Le relais médiatique

Médias et politique


Une démocratie en santé s’articule au bien commun des citoyens et elle se protège donc normalement des tentatives de mainmise ou de détournement privées, cela par la discussion publique et la libre circulation des idées. Son relais médiatique, notamment, n’est pas obstrué, court-circuité ou instrumentalisé par des intérêts particuliers qui manœuvrent dans l’ombre.
Dans une démocratie à peu près normale, disons en France, en Angleterre, en Norvège peu importe, un brûlot comme le dernier de Robin Philpot, [Derrière l’État Desmarais : Power->15837] (voir le compte rendu dans le présent numéro) aurait sonné le branle-bas public. Par sa pertinence et sa force intrinsèque, ce véritable détonateur, si solidement appuyé sur les faits et les documents, dont certains inédits, et si d’aplomb de style, aurait au moins de quoi défrayer la chronique pendant des semaines.

Mais ici pareil effet est étouffé et la répercussion médiatique est loin d’être à la hauteur. L’embrasement des poudres est peut-être pour plus tard, dira-t-on, sauf que toute la nation n’est-elle pas en train de croupir sous les retardements de ce genre, que des élites attentistes appellent des promesses, sinon des stratégies ?
Bien sûr, le livre a un effet certain, mais rien d’équivalent à ce qu’on observerait dans une démocratie où les entreprises de nouvelles servent le débat national et l’information des citoyens au lieu de les manipuler ou les endormir. Il est vrai même que la charge qu’il porte contre l’« État Desmarais » (« État dans l’État ») pénètre les canaux du commentaire public davantage que de coutume. Mais par effraction, dirait-on, tellement le mutisme en ces matières a imposé sa normalité et créé une sorte d’accoutumance (autocensure des journalistes, apathie relative des lecteurs). Et pour cause : le groupe privé Gesca, propriété de Desmarais, possède 70 % de la presse écrite au Québec  !
Dans l’univers médiatique dominé par un cartel qui fixe littéralement les paramètres du discours public, le livre de Robin Philpot chemine peut-être efficacement, mais plutôt discrètement, si l’on en juge par le niveau des ventes, les activités de son auteur (conférences, interviews), les mentions par les chroniqueurs. Ce livre place vraiment sous les réflecteurs l’influence totalement indue et antidémocratique de la famille Desmarais. Les turpitudes de Sarkozy, les manchettes déprimantes qui frisent le dénigrement, les ententes de convergence avec Radio-Canada, tout cela, comme le montre Philpot, se décode parfaitement, pour peu qu’on ose voir, qu’on regarde plus loin ou ailleurs que ce qu’en montre la grande presse de Gesca (La Presse, Le Soleil, Le Nouvelliste, Le Quotidien, La Tribune, La Voix de l’Est, etc.) Le jupon des manipulations médiatiques et politiques de Power Corporation commence alors à dépasser. Il faut dire, dans ce cas-ci, que la concurrence que se livrent Gesca et Quebecor, autre grand groupe de presse, sert sans doute bien le traitement de l’ouvrage, au point qu’on a pu avoir un petit aperçu de ce que serait un univers médiatique vraiment diversifié.
Il reste que le cas illustre la logique de braconnage dans laquelle se passe ici la vie des idées, dès lors qu’elles sont en lien avec l’aspiration québécoise à l’indépendance ou qu’elles s’articulent un tant soit peu à l’espace national. Cet espace québécois hérisse les grands braconniers du consortium Gesca/Radio-Canada qui s’emploient par mission à l’occulter et à le désarticuler. Une majorité que les médias dominants définissent ou bien dans les limbes ou bien dans la représentation minoritaire, est constamment induite à vivre pour ainsi dire à côté d’elle-même, frustrée de la charge énergisante et créatrice des oeuvres de l’art et de la pensée. Mais cela ne peut durer. Le bouche à oreille, les médias alternatifs, les divers cercles d’échanges, même s’ils ont peu d’écho dans les médias à grand tirage, restent néanmoins des canaux importants où s’alimentent la vie démocratique et le combat national. Un peuple ne peut pas vivre éternellement dans une représentation faussée de lui-même, trafiquée par des tiers hostiles, des éditorialistes de main, des chefs de pupitre carriéristes et des journalistes qui se rangent. Viendra un temps où les succès discrets ne seront plus traitables comme de simples succès d’estime. Cela adviendra grâce à ceux et celles qui, se refusant à vivre dans un univers culturel soumis à l’insignifiance marchande et au nihilisme provincialisant, travaillent à subvertir les évidences construites sur le sensationnalisme et la diversion divertissante.
Au moment où se déroule une grève au Journal de Montréal qui reste pour ainsi dire sans écho médiatique (sauf à l’occasion dans Le Devoir) en raison même des caractéristiques de cet univers cartellisé, il importe de redoubler d’effort pour élargir l’espace des médias et des pratiques intellectuelles alternatives. Il est urgent que la réflexion se fasse sur le rôle du journalisme et sa contribution à la vie démocratique. Il faut que les remises en question qui n’ont pas abouti lors de la grève du Journal de Québec se fassent enfin. Que les journalistes s’attaquent à cette censure qu’induit forcément la concentration des médias et qui est en train de tuer leur métier. Que le journalisme québécois se raccorde au dynamisme fondamental de la société québécoise et qu’il contribue à faire que les mutations en cours dans l’univers médiatique servent à oxygéner la vie nationale et le débat démocratique.
On les soutiendra d’autant plus qu’ils sauront placer au cœur de leur combat et de la redéfinition de leur pratique professionnelle la nécessité du travail critique nourri par la culture et ses œuvres. Le travail de le pensée qui s’accomplit ici, entre autres par les livres, mérite de retrouver une place centrale dans le traitement des affaires publiques. La lecture, et plus particulièrement celle des essais, reste un des outils essentiels à la construction d’un espace intellectuel qui sache placer en tension créatrice le questionnement citoyen et la recherche des solutions utiles au bien commun.
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Richard Gervais, secrétaire de rédaction
Robert Laplante, directeur


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