Les Black Panthers contre l’Empire

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Le 29 novembre 1968, 1 500 délégués de toutes les régions des Amériques se réunissent à Montréal pour la Hemisphere Conference to End the War in Vietnam. Au nombre des participants, on note la présence de Salvador Allende, alors sénateur au Chili, d’une délégation de dirigeants nord-vietnamiens, de représentants du Black Panther Party et de « Quebecois secessionnists », comme le mentionnent Joshua Bloom and Waldo E. Martin Jr. dans Black Against Empire, The History and Politics of the Black Panther Party, University of California Press (2013), un livre lauréat du American Book Award.


Lors de la plénière inaugurale dans l’Église St James, Bobby Seale des Black Panthers déclare que la paix ne peut être obtenue sans justice et que la guerre au Vietnam est un acte criminel d’agression des États-Unis. Il ajoute que le thème de la conférence doit être modifié. Plutôt que « d’appeler à la paix dans le monde, elle doit apporter son soutien aux luttes de libération ». Conséquemment, il propose de changer l’appellation pour Hemispheric Conference to Defeat American Imperialism. La proposition est acceptée avec enthousiasme et un membre des Black Panthers est nommé président de la conférence. Le journal Le Monde, qui couvre l’événement, écrit : « Les Panthers ont capturé l’imagination des délégations internationales et donner le ton de la conférence ».



Black Panther Party for Self-Defense


Fondé en 1966 à Oakland en Californie par Huey Newton et Bobby Seale, le Black Panther Party (BPP) était alors en pleine ascension. Il allait ouvrir des chapitres dans 68 des principales villes des États-Unis. Son journal tirait à 150 000 exemplaires. En 1969, son appel à créer un front antifasciste au pays de l’Oncle Sam sera entériné lors d’une conférence réunissant 4 000 militants représentants plus de 300 organisations de la gauche américaine. La Student for Democratic Society (SDS), qui comptera jusqu’à 80 000 membres, reconnaîtra le rôle d’avant-garde du BPP. Des délégations du parti seront reçues, entre autres, à Cuba, en Corée du Nord, au Vietnam par le Premier ministre, en Chine par Chou en Lai et l’Algérie accordera un statut d’ambassade à sa délégation à Alger.


Mais la première reconnaissance du Black Panther Party, à la source de toutes les autres, était celle de la communauté noire des États-Unis. Pourquoi ? Parce que le BPP – dont le nom d’origine était le Black Panther Party for Self-Defense – était voué à sa défense, ses membres n’hésitant pas à porter des armes chargées pour affronter les forces policières qui harcelaient les Noirs.


À l’origine du BPP, il y a Bobby Seale et Huey Newton, qui s’étaient rencontrés en 1962 au Merritt College, lors d’une manifestation dénonçant le blocus contre Cuba. En 1966, un groupe de militants de Los Angeles, le Community Alert Patrol (CAP), qui patrouillait le quartier Watts pour dénoncer le régime de terreur que faisait régner la police, était venu à la conclusion suivante : « Il n’y a qu’une façon d’y mettre fin et c’est de s’armer et de commencer à tirer ». C’est à Watts, en 1965, qu’avait eu lieu la plus grande rébellion urbaine des États-Unis et lorsque Martin Luther King s’y était présenté pour promouvoir sa stratégie de la non-violence, il avait été vivement rabroué.


Après avoir lu la déclaration du CAP dans son journal, Huey Newton avait découvert que la loi de la Californie autorisait le port d’armes chargées en public à la condition que celles-ci ne soient pas dissimulées. Il décide alors d’organiser des patrouilles, sur le modèle de ses camarades du CAP à Watts, mais avec des militants armés ! Les confrontations violentes, avec échange de coups de feu, avec la police leur mériteront le profond respect de leur communauté.


Ils emprunteront aussi à la CAP le logo de la panthère noire. Il avait d’abord été utilisé par une organisation qui oeuvrait à la création d’un parti politique noir indépendant à Lowndes County, en Alabama, où milite Stokeley Carmichael, qui deviendra un des leaders du BPP. Se joint aussi au groupe initial Eldridge Cleaver, journaliste au magazine Remparts, qui s’enthousiasme pour l’initiative de Newton et Seale.


Dans une série d’essais publiés dans le journal Black Panther, Newton qualifie les rébellions comme celles de Watts de résistance politique spontanée et peu sophistiquée. Il propose plutôt de transformer les ghettos en force militaire organisée en mesure de négocier de meilleures conditions de vie avec le pouvoir.


Les auteurs de Black Against Empire replacent ces développements dans le contexte du vacuum politique laissé par la désintégration du Mouvement des droits civiques, faute de ségrégation légale à défier, après l’adoption en 1964 du Civil Rights Act et en 1965 du Voting Rights Act. Dans les villes, on parlait de Black Power, mais sans le définir. Newton et Seale le définiront. Le BPP se présentera comme le représentant légitime de la communauté noire dans sa lutte pour le Pouvoir Noir.


La rupture s’accentuera avec les organisations réformistes lorsqu’éclatent en 1967 des émeutes à Newark au New Jersey et à Détroit. Des armureries sont pillées, dix personnes sont tuées par des snipers, 552 édifices sont incendiés, 7 231 rebelles sont arrêtés. Au total, 43 personnes perdront la vie, dont 31 Noirs. Selon un sondage, ces émeutes prennent, aux yeux de 46 % des Noirs, le caractère d’une rébellion, voire d’une révolution. L’assassinat de Martin Luther King en 1968 entraînera trois semaines de soulèvements dans plus de 120 villes. 21 000 personnes seront arrêtées et 46 tuées.



Une colonie à l’intérieur des États-Unis


Newton et Seale s’inspirent pour la rédaction de leur programme des écrits de W.E.B Dubois, Malcolm X, Frantz Fanon, mais aussi des mouvements de libération de l’époque. Au cœur de leur discours est l’affirmation que les communautés noires forment des colonies à l’intérieur des États-Unis et les forces policières une armée d’occupation.


En 1968, l’article 10 du programme du BPP se lit comme suit : « Nous voulons un territoire, le pain, le logement, l’éducation, les vêtements, le plein emploi, la justice et la paix et notre principal objectif est un plébiscite supervisé par les Nations Unies devant être tenu à travers toute la colonie noire où seuls les Noirs seront autorisés à participer, dans l’objectif de déterminer la volonté du peuple noir à assumer sa destinée nationale ».


Ainsi formulé, leur discours s’arrimait à celui des mouvements de libération et ciblait l’impérialisme américain.


Plus tard, sous l’influence grandissante de Ray « Masai » Hewitt, le marxisme et la lutte des classes prennent plus d’importance dans le discours du BPP. On modifie l’article 3 du programme – « On veut mettre fin au vol par l’homme blanc de la communauté noire » – en remplaçant les mots « l’homme blanc » par « le capitaliste ».


Les bureaux du BPP dans les communautés noires deviennent rapidement des centres de référence pour régler les problèmes de conflit de travail, d’évictions et de contestation de loyer, de violences de gangs, de démêlés avec la justice, de plaintes de consommateurs, de problèmes avec l’administration et l’économie souterraine (prostitution, drogues, etc.).


En 1968, le parti a l’idée géniale d’offrir gratuitement des déjeuners pour les enfants en sollicitant avec insistance la contribution des supermarchés, des Églises et des élites locales. Au cours de la première année, à Oakland seulement, 20 000 jeunes se présentent aux déjeuners. En plus du repas, ils ont droit à des cours sur l’histoire des Noirs. L’expérience est généralisée dans tous les chapitres du BPP avec le même succès.


En 1970, un rapport conjoint du FBI, de la CIA, de la NSA et du Comité du renseignement de la Défense prend la mesure de la popularité du BPP : 25 % de la population noire, dont 43 % des jeunes de moins de 21 ans, ont du respect pour le BPP.



L’empire contre-attaque


Le 8 septembre 1968, Huey Newton est accusé d’avoir tué un policier. Son arrestation s’inscrit dans une action répressive menée par le FBI dans le cadre de son programme COINTELPRO, créé initialement pour déstabiliser le Parti communiste dans les années 1950. Dès 1967, J. Edgar Hoover envoie un mémo aux 25 bureaux du FBI pour leur demander d’entreprendre des activités de contre-intelligence visant les organisations noires. Le 15 juillet 1969, Hoover déclare : « Le BPP représente la plus grande menace à la sécurité interne du pays ».


Les agents du FBI exercent des pressions auprès des supermarchés et des Églises pour qu’ils mettent fin à leur appui aux déjeuners. La police harcèle les militants, assassine des leaders, effectue des raids dans les locaux du parti. À Los Angeles, à l’initiative d’un vétéran du Vietnam, le local est transformé en bunker. Lorsqu’il est pris d’assaut par 75 policiers, les Black Panthers ripostent. L’échange de coups de feu dure cinq heures. La police tentera même de faire sauter le toit du local en larguant de la dynamite à partir d’un hélicoptère. Sans succès. Finalement, les Panthers se rendront. Trois policiers et trois Panthers seront blessés. Sur les onze Panthers, sept étaient des adolescents.


Étonnamment, la répression policière ne freine pas la progression du parti. Au contraire. Des artistes, des membres des professions libérales, des politiciens apportent argent et soutien au BPP. Au cœur de ce mouvement d’appui, la campagne pour la libération de Huey Newton. Plus de 10 000 personnes se rassembleront pour célébrer sa libération, le 5 août 1970.


La classe dirigeante américaine n’allait pas laisser s’installer un climat de guerre civile sans répliquer. Une contre-offensive de grande ampleur, maniant la carotte et le bâton, sera mise en place par l’administration Nixon.


Des déjeuners dans les communautés noires offerts par le gouvernement toucheront bientôt 1,8 million d’enfants. Les collèges et les universités répondront à une des principales revendications du BPP avec l’admission de plus d’étudiants noirs et l’inscription de programme d’études sur l’histoire des Noirs. Huey Newton sera libéré, dans le but d’infirmer le slogan voulant qu’il était impossible pour un Noir d’obtenir un procès juste aux États-Unis. Des Noirs seront élus au niveaux municipal, étatique et au Congrès. Voilà pour la carotte.


Côté bâton, les grands médias opéreront un virage à 180 degrés et se mettront à ridiculiser, par des reportages assassins dans le New York Times, le New Yorker entre autres, la gauche libérale qui apportait son soutien au BPP. Le FBI y mettra du sien. Un récent biopic de l’actrice Jean Seberg, partenaire de Jean-Paul Belmondo dans le film-culte Pierre Le Fou de Jean-Luc Godard, a révélé que le FBI l’avait poussée au suicide en répandant la rumeur qu’elle était devenue enceinte à la suite d’une relation avec un Panther, afin de discréditer son image auprès du public américain. Jean Seberg, comme d’autres vedettes d’Hollywood, avait versé des milliers de dollars au BPP.


Des rumeurs, des faux documents et des agents d’infiltration réussiront à jeter la pagaille au sein du parti. Mais, selon les auteurs de Black Against Empire, la cause principale du déclin du BPP est plutôt à rechercher dans un changement de conjoncture. La fin de la guerre du Vietnam signifiait la fin de l’appui au discours révolutionnaire du BPP de la part de la gauche libérale et des classes moyennes, la crainte que leurs fils soient conscrits étant disparue.


Au plan international, le BPP s’est aperçu, en apprenant que la visite de Kissinger en Chine pour préparer le Sommet Mao-Nixon avait eu lieu presque simultanément avec la rencontre de Chou en Lai avec Huey Newton, qu’il avait été instrumenté par les Chinois. De même, l’importante présence d’intérêts pétroliers américains en Algérie ne pouvait mener à terme qu’au rétablissement des relations entre Washington et Alger et à la fermeture de la délégation du BPP à Alger.


Dans la nouvelle préface (2016) de leur livre, Joshua Bloom and Waldo E. Martin Jr reconnaissent que le BPP s’inscrivait dans une conjoncture particulière, marqué par le mouvement d’opposition à la guerre au Vietnam et de décolonisation à l’échelle mondiale et que la condition des Noirs s’est depuis améliorée.


Cependant, ils font le constat suivant : depuis 1970, la population carcérale des États-Unis a quintuplé. Le taux d’incarcération des Noirs est de sept fois supérieur à celui des Blancs. Les jeunes Noirs ont vingt fois plus de chance de se faire tuer par la police que les jeunes Blancs. Il y a aujourd’hui plus de Noirs en prison qu’il y avait d’esclaves en 1850. En 2000, la famille blanche médiane possédait des actifs dix fois supérieurs à la famille noire médiane. Aujourd’hui, c’est vingt fois plus.


Ils en concluent que « pour se libérer de ce nouveau système Jim Crow, il faudra des pratiques insurrectionnelles qui rendront le business as usual impossible, mais exécuté de façon à rendre leur répression difficile ». Un beau défi !