Les français imaginaires (et le réel franglais)

Espérons que les Français, à la suite des Québécois, ne se mettent pas aussi à parler des français imaginaires

Le français — la dynamique du déclin





Présentation
Le récent film du jeune cinéaste Xavier Dolan, Les amours imaginaires, donne à voir non seulement la confusion amoureuse dans laquelle se trouve la jeunesse de son époque mais aussi le français dissocié, partagé entre un franglais familier et un français pur irréel, qui se parle au Québec et dont ce film offre un échantillon décapant, à l'instar de nombreux autres films québécois qui ont mené le combat contre le français de sacristie parlé par les élites québécoises jusqu'au début des années 1960. En fait, le français québécois a subi historiquement un processus, toujours actif, de déréalisation dont l'auteur fournit des exemples, qui montrent qu'il faut aller au-delà de la description des emprunts lexicaux faits à l'anglais pour comprendre la dynamique linguistique au Québec, voire celle qui est en cours dans l'espace francophone.
Extrait
Par habitude, par réflexe congénital, le Québécois typique est celui qui ne peut faire deux ou trois phrases sans y mettre de l’anglais, un mot, une expression, une intonation, une tournure syntaxique, comme si le français ne pouvait se suffire à lui-même pour exprimer quoi que ce soit, des sentiments les plus communs de l’existence jusqu’aux pensées les plus subtiles. Voire, si d’aventure un Québécois parvient à tenir un long discours sans le saupoudrer d’anglais, un étrange malaise s’installe, l’étonnement se conjugue au doute.
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Texte
Les amours imaginaires visionné au Québec depuis le 11 juin 2010 du jeune cinéaste Xavier Dolan encensé à Cannes pour son tonitruant J’ai tué ma mère n’est certainement pas un grand film. Xavier Dolan qui avait joué dans son premier film le rôle d’un adolescent en révolte furibonde contre sa mère monoparentale se remet en scène dans le rôle d’un jeune homme, Francis, qui s’entiche, avec son amie Marie (Monia Chokri), d’un énigmatique éphèbe ambigu à souhait, Nicolas (Niels Schneider), formant ensemble un trio amoureux platonique et fantasmagorique. En maniant avec habilité les plans, les ralentis dont il abuse, ponctués de larges extraits musicaux bien choisis, comme l’obsessionnel Bang Bang interprété en italien par Dalida, Dolan décrit les étapes de l’illusion et de la désillusion amoureuses, suscitées par un être qui refuse toute définition et entretient chez autrui le désir sans jamais lui donner de prise. Les personnages, comme ceux de Francis et de Nicolas en Saint-Jean Baptiste apollinien, manquent toutefois de consistance, à l’instar des dialogues, bien qu’ils recèlent parfois des saillies brillantes. Visiblement Xavier Dolan est un jeune cinéaste prometteur dont les prouesses techniques sont en avance sur la maturité psychologique et artistique. Mais à son jeune âge, on saura lui pardonner cette faiblesse.
Plus intéressante est la description de la jeunesse québécoise que ce deuxième film nous donne avec une certaine candeur. Dolan y dépeint une jeunesse absorbée par ses plaisirs et la quête amoureuse, sans autre ambition que celle-ci, dont la vie sentimentale frise la confusion et la dissociation la plus totales. Piégés par l’idéalisation de leur Nicolas qu’ils se disputent à l’envi, Marie et Francis se partagent entre deux mondes, l’amour éthéré, nourri de fantasmes et de soliloques, et une sexualité débridée sans amour, reportée sur de multiples partenaires avec lesquels les deux protagonistes en duel trompent leurs sentiments blessés. Mais là n’est peut-être pas la dissociation la plus saisissante illustrée par ce film. En fait, les deux amis torturés par leur Nicolas nagent aussi en pleine schizophrénie linguistique. Le français parlé par les deux, ainsi que par les jeunes qui témoignent de leur expérience amoureuse sous la forme de capsules informatives entrelardant la trame narrative du film, est en fait un franglais qui oscille entre deux pôles : le français pur, qui existe sous la forme de citation (comme la citation de Musset placée en exergue au début du film) et qui appartient à un monde lointain, azuré, aussi évanescent que les ombres d’une estampe chinoise; l’anglais, ou pour dire vrai, l’anglo-américain, auquel puisent les personnages de Dolan en phrases entières dans leur discours ou qu’ils chantent spontanément, au plus intime d’eux-mêmes, et que parle avec un sans-gêne grotesque et vulgaire la mère de Nicolas, qui se révèle à Francis comme l’image américanisée, consumériste et aplatie de son bel étudiant en littérature française à McGill, richissime université anglophone au cœur de Montréal. Le français pur, littéraire, européen – ou même le français québécois de bon aloi – demeure toutefois pour ces jeunes une langue étrangère, qu’ils connaissent certes mais ne parlent pas entre eux et qui subsiste sous la forme de l’imprimé, de la belle citation, du recueil de songes. Le français n’est que de l’imaginaire.
La dernière création de Dolan n’est pas le premier film montrant sans pudeur aucune la nature du français parlé au Québec. Une bonne partie du cinéma québécois a tâché de donner à entendre le français québécois, dans ses versions joualisante et anglicisée, comme s’il s’agissait de libérer le Québécois de la tyrannie linguistique exercée par une coterie de puristes qui s’était longtemps employée à lui imposer, à la radio, à la télévision, à l’école, un français réglementaire, un français de sacristie, un français de salon pour esthètes efféminés que l’Église catholique avait transmis dans ses institutions jusqu’au début des années 1960 et qu’a persisté à parler une petite bourgeoisie pincée, loin du « vrai monde ». À défaut d’avoir fait leur indépendance politique, les Québécois, comme le clament aujourd’hui les plus sérieuses émissions radiophoniques et télévisuelles de la « belle province », ont fait leur sécession linguistique, et attachent ainsi deux ou trois ficelles à la francophonie tout en amarrant leur navire linguistique au quai anglo-américain avec force cordages. Le film de Dolan et bien d’autres, à l’instar des médias québécois actuels, relayent dans l’espace audio-visuel le français dissocié qui se parle au Québec, dans toutes les classes de la société, y compris les plus instruites. Par habitude, par réflexe congénital, le Québécois typique est celui qui ne peut faire deux ou trois phrases sans y mettre de l’anglais, un mot, une expression, une intonation, une tournure syntaxique, comme si le français ne pouvait se suffire à lui-même pour exprimer quoi que ce soit, des sentiments les plus communs de l’existence jusqu’aux pensées les plus subtiles. Voire, si d’aventure un Québécois parvient à tenir un long discours sans le saupoudrer d’anglais, un étrange malaise s’installe, l’étonnement se conjugue au doute. Ou bien on s’extasie : « Oh ! I parle bien », pour signaler l’exploit, ou on se méfie, soupçonnant dans cette belle parlure un français emprunté dont la correction camoufle le désir suspect de se rehausser devant autrui et de se démarquer de la populace.
Les linguistes ont déjà décrit avec le vocabulaire qu’on leur connaît la grande variété des emprunts lexicaux faits par les Québécois à l’anglais. Dans leur traité Structure du français moderne (Paris, Armand Colin, 2009), les linguistes Léon Pierre et Parth Bhatt écrivent gentiment : « Le parler canadien français est aussi riche d’emprunts à l’anglais. » En effet, quelle richesse, dont les auteurs se plaisent à énumérer les trésors! Prendre un break (une pause) – emprunt direct. Bécosse (back house, ou cabinet extérieur rustique) – emprunt assimilé phonétiquement. Annonces classées (classified ads, petites annonces) – emprunt calqué. Altération pour réparation – emprunt sémantique. Ça goûte bon (It tastes good) – emprunt syntaxique. Et d’ajouter les deux auteurs, pour nous rassurer : « Mais, il faut le redire, une langue ne meurt pas d’emprunts lexicaux, souvent même elle s’en enrichit. » C’est là une lapalissade qui ne nous avance guère dans l’analyse, puisqu’en effet, toute langue emprunte à ses voisines. Ce qu’il faut comprendre, ce sont les raisons derrière le processus d’emprunt, la dynamique à l’œuvre quand une langue tire systématiquement sa substance d’une autre et cesse petit à petit de compter sur ses ressources propres.
On peut en effet se demander pourquoi le Québécois recourt à l’anglais alors que souvent il connaît l’expression française. Il y a des anglicismes par ignorance et d’autres par préférence. L’une des explications qui rend le mieux compte du phénomène est que le français au Québec, en raison d’une longue domination politique, économique et culturelle, a subi ce qu’on pourrait appeler un processus de déréalisation. Au contact journalier et souvent brutal de l’anglais parlé des Britanniques colonisateurs et des Américains au milieu desquels plus d’un million de Québécois ont émigré entre 1840 et 1930 pour s’y assimiler et dont la culture hédoniste exerce sur ces derniers une séduction incessante, l’anglais est devenu une langue de référence incontournable, une langue étalon, par laquelle le pouvoir et le prestige s’acquièrent, la richesse s’accumule et le réel s’exprime. L’anglais n’est donc pas une simple langue seconde, que l’on parle par culture et enrichissement personnels, mais une langue normative, qui a vocation à dire le monde, ses lois, ses lourds engrenages auxquels nul n’échappe. Dès son tout jeune âge, le Québécois apprend, souvent de ses parents mêmes, que sa langue maternelle est une langue déjà seconde, sans avenir, handicapée et même handicapante, et qu’il lui faudra coûte que coûte se mettre à l’anglais s’il veut se tailler une place sous le soleil boréal nord-américain. L’affichage public en français et l’école française obligatoire pour les immigrants ont certes relevé quelque peu le statut du français depuis 1977, quoique sans vraiment renverser la dynamique déréalisante du français qui a toujours été à l’œuvre au Québec. Le Québécois a peu d’exemples devant lui de compatriotes qui ont réussi sans manier l’anglais avec une perfection phonétique désarmante ou sans métisser leur français d’un anglais indiquant une ascension sociale probante. Seuls quelques écrivains et professeurs de français au petit salaire et sans véritable reconnaissance parlent un français sans anglais, et la jeunesse avide de succès, qui peine à apprendre un français platement grammatical dans des écoles secondaires où la littérature a été largement bannie, prend pour modèles des parvenus décomplexés, qui vont du français vers l’anglais souvent dans la même phrase, dont la fortune et la célébrité se sont édifiées dans le monde anglo-américain.
C’est pourquoi l’anglais fait souvent irruption dans le parler québécois, quand bien l’emprunt semble en apparence peu justifié, en guise de signal que le locuteur envoie pour dire à l’autre : « je suis dans le réel, ce que je dis, je le pense réellement ou existe véritablement. » L’anglais est un marqueur de réalité, dans un contexte sociolinguistique où le français n’exprime plus que le souhait, la virtualité, le simple vouloir, devient une espèce de langue résiduelle qui a perdu sa consistance, comme un deuxième clavier sur lequel on pianote à défaut de pouvoir faire ses gammes sur le premier d’une tonalité plus éclatante. Les emprunts à l’anglais jouent ainsi différentes fonctions. 1- Le vocatif : « Eh Gang ! » (dans le parler adolescent) ou « man », on sollicite l’attention de ses amis par un appel en anglais, plus marquant, plus viscéral que le français. On entend aussi souvent entre hommes : « Eh! Les boys! »; au Québec, la virilité ne parle pas français. 2- L’apostrophe d’étonnement : « Oh boy! », placé en début d’une phrase, pour indiquer l’imprévu, le choc avec le réel, le retour dans la réalité après avoir séjourné en français dans l’idéal ou la naïveté. C’est devenu une interjection courante dont usent animateurs de radio, journalistes et même les universitaires dans leurs communications officielles avec le pouvoir…. Nouvelle expression exclamative à la mode chez les jeunes : « Oh my God!» . 3- Le transfert de plan : comme les « by the way », « anyway » (d'après La Presse, le prochain film de Dolan s'appellera Lawrence anyways), « never mind » qui entrecoupent une phrase pour signifier le changement de plan dans le rapport au réel, pour passer à autre chose, orienter la conversation vers son point central ou la conclure. 4- L’emphase itérative: après avoir dit quelque chose en français, le Québécois redit exactement la même chose en anglais, pour se faire comprendre, insister sur son message et sa bonne réception ; « You know what I mean ? ». 5- L’attache affective, sexuelle ou filiale : comme le fameux « chum » ou le « fuck friend » mieux à même de dire la « chose » que le français ; les jeunes parents Québécois se plaisent maintenant à nommer leurs enfants « kids » : j’ai trois kids. Les prénoms anglais sont aussi monnaie courante, surtout chez les garçons : William (prénom le plus populaire en 2007), Anthony, Jeremy, Dylan, Kevin, Steve.... 6- L’expression de la colère ou de la frustration: les gros mots empruntés à l’anglais (fuck, shit) ont souvent plus d’effets que les anciens jurons blasphématoires (tabarnak, chriss) utilisés par les Québécois, en réaction contre l’emprise de l’église catholique. 7- L’expression du plaisir vrai : c’est « l’fun » ou c’est « cool » dit-on pour exprimer le plaisir que l’on trouve dans une occasion ou une activité. 8- L’accord phatique : le Québécois n’emploie pas le français pour exprimer son accord ou signifier qu’il écoute le propos de son interlocuteur. Il dit « o.k. » et plutôt que « d’accord » ou « entendu ». 8- Le renchérissement positif : dans certaines circonstances, souvent après une victoire, l’exaucement d’un souhait, le Québécois dit « Yes ! » ou « Yes Sir ! » en haussant la voix. L’anglais a plus de résonance pour annoncer un triomphe, la joie ou une grande satisfaction. 9- Le superlatif : l’anglais peut exprimer à lui seul le superlatif, comme dans l’expression « être en shape », qui fait plu s convaincant qu’être simplement en forme… 10- Le conformisme légal : la langue institutionnelle au Québec est truffée d’emprunts sémantiques à l’anglais, les mots français étant utilisés dans leur sens anglais, tels « province » pour « État fédéré », « gouvernement » pour l’État tout entier ou l’Administration, « juridiction » pour les « compétences législatives » de l’Assemblée nationale. Lors d'un procès, des avocats s'adressent encore au juge en l'affublant du nom de « Votre Seigneurie », (Your Lordship). S’agissant des choses du pouvoir, le français ne peut rien d’autre que décalquer l’anglais. 11 – La volonté d’écart : les Québécois n’ont pas développé une telle chose que l’argot, une espèce de contre-langue à l’intérieur de la langue, par laquelle une classe sociale, un groupe marginal tentent de déconstruire les normes du bien parler de la bonne société pour s'inventer une langue parallèle, insoumise, codée. Au Québec, le franglais, mâtiné de joual, tient lieu d’argot, c’est par le recours à l’anglais que la déconstruction ludique, jouissive ou rageuse du français se pratique, jusqu’à l’avilissement. C’est un sport national auquel beaucoup de Québécois excellent. Un sport qu'ils pratiquent un peu à la manière d'un maître fatigué par son vieil animal de compagnie toujours fidèle et indéfectible dans la présence qui donne à son animal des coups de pied ou lui crie des injures sans parvenir à s'en débarrasser. Le franglais est donc la contre-langue à l’extérieur de la langue, qu’ils portent en eux-mêmes tel un ressort intérieur participant de leur identité. Le français est trop irréel, dévitalisé, vaporeux, pour saisir de ses bouillons de fine dentelle le réel fuyant et abrasif. C’est ce qui s’appelle être assis continuellement entre deux chaises, une situation que les linguistes dans leur terminologie désignent du vocable de « diglossie ».
Bref, on voit que les emprunts à l’anglais au Québec, dont l’énumération qui vient d’être faite est loin d’être exhaustive, sont assez éloignés de l’emprunt snobinard qu’ont pratiqué longtemps les élites françaises et dont Proust avait déjà donné un avant-goût dans À la recherche du temps perdu, lorsque par exemple, Odette (Mme de Crécy) s'exclame : « vous savez que je ne suis pas fishing for compliments » ou mentionne le « home » du « smart » M. Swann, son « darling ». Paraît « snob » au Québec cet équilibriste s’entêtant à marcher sur la corde raide d’un français flottant dans les airs et qui, vu d’en bas où rugissent les fauves et ricanent les clowns sous les hourras d’une foule échappée des griffes de la grammaire, semble un mince fil, incapable de soutenir ce qui a du poids. Espérons que les Français, à la suite des Québécois, ne se mettent pas aussi à parler des français imaginaires. Dans un magasin d’articles de sport du centre-ville de Montréal, j’ai pu entendre ces jours-ci un jeune vendeur, probablement un Français fraîchement installé, dire de son équipe nationale de « football » aux exploits peu reluisants à la coupe mondiale tenue en Afrique du Sud : « C’est une gang de loosers, comme vous dites ! ». C’est tout dire.
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Marc Chevrier est professeur au département de science politique de l'Université du Québec à Montréal

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Professeur au département de science politique de l'UQAM - Docteur en science politique, Marc Chevrier collabore régulièrement à L'Agora depuis plusieurs années. Il a publié divers articles sur la justice, la culture politique au Québec et au Canada et sur la réforme de l'État.





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