Les enfants de la <i>surfing class</i>

Chronique d'André Savard


On a eu droit pour changer au cours des dernières semaines à de nombreux discours sur les temps nouveaux, la meilleure des époques qui est la nôtre. Les individus y prennent le risque de la pensée. Ils ont trouvé la multiplicité, un centre intégrateur de “multiples présences”. Ce n'est plus l'univers à appellation contrôlée opposant franco et anglo. Nous vivons désormais dans un total respect des différences entre une théière anglaise, une Bible, un tapis de prière ou d'autres manières de prier Dieu selon des mystiques hautement individuelles. Parmi elles il doit bien y avoir la foi capitaliste chrétienne de Stephen Harper.
Les belle-soeurs de Michel Tremblay se réunissaient pour coller des timbres Gold Star afin de gagner les primes du catalogue. Aujourd'hui, les belle-soeurs prépareraient des sushis ensemble en suivant la procédure par étapes enseignée sur vidéo. Entre elles, elle se diraient que quelque chose a été accompli. Elles prononceraient des tirades sur l'être individuel qui accumule des trésors. “Les options sont illimitées à l'échelle individuelle, dirait l'une avec un langage désormais pointu. Demande-toi ce qui te rendra la plus heureuse à l'échelle individuelle et va à la poursuite de tes rêves.”
Quelque chose d'énorme est commencé, un formidable début générationnel qui fait que les données des antiques débats n'auront plus cours. Chaque semaine des individus à la fine pointe de l'évolution nous apprennent qu'un nouvel état des choses les situe au-dessus de la mêlée. Ils sont parvenus à des extases inimaginables, tout ça rien qu'en se baladant l'esprit ouvert, la rose des vents entre les lèvres. Ce sont des surfistes aux attaches très mobiles que les palabres entre anglos et francos ne concernent plus. La cause nationale est désuète pour les enfants de la surfing class.
On aime bien parler d'individus. On aime bien les regarder comme des personnages en chemin dans un avenir illimité. Ou encore on sympathise pour leurs ennuis au boulot, les pneus crevés, les chamailles avec le propriétaire. En quoi le statut du gouvernement du Québec les aidera-t-il à dénouer pareils nœuds? Ça ne les concerne pas.
On dénonce le prétendu mensonge des générations chauvines pour nous disculper face à la cause nationale québécoise. On sait bien que les nouvelles générations peuvent filer sur une piste de rouli-roulant à Prague ou bronzer sur les plages de Malaisie autant qu'un vieux retraité en Floride. On sait bien que certains jeunes se foutent de la question nationale autant que certains vieux retraités en Floride. C'est une erreur de placer une génération strictement du point de vue de ce qui advient, du commencement. C'est lui nier la densité, la profondeur car un individu ne prend pas le risque de penser en fonction uniquement de sa génération.
On sait que plusieurs, toutes générations confondues, ne jurent que par eux-mêmes. Les ténors de la foi en soi-même abondent. Pourquoi crier au grand changement d'état de conscience parce que certains vantent leur grande aptitude à la jouissance, leur posture si nouvellement égocentrique, leur allure de dandy?
Pendant que vous débattez, lit-on périodiquement dans la grande presse, les choses sont en train de se faire et elles sont déjà fantastiquement ailleurs. “Jeune homme et jeune femme, sois sans crainte, dit-on dans de nombreux discours calqués sur les méthodes d'entraînement à la motivation. C'est toi qui mènes! Ne laisse personne te convaincre du contraire. Tu vis dans un monde sans limite et tu n'as qu'à prendre au jardin de la vie. La solution est en toi-même!”
Si Voltaire renaissait aujourd'hui, il pourrait réécrire Candide. Voltaire a écrit Candide pour railler les lecteurs de Leibniz qui croyaient que l'on “vit dans le meilleur des mondes possibles”. Notre époque contemporaine compte des myriades de Leibniz improvisés.
C'est bien beau ces tirades sur l'être individuel, l'exigence de se recentrer sur soi. « Rien ne t'empêche de combler les espérances que tu fondes sur toi-même, nous disent les Leibniz modernes. Tu es juste de la bonne génération pour cela. »
Vous avez peut-être lu la semaine dernière que la cause nationale était tombée dans la sciure. Un jour vous apprenez d'un gourou qui doit vous enseigner les lois scientifiques du succès que vous êtes une molécule individuelle fondue dans de vastes tentacules planétaires. Une autre semaine vous apprenez que votre cerveau individuel contemporain est si intelligemment intelligent qu'il est affranchi des conditions locales.
L'individu tel que décrit m'irrite par sa transparence arbitraire.
Il y a dans le concept de l'être individuel un refuge. On aime bien se faire dire que l'on a pas à résoudre des problèmes dont on n'a que faire. “Oubliez le dépit. Vous êtes le seul responsable de votre destinée, nous prescrit le langage branché. Vos problèmes sont attribuables à un cadre linéaire de pensée. Il suffit de définir votre champ d'action là où les choses se passent et peuvent se passer désormais. Il suffit de découvrir où vous êtes supérieurement compétent comme individu et suivre l'indice de vos plaisirs.”
On présente l'individu comme étant la référence radicalement naturaliste. C'est un hédoniste qui se maintient dans les détails de son épanouissement personnel, pas dans les idées. Comme aux Etats-Unis on oppose la défense de l'individu aux causes indésirables et on en fait une affaire d'Etat.
Les jeunes, nous dit-on, voyagent par goût du hasard et de la rencontre. Ils appartiennent à la multitude hétérogène. Ils n'ont guère besoin d'un sens unique et total. On sous-entend par « sens unique et total » la nation québécoise que l'on oppose aux contemporains de la grande émancipation.
Cette grande émancipation générationnelle, c'est une aimable version de l'Histoire. La nation québécoise est disparue ou va disparaître au fond d'un vide sanitaire avec les énormités qu'a fait commettre le chauvinisme. Il ne restera plus que des idées d'une si folle audace qu'aucune ne nuira au régime canadien.
André Savard


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