Les contrats d'infrastructure - La dangereuse proximité des secteurs public et privé

Cette proximité peut s'expliquer par cinq facteurs concernant la nature même des contrats, de l'industrie et de l'organisation politique

JJC - chronique d'une chute annoncée

Les élections municipales étant maintenant passées, il serait grand temps de poser un regard plus systémique sur la question de la collusion dans l'octroi des contrats d'infrastructure. Au-delà des allégations, inquiétantes à leur face même, de conduite frauduleuse et criminelle visant certains individus, il semble qu'une réflexion en profondeur devrait s'amorcer quant aux causes institutionnelles de ce phénomène.
Cette réflexion pourrait avoir comme point de départ la position névralgique des contrats d'infrastructure dans l'interaction entre les secteurs public et privé dans le domaine de la construction. L'octroi de ces contrats par le gouvernement provincial et les municipalités constitue en effet un terreau fertile pour la prolifération de diverses pratiques allant à l'encontre des règles de bonne gouvernance. La proximité de plus en plus grande entre les secteurs publics et privés constitue un catalyseur favorisant, à terme, les malversations et le copinage.
Cette proximité peut s'expliquer par cinq facteurs concernant la nature même des contrats, de l'industrie et de l'organisation politique.
Premièrement, les contrats d'infrastructure ne sont pas des contrats comme les autres. Tout particulièrement dans le domaine du génie civil, ils ont la particularité de ne provenir que d'une seule source: les gouvernements. Le gouvernement provincial et les administrations municipales sont les seuls donneurs d'ouvrage, encourageant par là même les relations quasi incestueuses entre les représentants des firmes privées et les administrations publiques.
Deuxièmement, le rôle très important de l'administration municipale dans l'octroi des contrats d'infrastructure contribue au manque de transparence de la collaboration public-privé. L'importance relative des sommes en jeu, combinée au désintérêt populaire et médiatique généralisé pour la politique municipale, font des contrats municipaux d'infrastructure des mécanismes particulièrement propices au trucage des procédures d'appels d'offres.
Collusion et contrôle
Troisièmement, les industries du génie-conseil, de l'urbanisme-conseil, de la construction et des services juridiques constituent, à l'échelle québécoise, des oligopoles virtuels, c'est-à-dire des marchés peu compétitifs où quelques gros joueurs se partagent l'essentiel du pouvoir, des revenus et des emplois. Ceci favorise d'autant la collusion entre les firmes (peu nombreuses et dont les dirigeants se connaissent bien), ainsi que le désir des gouvernements d'octroyer de façon relativement volontaire les contrats en contournant les mécanismes de marché visant à garantir le prix le plus bas.
Quatrièmement, les réformes administratives à saveur néo-libérale, entamées par le gouvernement Bouchard et poursuivies par le gouvernement Charest une décennie plus tard, rendent plus difficile le contrôle que doit exercer la fonction publique dans l'administration des contrats. La réduction des dépenses de l'État a eu pour effet de vider la fonction publique de son expertise et de sa capacité d'agir comme contrepoids à un secteur privé tout-puissant.
Cinquièmement, une place de plus en plus grande place est faite au secteur au privé dans la formulation et la mise en oeuvre des politiques publiques par le truchement des partenariats public-privé, des tables de concertation et autres contrats d'accompagnement technique. L'industrie privée devient donc un décideur public important, mais un décideur dont les agissements ne sont pas soumis aux mêmes exigences de responsabilité et de transparence que celles qui sont attendues de l'administration publique.
Mécanismes absurdes
Le Québec se retrouve donc, dans le domaine des infrastructures publiques du moins, devant une situation de corporatisme de facto, un régime politique organisé autour des attentes de l'industrie privée. L'article publié à la une du Devoir du samedi 24 octobre 2009 donne un bon exemple de ce genre d'arrangements, où les dirigeants des firmes de génie-conseil jouissent d'une voix forte au ministère des Transports, se réunissant au moins deux fois par année avec la haute fonction publique.
Cette proximité entre l'industrie et l'administration publique révèle toute l'absurdité de la position selon laquelle les mécanismes de marché, basés sur la concurrence et la diffusion ouverte de l'information, sont garants de la bonne gouvernance et de l'acquisition la plus économique possible de biens et services. Dans un marché aussi peu compétitif que celui des infrastructures, la logique de marché est difficilement applicable.
Il ne s'agit pas ici de suggérer que le secteur privé n'a pas sa place. Ce dernier a, depuis toujours, eu un rôle important à jouer dans la réalisation de grands (et de petits) projets d'infrastructure. Son expertise technique, sa flexibilité et sa capacité d'exécution peuvent être exploitées, mais cela doit se faire dans le cadre de la bonne gouvernance démocratique, et non au détriment de cette dernière.
Réflexion en profondeur
Ainsi, en parallèle avec une enquête policière ou une commission d'enquête publique sur l'industrie de la construction, c'est une réflexion en profondeur sur la nature de la collaboration public-privé en matière d'infrastructures qui doit s'amorcer. Cette réflexion pourrait porter, en ce qui a trait au «micro», sur la forme que devrait prendre l'octroi des contrats et, en ce qui concerne le «macro», sur les règles et les chasses gardées qui devraient régir les interactions entre les sphères publique et privée.
D'une part, une réflexion sérieuse sur les mécanismes d'octroi des contrats devrait tenir compte d'éléments tels que la volonté d'assurer un prix juste dans un contexte où la concurrence est imparfaite, le maintien de la capacité de l'État d'octroyer des contrats de façon à maximiser leurs retombées économiques, ou encore les manières d'éviter l'instrumentalisation de l'évaluation des soumissions. La logique de l'appel d'offres telle que pratiquée actuellement, censée garantir un prix juste dans un marché compétitif, n'est certainement pas adaptée au contexte oligopolistique québécois.
D'autres solutions peuvent être envisagées ou explorées, notamment: la revue en profondeur des critères d'évaluation des soumissions de manière à ne pas favoriser la relation préalable avec le donneur d'ouvrage et l'abandon de l'obligation d'accorder une pondération démesurée au prix; l'encadrement plus strict de la formation et du travail du comité de sélection et d'évaluation des soumissions; la négociation de gré à gré basée sur des données comparatives (benchmarking) de coûts; le fractionnement des contrats; l'octroi de ces derniers de façon ouverte à des entreprises préqualifiées selon leurs capacités à fournir des retombées économiques locales, etc.
Fonction publique
D'autre part, la question de l'interaction entre les sphères publique et privée devrait être abordée dans l'optique démocratique, c'est-à-dire du contrôle par les élus et les citoyens des décisions de nature publique et de leur mise en oeuvre. Ceci suppose une subordination — et non un partenariat d'égal à égal — du secteur privé par rapport à la chose publique. Concrètement, cette subordination doit s'effectuer de manière à restreindre le plus possible l'influence du secteur privé (et surtout des firmes de génie-conseil) dans la prise de décision et à le forcer à se cantonner au rôle d'exécutant.
Évidemment, il faut, pour que cela soit possible, une fonction publique dotée de l'expertise et des ressources lui permettant de comparer, d'évaluer et de contrôler les interactions qu'elle a avec le secteur privé, des politiciens assumant pleinement leurs responsabilités de décideurs publics et de gardiens du bien commun, ainsi que des citoyens exerçant leur droit de vote et participant activement au débat public et à l'évaluation critique de la classe politique et de l'industrie.
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Pierre-André Hudon - Candidat au doctorat en administration publique à l'Université d'Ottawa


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