modèle de la revue Études en France.
Le prix de l'engagement
Le jeu de piste se poursuit dans les zones déshéritées des mégalopoles d'Afrique, d'Asie, d'Amérique latine. Au nom d'une théologie de la libération suspecte à Rome, les jésuites paient leur engagement en Amérique centrale: six d'entre eux ont été assassinés au Salvador en 1989, à l'Université centraméricaine. Ils comptent des morts aussi au Liban. Ils sont à Sarajevo pendant la guerre, en Irlande pour désarmer les milices, en Colombie dans les zones tampons entre forces gouvernementales et combattants des FARC.
Dans le Kerala et le Tamil Nadu (sud de l'Inde), ils se forment pour devenir avocats et sociologues et, à l'image du père Pierre Ceyrac, vivent auprès des adivasi (populations tribales) et militent pour la défense des droits des dalits (intouchables). Mais le réseau le plus actif aujourd'hui est le Jesuit Refugees Service (JRS), présent dans les camps du Cambodge et de Thaïlande, au Darfour, au Rwanda et au Burundi.
Les jésuites sont moins dociles qu'il n'y paraît. En 1979, à peine élu, le pape Jean-Paul II demande à la Compagnie de remédier à ses «déficiences déplorables»: manquements à la discipline de la vie religieuse, critiques du magistère doctrinal de Rome. Alors, des jésuites claquent la porte et prennent des engagements politiques, surtout aux États-Unis. Au Nicaragua, un Fernando Cardenal préfère quitter la Compagnie plutôt que le gouvernement sandiniste... Fait sans précédent depuis quatre siècles, le père général Arrupe menace de démissionner, mais le pape lui demande de surseoir. Puis il est frappé en 1981 par une maladie cérébrale.
En 2006, la relation avec Rome s'est apaisée, la légende noire des jésuites s'est presque éteinte, les relèves se préparent et si le prochain «général» qui, en 2008, succédera à Peter-Hans Kolvenbach - un Néerlandais élu en 1983 et démissionnaire - est un indien, personne ne s'en étonnera.
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La Compagnie de Jésus célèbre le 450e anniversaire de la mort d'Ignace de Loyola
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