Jean Charest a toujours rêvé de devenir Premier ministre du Canada, mais il est erroné de laisser croire, comme le font la plupart des analystes politiques, que cela constitue le principal motif de sa future candidature à la direction du Parti Conservateur du Canada (PCC). En 1998, il était chef de ce parti. Pourquoi a-t-il alors renoncé – de mauvais gré, il est vrai – à ce rêve de jeunesse pour assumer plutôt la direction du Parti Libéral du Québec? Parce que les financiers du parti et la famille Desmarais de Power Corporation lui ont signifié, sous peine de couper les fonds au parti, que le « devoir » de Capitaine Canada – le surnom qu’il s’était mérité lors de la campagne référendaire de 1995 – était de venir « sauver » le Canada en affrontant le Parti Québécois de Lucien Bouchard.
Les mêmes intérêts agissent aujourd’hui en coulisses pour le ramener à la direction du Parti Conservateur et en faire le futur premier ministre du Canada. Quels sont, cette fois, les enjeux ? Rien de moins que les relations du Canada avec la Chine et les intérêts de la famille Desmarais et d’autres entreprises canadiennes dans ce pays et des intérêts chinois au Canada.
Une longue histoire d’amour entre la Chine et le Parti Libéral
Le Parti Libéral du Canada a joué un rôle historique de premier plan dans l’établissement et le développement des relations du Canada avec l’Empire du Milieu. Dès 1949, le Canada, gouverné par les Libéraux, était prêt à reconnaître la Chine. La guerre de Corée a repoussé cette reconnaissance à 1970, alors que Trudeau père était au pouvoir. Le commerce s’est véritablement développé à partir de la création du Canada-China Trade Council en 1978, à l’initiative de Paul Desmarais. Celui-ci a aussi été à l’origine des premiers investissements chinois au Canada et son fils André a eu, en 1997, le rare privilège de devenir membre du conseil d’administration de CITIC, le grand conglomérat chinois.
À l’époque, raconte Jonathan Manthorpe, dans son livre Claws of the Panda, Beijing’s Campaign of Influence and Intimidation in Canada (Cormorant Books), la politique du Canada à l’égard de la Chine était définie dans les bureaux de Power Corporation sur la rue Saint-Jacques à Montréal.
Les relations se détériorent
Mais les relations de la famille Desmarais avec la Chine se sont gâtées en 2012, alors qu’elle a perdu son plus solide allié en Chine, Bo Xilai, membre de la classe dirigeante chinoise jusqu'à sa chute en mars 2012 et son exclusion du Comité central du Parti communiste chinois.
L’arrestation de Mme Meng Wanzhou de Huawei n’a pas amélioré les choses et les Desmarais semblent avoir perdu confiance dans Justin Trudeau qui, non seulement, a commis l’impair de procéder à son arrestation, mais a également saboté le projet de libre-échange entre les deux pays, en soulevant la question des Droits de l’Homme devant le président Xi Jinping.
Des signes incontestables de ce désaveu sont visibles dans les récentes demandes d’Eddie Goldenberg, l’ancien principal conseiller politique de Jean Chrétien, et de l’ex-ministre libéral John Manley, qui viennent de proposer que le Canada conclue un « échange de prisonniers » avec la Chine, soit Mme Meng contre les deux Canadiens qui y sont détenus. Une proposition aussitôt rejetée par la ministre Chrystia Freeland. Déjà, l’ancien ministre libéral John McCallum s’était vu contraint de démissionner en 2019 de son poste d’ambassadeur en Chine, après avoir déclaré que Mme Meng avait « un dossier très solide » pour contester son extradition vers les États-Unis.
Aux yeux du clan Desmarais, Trudeau fils s’est laissé embobiner et enfirouaper par Trump. D’abord, en prêtant foi à la promesse du président américain de renoncer à la demande d’extradition de Mme Meng et d’exiger la libération des otages canadiens dans le cadre de la signature d’un traité commercial avec la Chine. Puis, en acceptant dans le nouvel ALENA une clause obligeant le Canada, dans l’éventualité d’un traité de libre-échange avec la Chine, à soumettre le traité à ses partenaires, tout en les autorisant à se retirer de l’accord avec un préavis de six mois.
L’alternative : le Parti Conservateur
Dépités par l’amateurisme du gouvernement Trudeau en matière de politique étrangère, le clan Desmarais et la myriade d’intérêts qui y sont rattachés se tournent vers l’alternative logique dans notre système politique : le Parti Conservateur.
Cependant, le Parti Conservateur n’est plus celui de Brian Mulroney sur lequel les Desmarais exerçaient une grande influence. C’est le Parti Conservateur de Stephen Harper et Andrew Scheer. Sous leur gouverne, les Conservateurs se sont montrés hostiles à la Chine. Stephen Harper a bloqué d’importants projets d’investissements chinois et des prises de contrôle d’entreprises canadiennes. Les troupes d’Andrew Scheer ont repris à leur compte la campagne de l’administration américaine pour interdire la participation de Huawei dans le développement futur du réseau 5G au Canada.
Jean Charest promet un changement radical de politique. Le 11 décembre dernier, il critiquait sévèrement l’approche du gouvernement Trudeau à l’égard de la Chine. « Le Canada doit rapidement reprendre en main ses politiques face à la Chine et cesser de se les faire dicter par les États-Unis, qui poursuivent leurs propres objectifs », déclarait-il devant une assemblée des producteurs de porcs québécois, frappés durement par les mesures de rétorsion de la Chine.
Le Globe & Mail a révélé que Jean Charest donnait des « conseils stratégiques » à Huawei dans le dossier de l’extradition de Mme Meng et celui du réseau 5G, dans le cadre de ses fonctions chez McCarthy Tétrault, un bureau d’avocat qui compte comme clients, en plus de Huawei, de nombreuses entreprises chinoises d’envergure, notamment Aluminum Corporation of China (Chinalco), China Mining Resources Group Limited, CNOOC, Hanlong Group.
Une victoire de Charest dans la course à la chefferie du Parti Conservateur est loin d’être acquise. Déjà, les positions à l’égard de la Chine et des États-Unis reflètent des intérêts divergents au sein de la classe dirigeante canadienne. S’y ajoutent les valeurs morales chères aux conservateurs de l’Ouest. Dans une récente chronique, l’analyste Conrad Yakabuski du Globe & Mail les mettait devant le choix suivant : la pureté idéologique et l’assurance de demeurer dans l’opposition, ou bien des chances d’accéder au pouvoir avec un politicien d’expérience et retors comme Jean Charest.
Politiquement, pourrions-nous ajouter, il est toujours possible de former un gouvernement majoritaire sans véritable représentation au Québec, comme l’a démontré Stephen Harper. Mais, d’autre part, impossible de faire des gains substantiels au Québec sans un chef originaire du Québec, comme en font foi les victoires du Parti Libéral sous les deux Trudeau, Chrétien et Martin, et le NPD avec Layton et Mulcair.
Exit Trudeau?
Advenant l’échec de la prise de contrôle du Parti Conservateur par le clan Desmarais avec Jean Charest, reste la possibilité de se débarrasser de Trudeau fils avant le prochain scrutin. Chose certaine, Mme Freeland ne serait pas la candidate des Desmarais. Responsable de la renégociation de l’ALENA, elle a accordé un droit de veto à Washington sur les relations du Canada avec la Chine.
De plus, elle manifeste une attitude belliqueuse à l’égard de la Russie, où elle est persona non grata. Dans ses Mémoires, Jean Chrétien critiquait l’attitude d’hostilité des gouvernements Harper et Trudeau à l’égard de la Russie, en faisant valoir les intérêts communs des deux pays dans l’Arctique.
Si ce n’est pas Chrystia Freeland, qui d’autre? Dans les officines libérales, on parle de plus en plus de Mark Carney, l’ancien gouverneur de la Banque du Canada, puis de la Banque d’Angleterre. Un choix motivé, entre autres, par la négociation prochaine d’un accord de libre-échange avec le Royaume-Uni, rendu nécessaire par le Brexit. Une tâche taillée sur mesure également pour Jean Charest, qui se vante d’avoir été l’initiateur du traité de libre-échange avec l’Europe.