Dans un style de grand professeur qui reprend le mauvais élève, Gérard Bouchard me fait l’honneur d’une leçon ([Le Devoir, 20 mai 2009->19876]). Il me reproche au mieux de mal comprendre sa pensée et de ne pas en décoder les subtilités, au pire d’en faire une caricature pour la transformer en repoussoir ([Le Devoir, 15 mai 2009->19784]). Je lui reprocherais d’adhérer au multiculturalisme alors qu’il en ferait une critique d’autant plus sévère qu’il serait contradictoire avec ses convictions souverainistes. Un multiculturalisme dont il aurait d’ailleurs fait le procès à Harvard au cours de la dernière année ! En fait, ma critique révélerait mon rapport trouble à la démocratie et une intolérance qui me ferait manquer de retenu, de prudence dans le travail scientifique. Voyons-voir.
Allons-y d’une première clarification. Gérard Bouchard laisse planer l’ambiguïté en disant qu’il ne s’est jamais réclamé du multiculturalisme dans sa défense du cours Éthique et culture religieuse, lors du procès de Drummondville le 12 mai dernier. Mais Gérard Bouchard joue sur les mots. Car s’il repousse le multiculturalisme canadien, c’est pour mieux embrasser une version québécoise qui n’en diffère pas fondamentalement. Il y a là une distinction stratégique et artificielle entre le multiculturalisme et « l’interculturalisme » de la part de ceux qui savent bien que le premier n’a pas bonne réputation au Québec mais qui ne s’en réclament pas moins de principes semblables. D’ailleurs, Gérard Bouchard n’hésite pas, quelques phrases plus loin, et comme il l’avait fait dans le rapport Bouchard-Taylor, à reconnaître que ces deux doctrines sont autant d’expressions d’une même philosophie centrée sur le pluralisme identitaire et sa nécessaire traduction dans la communauté politique – la philosophie pluraliste dont se réclame Gérard Bouchard est le nom de code du multiculturalisme idéologique. On ajoutera que dans ses précédents travaux, Gérard Bouchard faisait de la majorité francophone une communauté parmi d’autres dans la construction d’une société surplombant son héritage fondateur. Il insistait aussi sur la nécessaire déhiérachisation de la communauté politique, qui ne devrait plus s’institutionnaliser à partir d’une culture fondatrice, sans quoi elle transgresserait l’impératif de l’égalitarisme identitaire. Chez Bouchard, la culture majoritaire est réduite à un simple fait démographique qui ne devrait pas se traduire en norme d’intégration identitaire. Comment peut-il alors justifier la prédominance de la majorité francophone dans la situation québécoise ?
En fait, si Gérard Bouchard nous offre le choix artificiel entre deux modèles associés à la reconstruction pluraliste de la communauté politique, c’est pour mieux exclure un troisième terme : une défense de la nation qui assumerait la culture québécoise comme culture de convergence et qui en ferait la norme substantielle à laquelle les nouveaux arrivants devraient s’intégrer pour véritablement participer à la société québécoise. Il n’y aurait aujourd’hui de choix qu’entre une variété de doctrines pluralistes, qu’entre différentes variétés de multiculturalisme. On comprend pourquoi Gérard Bouchard en arrive à cette conclusion lorsqu’il nous explique que le pluralisme identitaire surgirait dans l’histoire occidentale à la manière d’un correctif philosophique après les horreurs du vingtième siècle. Ce sont les mouvements sociaux sortis des années 1960 qui auraient traduit cette prise de conscience en action politique au point de transformer notre définition de la démocratie, qui s’accouplerait désormais nécessairement avec le pluralisme identitaire.
À la lumière d’une certaine politologie américaine, j’ai développé dans La dénationalisation tranquille ainsi que dans plusieurs autres travaux, une autre version de l’histoire du multiculturalisme qui me semble beaucoup plus conforme à la réalité. Car l’avènement du multiculturalisme d’État relève moins d’une métamorphose de la disposition éthique des sociétés occidentales que de la diffusion d’une mauvaise conscience qui est intimement liée à la culture politique des radical sixties, qui a annoncé la conversion culturelle du marxisme à l’hypercritique de la civilisation occidentale. Une hypercritique dont nous payons aujourd’hui chèrement le prix et qui nous amène à traduire dans le langage de l’intolérance toute critique du multiculturalisme et de la philosophie progressiste qui la sous-tend. Une hypercritique qui assimile le déploiement de la démocratie à celle du multiculturalisme – ou du pluralisme identitaire, à Gérard Bouchard de choisir sa formule.
Aujourd’hui, nous dit Bouchard, « toutes les nations véritablement démocratiques » se réclameraient du pluralisme identitaire. Cette rhétorique relève de l’intimidation académique. D’abord parce qu’elle occulte le fait, pourtant reconnu par Bouchard, que dans toutes les sociétés occidentales, le multiculturalisme est d’abord la doctrine de l’intelligentsia et n’est en rien partagée par les populations qui n’en finissent plus de lui adresser des critiques. Ensuite, parce que Gérard Bouchard confisque ainsi la démocratie pour lui seul et accuse brutalement ses contradicteurs de ne pas être démocrates. Il laisse planer la rumeur qu’ils seraient animés par des passions malsaines qui mèneraient à la crispation identitaire. En m’opposant à la « philosophie pluraliste » découverte après les horreurs du dernier siècle, je témoignerais donc de mon insensibilité à ces horreurs, sinon, de ma complaisance devant elles. Cela n’a évidemment aucun sens et un professeur aussi distingué que Gérard Bouchard devrait se garder d’un tel usage de la méthodologie du soupçon. On peut même croire que cette mentalité inquisitrice, qui amène les procureurs du multiculturalisme d’État à dépister les symptômes de l’intolérance chez ceux qui ont le malheur de les contredire, est responsable en grande partie du malaise démocratique des sociétés contemporaines, où la souveraineté populaire est systématiquement censurée lorsqu’elle contredit les prescriptions des ingénieurs sociaux.
Un dernier mot sur les convictions souverainistes du professeur Bouchard. Il n’y a rien de contradictoire entre le souverainisme tel qu’il est devenu et le multiculturalisme – hélas. Dans mon livre La dénationalisation tranquille, j’ai montré comment la culture politique post-référendaire, traversée par une mauvaise conscience particulièrement destructrice, a entrainé le mouvement souverainiste à se convertir au multiculturalisme en l’assimilant à la seule posture idéologique convenable pour être bien coté à la bourse du politiquement correct. Dans cette entreprise, les thèses de Gérard Bouchard ont joué un rôle déterminant. Mais on voit le piège dans lequel il est tombé. En intériorisant le logiciel idéologique du multiculturalisme, Gérard Bouchard a neutralisé le souverainisme en profondeur au point de confondre l’ouverture à l’autre et le reniement de soi. Il n’a pas vu que le progressisme identitaire était contradictoire avec la mobilisation d’un nationalisme fondé sur la culture de raisons communes historiquement définies. Le professeur Bouchard, qui en appelle à la rigueur et à la prudence, a finalement milité malgré lui contre ses convictions apparemment les plus intimes. La prudence n’est pas là où on la croit.
***
L'Action nationale, mai-juin 2009, p.103-107
Le mauvaise leçon du professeur Bouchard
ECR - Éthique et culture religieuse
Mathieu Bock-Côté1347 articles
candidat au doctorat en sociologie, UQAM [http://www.bock-cote.net->http://www.bock-cote.net]
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé