Après avoir échappé à la Libye et avoir survécu à la traversée de la Méditerranée, beaucoup de migrantes africaines se retrouvent obligées de se prostituer en Italie, victimes de réseaux de proxénètes bien organisés. « Les femmes et les enfants d’abord. » Soulagées d’être rescapées, les femmes tendent la main au sauveteur de SOS Méditerranée pour monter en premier dans le Zodiac et laisser sans regret derrière elles l’embarcation de fortune qui leur a permis de fuir la Libye. Une fois en sécurité à bord du navire de sauvetage Aquarius, certaines se mettent à chanter; d’autres tombent dans les bras des membres de l’équipe médicale de Médecins sans frontières. Toutes reviennent de loin. Toutes sont mises à l’écart sur le navire, car elles sont considérées comme extrêmement vulnérables. Le passage par la Libye a laissé des traces physiques et psychologiques. Stefanie Hofstetter, la sage-femme de Médecins sans frontières, le constate à chaque sauvetage. « Beaucoup de ces femmes ont été victimes de violences sexuelles. On voit des femmes qui ont été vendues, forcées de faire des actes sexuels, de se prostituer. » - Stefanie Hofstetter, sage-femme à bord de l’Aquarius Stefanie Hofstetter et Catalina Arenas, la responsable des affaires humanitaires à bord du bateau, discutent avec les femmes pour connaître leur histoire et pour les prévenir des autres risques qui les attendent à leur arrivée. « Lorsqu’on remarque des femmes jeunes qui voyagent seules ou en groupes de femmes, c’est une situation qui nous met en alerte », dit Catalina. Car, pour beaucoup de migrantes, le calvaire ne se termine pas avec leur débarquement en Europe. Bon nombre d’entre elles sont déjà piégées, victimes de réseaux de proxénètes qui ont payé leur voyage dans le but de les exploiter en Europe. Selon l’Office pour les migrations internationales (OIM), 80 % des migrantes d’origine nigériane arrivées par la Méditerranée en Italie sont victimes de trafic sexuel. L’organisme a d’ailleurs observé une hausse de 600 % des arrivées de Nigérianes en Italie en 2016. Elles étaient plus de 11 000. Les travailleuses humanitaires estiment avoir affaire à des réseaux de trafiquants bien organisés. Une simple visite le long de la route nationale 385 près de Catane, en Sicile, permet de constater le résultat. Des dizaines de femmes à peine vêtues tentent d’attirer l’attention des automobilistes pour leur offrir du sexe à bon marché. Ici, pas de luxe. Seules des chaises blanches en plastique; parfois un matelas dans les sous-bois adjacents… mais le plus souvent, la relation est consommée en quelques minutes dans le véhicule du client pour une poignée d’euros. Danielle raconte ne jamais faire plus de 50 € ou 60 € par jour, soit moins de 100 $. « Je n’aime pas ce travail; personne n’aime ce travail », précise-t-elle; expliquant n’avoir pas trouvé d’autre moyen pour nourrir ses deux enfants restés au Nigeria. Elle a 29 ans, elle avoue avoir parfois peur et dit rêver de pouvoir arrêter pour trouver un travail plus décent comme coiffeuse ou femme de ménage. Plus loin, Blessing, 23 ans, confie détester aussi ce qu’elle est devenue. Mais il est très difficile d’en sortir, explique-t-elle, avouant se sentir prise au piège. « Les filles et moi travaillons toutes de longues heures, comme des robots. » Presque toutes les prostituées nigérianes proviennent de la même région, celle de Bénin City. Et beaucoup sont tombées dans le piège des réseaux de trafiquants avant même de quitter leur pays. Angie se souvient encore des belles promesses qu’on lui avait faites. « Ils m’ont dit que j’allais vivre mieux en Europe; que je serais libre. » La jeune femme est partie à 17 ans du Nigeria, mais pas par choix. Elle raconte une nébuleuse histoire de dette à rembourser. La contrainte est l’arme première des trafiquants. Ils abusent aussi de la naïveté des villageois. La magie noire, appelée là-bas juju, est souvent invoquée pour convaincre les femmes d’obéir. « Avant de quitter le Nigeria, vous devez jurer que vous n’allez pas décevoir, sinon vous allez subir la malédiction pour le restant de vos jours », explique-t-elle. Angie raconte comment elle s’est retrouvée forcée pendant 6 mois d’enchaîner les clients, parfois vingt par jour, dans une maison de passe sordide de Tripoli, en Libye. « Si vous refusez de travailler, ils vous enferment et vous battent, sans eau ni nourriture », dit-elle. Elle raconte que beaucoup de femmes ont été victimes de viols collectifs pour les forcer à se soumettre. Elle dit avoir attrapé la gonorrhée et eu des problèmes avec son utérus. Mais Angie est une exception, car elle a réussi à s’enfuir du bordel. Elle est maintenant réfugiée dans un centre d’accueil à Mineo, en Sicile, où elle élève sa petite fille qu’elle a appelée Purity. Elle rêve de retourner à l’école, de fonder sa propre entreprise. Mais elle souhaite aussi témoigner de ce qu’elle a vécu pour éviter que d’autres Africaines subissent le même sort qu’elle. « Avoir des relations sexuelles avec autant d’hommes, ce n’est vraiment pas une bonne idée. Si vous venez ici, ça va détruire votre avenir », prévient-elle. La coordonnatrice du centre, Mariella Simili, déplore le fait que presque toutes ces femmes sont laissées à elles-mêmes. Elles ne font pas partie des statistiques et disparaissent dans la nature, forcées d’aller se prostituer ailleurs en Italie ou dans d’autres pays d’Europe. « Ces femmes ont besoin d’aide. Elles ne méritent pas de finir dans la rue, d’être ainsi exploitées et maltraitées. Elles ont besoin qu’on leur donne une deuxième chance », dit-elle. Mais le sort des migrantes forcées de se prostituer n’émeut que très peu de gens en Italie. Selon Blessing, personne ne s’intéresse à elles, sauf quelques religieuses franciscaines qui leur rendent visite tous les samedis. « Elles arrivent pieds nus et n’ont rien à nous offrir sauf du pain et des prières, mais au moins elles nous écoutent et ne nous jugent pas », dit-elle. Soeur Chiara dit avoir remarqué les prostituées par hasard un jour près du rond-point de Caltagirone. « Au début, on ne savait pas comment les aborder, explique-t-elle, et puis finalement on s’est dit allons-y et le Seigneur fera le reste. » La religieuse dit ressentir beaucoup d’empathie pour ces femmes. « Nous voulons surtout leur faire comprendre qu’elles ne sont pas seules, et qu’on les aime, comme des mères, comme des soeurs », ajoute-t-elle. Les religieuses invitent les femmes à passer des tests de dépistage du VIH et de l’hépatite, elles les incitent aussi à dénoncer leurs proxénètes et proposent d’accompagner celles qui souhaitent s’en sortir. « Nous sommes pauvres et ne pouvons pas aider beaucoup plus, s’excuse sœur Chiara, mais au moins quelqu’un s’intéresse aujourd’hui à ces femmes qui sont trop longtemps restées invisibles. J’espère maintenant que notre action ira crescendo et que d’autres s’impliqueront pour les aider à s’en sortir. »