Les journalistes sont partiaux

Médias et politique

Mathieu Bock-Côté, Le trente. Le magazine du journalisme, septembre 2010, vol.34, no.8, p.21-23
Le 18 juin, Brian Myles, le président de la FPJQ, signait une tribune libre dans Le Devoir pour manifester son inquiétude devant le biais conservateur affiché de la nouvelle chaîne d’information continue que Quebecor souhaite mettre en place au Canada anglais. Au nom de l’objectivité journalistique, et d’une bonne pratique du métier, Miles invitait la « FOX News du nord » à ne pas pratiquer de « démagogie » ni un journalisme d’opinion versant dans le militantisme conservateur. Il précisait surtout : « Les télévisions ne peuvent servir de vecteurs à un seul point de vue politique, peu importe lequel. » Ce grand récit qui consacre la vocation démocratique du journalisme a aussi été reformulé récemment au moment où plusieurs représentants de la presse parlementaire reprochèrent au gouvernement Harper son contrôle de l’information dans une lettre ouverte. À lire les représentants de la presse parlementaire, il faudrait considérer les journalistes comme les « intermédiaires des citoyens », posant « les questions que les citoyens poseraient s’ils avaient le privilège de rencontrer le premier ministre ».
Une telle représentation virginale de la profession journalistique laisse pantois. Mais la stupeur vient surtout de la prétention surprenante des journalistes à se dérober aux luttes idéologiques et à incarner une recherche pure de la vérité. C’est Richard Martineau qui a le mieux exprimé ce sentiment dans sa critique de la FPJQ, publiée dans Le Journal de Montréal : « La FPJQ devrait peut-être s’appeler la FPJGQ : la Fédération professionnelle des journalistes de gauche du Québec. Comme ça, ça serait plus clair. » Et malgré lui, Vincent Marissal, dans son blogue sur Cyberpresse, a récemment donné un exemple caricatural du consensus progressiste des médias, en s’inquiétant pour la réputation internationale du Canada parce qu’un rappeur sud-africain lui aurait demandé : « So, tell me Vincent, do you still have this right wing guy in Canada ? » Un propos qu’il commentait ainsi : « This right wing guy… Il parlait de Stephen Harper, évidemment. Y’a pas à dire, le Canada a une sacrée belle image à l’étranger… ». Être de droite, c’est mal. Tout simplement. L’étiquette suffit à disqualifier, surtout dans les médias qui n’appartiennent pas à la presse populaire.
À bâbord toute
On reproche souvent au Parti conservateur de considérer les médias comme ses ennemis, sans se demander s’il a des raisons objectives de s’en méfier. Pourtant, un peu partout en Occident, les partis conservateurs considèrent le système médiatique comme un environnement idéologiquement hostile. Avec raison. Reconnaître le biais progressiste de la classe médiatique ne consiste aucunement à en trouver la source dans une quelconque conspiration. On doit plutôt parler d’une sensibilité idéologique hégémonique, qui ne caractérise pas exclusivement le milieu médiatique et qu’on retrouve dans les couches supérieures de notre société. Et si le fait de pencher « à gauche » ne préjuge pas du talent ou de la perspicacité d’un journaliste, il n’en demeure pas moins que ses préférences risquent de porter à conséquence dans sa manière de représenter l’actualité. La manière même de poser les termes du débat public oriente évidemment les conclusions qu’on en tirera.
Mais il faut bien savoir à quelle gauche nous faisons référence. Nous parlons bien évidemment de la gauche héritière de la pensée 68, braquée sur les questions liées à la diversité culturelle ou sexuelle qui sont aujourd’hui la principale ligne de démarcation entre le progressisme et le conservatisme. Si cette gauche s’accommode aisément d’un certain social-libéralisme dans le domaine économique, elle est beaucoup plus intransigeante lorsque vient le temps d’entrer en lutte contre « le racisme, le sexisme et l’homophobie ». Mais l’idéologie de la diversité est tellement hégémonique dans le milieu médiatique qu’elle ne passe même plus pour une idéologie. Ainsi, Valérie Dufour qui s’est récemment inquiétée sur Rue Frontenac de « l’agenda politique caché » du Journal de Montréal, ne semble pas avoir la même sévérité envers le multiculturalisme qui représente pourtant l’orthodoxie dans les milieux qui se veulent évolués. Il faut dire que Mme Dufour a signé un essai, Circus Quebecus, où elle présentait la crise des accommodements raisonnables comme un grand cirque. À chacun son angle mort.
Si l’idéologie diversitaire est partout prégnante, il faut toutefois revenir sur la crise des accommodements raisonnables et ses suites, pour la voir dans son expression la plus radicale. Le récit médiatique de la crise des accommodements raisonnables était le suivant : la société québécoise, placée devant le « défi de la diversité », serait rattrapée par son « vieux fond xénophobe », qui remonterait à la surface, en la faisant dériver vers « l’intolérance et l’exclusion » et le « repli identitaire ». Il faudrait conséquemment se montrer vigilant devant les « discours populistes », portés par une « droite nationaliste » décidée à « attiser la xénophobie ». On a ainsi construit une figure diabolique, « l’intolérance », contre laquelle il faudrait lutter et qui risquerait à tout moment de resurgir dans le domaine public. Le Québec prend l’allure d’une société colonisant de l’intérieur ses minorités issues de l’immigration.
Évidemment, ceux qui relaient cette vision dans les médias ne se reconnaissent pas nécessairement comme des activistes. Pourtant, le vocabulaire dont ils font usage est idéologiquement surchargé et correspond à l’expression la plus radicale du multiculturalisme. Parler de la « discrimination systémique », de « profilage racial », du « populisme », de « racisme », d’« islamophobie », de « lutte à l’homophobie », ou inversement, de « l’ouverture à l’autre » ou du « respect des différences » sans faire un usage systématique des guillemets et sans prendre la peine de souligner régulièrement que ces notions sont moins sociologiques qu’idéologiques, c’est se faire militant en prenant des airs d’objectivité.
Michèle Ouimet, de La Presse, au moment de la commission Bouchard-Taylor, a exprimé le fond de l’idéologie diversitaire en quelques mots : « M. Bouchard est catholique, mais il n’est pas croyant. Il a 63 ans. M. Taylor est catholique pratiquant. Il a 75 ans. Deux hommes, deux catholiques. Pas de femme, pas de jeune, pas de représentant des communautés culturelles. […] l’image publique de la Commission souffre de cette homogénéité : blanc, mâle, catholique ». Ce ne sont plus les idées qui sont discutées, ce sont les représentants de groupes ethniques qui sont calculés, c’est le nombre d’hommes et de femmes dont on fait le décompte. Celui qui ne compte pas ou qui ne compte pas de la bonne manière est considéré comme un ennemi du progrès. Il y a les bons et les méchants, les progressistes et les réactionnaires.
À partir de cette vision des choses, on pourrait faire la liste des opinions prohibées et de la manière dont elles sont codées dans le système médiatique : celui qui militera pour l’abolition de la discrimination positive ne sera pas présenté comme un défenseur de l’égalité libérale mais bien comme un adversaire de la promotion sociale des femmes et des groupes minoritaires. Celui qui plaidera pour l’assimilation des immigrants à la culture nationale sera accusé de puiser dans le vieux fond xénophobe du Québec majoritaire, pour alimenter un nationalisme de fermeture. Et celui qui entre en contradiction intellectuelle avec l’idéologie dominante sera présenté comme un « polémiste », et s’il transgresse trop ouvertement les dogmes maintenus par le système médiatique, on l’accusera de « dérapage » Ce terme suggère qu’il existe un chemin balisé vers la société multiculturelle et qu’il est bien surveillé par les vigies de ce que l’on nomme justement la rectitude politique.
La censure au nom de la diversité
Évidemment, pour la gauche multiculturelle, « diversité » rime avec démocratie. Mais seulement pour elle. Parce que si la classe médiatique s’indigne légitimement devant toute tentative de censure au nom de la « morale traditionnelle », elle fait moins de zèle pour questionner la censure au nom du respect de la diversité. Ainsi, au moment du dépôt du rapport final de la commission Bouchard-Taylor, un rapport connexe, rédigé par la sociologue Maryse Potvin, soutenait que « sur des questions qui affectent directement la cohésion sociale et la dignité des personnes, des sanctions beaucoup plus sévères envers certains médias aux couvertures négatives ou envers certains journalistes devraient être envisagées ou renforcées par la Conseil de presse ou le CRTC, comme l’interdiction de publier ou de diffuser pendant un certain nombre de jours. » Potvin demandait au législateur d’« accroître et de baliser les rôles » du Conseil de presse et du CRTC, « afin d’éviter à l’avenir l’érection de faits divers en crise de société par les médias » et souhaitait officiellement des médias à « mission éducative et civique ». Mis à part Lysiane Gagnon, qui a justement dénoncé « ces propositions, qui évoquent ce qui se passe dans les régimes totalitaires, qui eux aussi veulent des médias didactiques et qui carburent à la censure », on n’a entendu aucune remise en question de cette proposition explicitement liberticide.
De la même manière, lorsque Gérard Bouchard et Charles Taylor ont proposé dans leur rapport d’inscrire dans la Charte québécoise des droits et libertés d’« interdire l’appel public à la discrimination », une proposition moins vertueuse qu’elle n’en a l’air, personne n’a cru nécessaire de contester la « sagesse » souvent louée des deux commissaires. Un vrai travail de journalisme d’idées aurait pourtant consisté à voir la portée d’une telle recommandation à partir de la définition de la discrimination contenue dans le rapport Bouchard-Taylor. On aurait alors découvert que la proposition des commissaires entrainait pratiquement une criminalisation du conservatisme social et culturel. Mais pourquoi s’en inquiéter puisque ce dernier ne serait que l’expression intellectualisée de l’intolérance ?
J’en reviens à la lettre des journalistes parlementaires qui nous disaient relayer les questions que poseraient les citoyens s’ils en avaient la possibilité. Il y a là un paradoxe dans la mesure où ces mêmes journalistes s’inquiètent régulièrement de toute forme d’appel au peuple en l’assimilant au populisme. À tout le moins, je serais surpris d’entendre ces mêmes journalistes questionner un éventuel ministre du PLC sur le clientélisme généré par la discrimination positive, ou questionner le cadre conceptuel utilisé par la CDPDJ au moment de la publication d’un de ses nombreux avis. Dans le grand débat sur le multiculturalisme, l’espace public n’est plus qu’une fiction recouvrant, dans les faits, la constitution d’un parti médiatique. Et pour ce dernier, la pédagogie du vivre-ensemble multiculturel ne relève pas de la politique mais bien de la saine vigilance morale au service de la vertu, à la manière d’un travail nécessaire pour faire évoluer notre société, pour l’amener à mieux s’ouvrir à l’autre. À chacun son point de vue.


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