Les démocraties contemporaines sont-elles éprises de populisme?

9a6439e967fba8d5bdd55cb9e702103e

Comment croire à un progressisme positif porté par une élite qui agit contre le peuple ?


Les démocraties contemporaines seraient, sinon malades, au moins éprises du populisme. De gauche ou de droite. En tout cas, la liste des formations politiques et des leaders au pouvoir qui se réclament de la substantifique volonté du peuple réel, par-delà les vieux partis et les surpuissantes corporations, ne cesse de s’allonger.


Les preuves du complémentaire, sinon du contraire, semblent pourtant s’accumuler tout autant. Au fond, au lieu d’une — ou en même temps qu’une — sorte de nouvelle rébellion des masses, n’assiste-t-on pas à une trahison des élites ?


Des exemples récents ? Les chicanes entêtées au sommet à Washington — «si tu veux m’empêcher de prononcer mon discours sur l’état de l’Union, alors je vais clouer ton avion au sol…» —, tous ces enfantillages calculés font que les États-Unis poursuivent la plus longue paralysie (shutdown) du gouvernement fédéral. La France, elle, connaîtra samedi sa dixième manifestation des gilets jaunes contre des politiques centrales jugées paupérisantes, pas exactement ce qui avait été promis.


En Suède, la formation d’un gouvernement de coalition cette semaine a mis quatre longs mois après les dernières élections à se matérialiser. Et puis, bien sûr, les députés de Londres viennent de rejeter avec une majorité écrasante l’entente de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (Brexit) deux ans après le référendum affirmant ce choix. Vox populi ?



Les élites déconnectées tendent même à mépriser cette base, par exemple, en ridiculisant les préoccupations que peut avoir le peuple pour certains sujets




Au lendemain du vote fatidique et historique à Westminster, l’essayiste indien Penkaj Mishra a publié dans le New York Times un texte d’opinion dans lequel il rend responsable de l’échec du Brexit « l’incompétence maligne de la classe dirigeante britannique ». Il y fait un parallèle avec le « retrait catastrophique » des Anglais de leur « empire indien » en 1947, les mêmes représentants de « l’élite britannique ayant révélé à plusieurs reprises depuis deux ans leur orgueil, leur entêtement et leur inaptitude ».


Au secours, Christopher !


La trahison des élites donc. La formule se retrouve dans le titre du livre de l’historien des idées et des mentalités Christopher Lasch (1932-1994), La révolte des élites et la trahison de la démocratie, paru juste après sa mort. On y retrouve cette formule synthétique, prophétique et lumineuse : « Il fut un temps où ce qui était censé menacer l’ordre social et les traditions civilisatrices de la culture occidentale, c’était la révolte des masses. De nos jours, cependant, il semble bien que la principale menace provienne non des masses, mais de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie. »


Il y a certainement de la trahison des peuples et de la démocratie dans les blocages observés un peu partout dans les gouvernements, y compris ici, par exemple, quand le Parti libéral fédéral a vite reculé sur sa promesse d’instaurer un mode de scrutin proportionnel. Seulement, pour Christopher Lasch, la réalité de la révolution des gens d’en haut dépasse largement le cadre politique pour affecter toute l’organisation de la société.



Dans la perspective de Lasch, les élites révolutionnaires dirigent le gouvernement, les ministères, des compagnies qui profitent de la mondialisation, mais elles sont aussi publicistes, traders, programmeurs, artistes ou même journalistes. Ces groupes au sommet de la pyramide font la promotion de la mobilité sociale, de l’autonomie individuelle, de la réussite par le dépassement de soi, de la méritocratie comme du cosmopolitisme. Ce qui laisse en rade les classes moyennes inférieures, les sous-diplômés, les gens des lointaines banlieues et les déclassés de l’économie globale.


« Christopher Lasch reproche aux élites d’oublier les limites et les besoins de leurs commettants, de négliger les intérêts des électeurs et de tendre à gouverner sans se soucier de la base, explique le philosophe Thomas Vachon. Les élites déconnectées tendent même à mépriser cette base, par exemple, en ridiculisant les préoccupations que peut avoir le peuple pour certains sujets. »


Philosophe de formation, Thomas Vachon travaille à une thèse sur Christopher Lasch à l’Université d’Ottawa. Son sujet traite de la conception et de la critique du libéralisme et du progrès chez Lasch.


« Cet auteur, malheureusement un peu tombé dans l’oubli, est intéressant pour notre époque parce que c’est un historien qui s’intéresse à la société américaine contemporaine. Il a notamment écrit pour se demander comment il est encore possible de croire à l’idéologie du progrès à notre époque. Cette illusion, je la tiens dans ma main, avec mon cellulaire, avec la technique qui devrait nous mener au “seul et vrai paradis”, selon le titre de son avant-dernier livre. »


Lasch en avait contre les élans progressistes qui affectent de manière quasi religieusement les entrepreneurs capitalistes comme les socialistes plus ou moins pragmatiques, sans oublier maintenant les zélateurs à chaud de la nouvelle économie. Il critiquait tout autant la consommation débridée, la destruction de l’environnement et la division du travail. Il se décrivait comme un conservateur de gauche.


Christopher Lasch aide aussi à repenser ce qu’on s’évertue à décrire comme du populisme, mais qui n’en est pas, selon sa vision, conclut M. Vachon. Pour lui, le populisme ressemblerait plutôt à une sorte de voie mitoyenne entre le libéralisme et le socialisme. En tout cas, il devrait mettre l’accent sur les solidarités interindividuelles, la production locale et un respect comme une appréciation juste du passé.




-->