Le trou dans le seau de l'Europe

Crise du capitalisme - novembre décembre 2011

Si ça n'était pas si tragique, la crise européenne actuelle serait drôle, pour qui aime l'humour noir. En effet, alors que les plans de sauvetage échouent les uns après les autres, les Gens Très Sérieux de l'Europe - qui sont, si tant est que cela soit possible, encore plus pompeux et vaniteux que leurs homologues américains - ne cessent de paraître de plus en plus ridicules.
Je m'intéresserai à la tragédie dans un instant. D'abord, parlons de ces bourdes qui dernièrement m'ont conduit à chantonner cette vieille comptine enfantine " Il y a un trou dans mon seau ".
Pour ceux qui ne connaissent pas cette chanson, il s'agit d'un paysan paresseux qui se plaint de ce fameux trou et à qui sa femme recommande de le réparer. Cependant, chaque chose qu'elle lui suggère nécessite une action préalable et pour finir elle lui dit d'aller tirer de l'eau au puits. " Mais il y a un trou dans mon seau, chère Liza, chère Liza ".
Qu'est-ce que cela a à voir avec l'Europe ? Au point où nous en sommes, la Grèce, là où la crise est arrivée n'est plus qu'un facteur secondaire sinistre. Le danger évident et imminent vient plutôt des retraits massifs en Italie, la troisième plus grosse économie européenne. Les investisseurs, craignant un possible défaut de paiement, demandent de forts taux d'intérêt sur la dette Italienne. Et ces forts taux d'intérêt, augmentant ainsi le poids du service de la dette, rendent ce défaut de paiement encore plus plausible.
C'est un cercle vicieux puisque ces craintes de défaut de paiement menacent de se réaliser. Pour sauver l'euro, cette crainte doit être contenue. Mais comment ? La réponse passe par la création d'un fond qui peut, si nécessaire, prêter à l'Italie (et à l'Espagne qui se trouve également menacée) assez d'argent pour qu'elle n'ait pas besoin d'emprunter à ces taux élevés. Un tel fond n'aurait certainement pas à être utilisé puisque son existence même serait suffisante pour mettre fin à ce cercle de la peur. Mais l'éventualité de prêts à très grande échelle, probablement plus d'un milliard d'euros doit rester présente. Et là est le problème : toutes les différentes propositions pour la création d'un tel fond impliquent finalement le soutien des gouvernements européens les plus importants, qui doivent faire des promesses crédibles aux investisseurs afin que ce plan fonctionne. Cependant, l'Italie est l'un de ces gouvernements de premier plan, elle ne peut effectuer un sauvetage en se prêtant de l'argent à elle-même. Et la France, la deuxième économie la plus importante de la zone euro semble secouée ces derniers temps, ce qui augmente les craintes que la création d'un important fond de sauvetage, qui s'ajouterait effectivement à la dette française, pourrait simplement conduire à inscrire la France sur la liste des pays en crise. Il y a un trou dans le seau, chère Liza, chère Liza.
Vous voyez ce que je veux dire lorsque je dis que la situation est drôle, dans le genre humour noir ? Ce qui rend cette histoire vraiment douloureuse est que rien de tout ça n'aurait dû arriver.
Prenons des pays comme la Grande-Bretagne, le Japon et les Etats-Unis, qui ont des dettes importantes ainsi que des déficits mais qui malgré tout restent capables d'emprunter à de faibles taux d'intérêt. Quel est leur secret ? La réponse tient en grande partie au fait qu'ils maintiennent la valeur de leur monnaie et les investisseurs savent qu'en un clin d'œil, ils pourraient financer leurs déficits en imprimant leur monnaie. Si la Banque Centrale Européenne, dans le même temps, soutenait les dettes européennes, la crise s'allègerait considérablement.
Est-ce que cela n'engendrerait pas une inflation ? Probablement pas : qu'importe ce que Ron Paul et consorts peuvent penser, la création de monnaie n'engendre pas l'inflation dans une économie déprimée. De plus, l'Europe a réellement besoin d'une inflation globale un peu plus haute : une inflation globale trop faible condamnerait les états européens du sud à des années de déflation sévère, garantissant virtuellement à la fois une continuité dans le fort taux de chômage et des défauts de paiement en série.
Mais une telle création, ne cesse-t-on de nous répéter, est hors de question. Les statuts qui régissent la banque centrale sont censés interdire ce genre de choses, bien que l'on imagine que des avocats malins trouveraient le moyen de rendre cette création possible. Cependant, le problème plus général est que tout le système euro a été mis en place pour combattre la dernière guerre économique. C'est une Ligne Maginot construite pour empêcher que les évènements des années 1970 ne se répètent, ce qui est pire qu'inutile lorsque le vrai danger vient d'une répétition des évènements des années 1930.
Et cet état de fait, comme je l'ai dit, est tragique.
L'histoire européenne d'après guerre est profondément édifiante. Des décombres de la guerre, les Européens ont construit un système de paix et de démocratie, et ce faisant, ont bâti des sociétés qui, bien qu'imparfaites - quelle société ne l'est pas ? - sont probablement les plus décentes de l'histoire de l'humanité.
Pourtant, cette réussite est menacée parce que l'élite européenne, de toute son arrogance, a bloqué le continent en un système monétaire qui a recréé la rigidité du modèle d'excellence, et - tout comme le modèle d'excellence des années 30 - celui-ci s'est transformé en piège mortel.
Peut-être qu'aujourd'hui les dirigeants européens vont proposer un vrai plan de sauvetage crédible. Je l'espère, mais je n'y crois pas.
La triste vérité est que le système euro semble de plus en plus voué à l'échec. Et une vérité encore plus triste est que vu comme le système se comporte, l'Europe se porterait sans doute mieux s'il s'écroulait plutôt aujourd'hui que demain.
Paul Krugman
© 2011 New York Times News Service


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