Mondialisation culturelle

« Le langage comme l’humanité n’existe qu’au pluriel »

Géopolitique - État profond


L’avenir d’une langue passe par son utilité dans les secteurs d’avenir
Caroline Rodgers - Jean Tardif, délégué général de l’association internationale PlanetAgora et auteur du livre Les enjeux de la mondialisation culturelle, anime une table ronde sur les enjeux linguistiques à l’ère de la mondialisation, au Forum mondial de la langue française. Il a exposé au Devoir son analyse de ces enjeux.
Comment définissez-vous la mondialisation culturelle ?
« C’est la mise en présence intensive et en concurrence, comme jamais auparavant, des valeurs, des visions du monde, des modes de vie, dont les différences deviennent immédiatement perceptibles et acquièrent une importance nouvelle. Ce qui importe, pour moi, dans la culture réside dans sa fonction sociale et politique. C’est le système symbolique, vivant et évolutif qui constitue un groupe social, le distingue des autres et définit son rapport avec le monde. Ce qui distingue une société d’un troupeau, c’est la culture. Elle agit comme une matrice dans laquelle un individu construit son identité comme être social. La mondialisation modifie de façon radicale les conditions d’interaction des cultures. »
Quels sont les enjeux linguistiques dans ce contexte de mondialisation culturelle ?
« La langue est le facteur culturel par excellence et l’instrument premier de socialisation à travers lequel on comprend le monde. En marginalisant une langue, on affecte la capacité de socialisation d’une culture. La diffusion d’une langue ne tient pas au fait qu’elle soit meilleure qu’une autre. Sa propagation suit plutôt la puissance : jadis le latin, plus tard le français, aujourd’hui l’anglais. On voit apparaître, avec la mondialisation culturelle, un système hiérarchisé des langues qui correspond à la hiérarchie de la puissance. Ce système marginalise de plus en plus de langues, y compris des langues importantes comme l’italien ou le néerlandais. Or la puissance ne tient pas qu’à la force des armes, mais aussi à la capacité de conquérir les esprits et les coeurs. À cet égard, l’hyperpuissance américaine reste dominante. Pour perpétuer leur puissance, les États-Unis ont tout intérêt à ce que l’anglais soit la langue dominante. Car l’anglais se compare à un cheval de Troie qui avance sous les atours de la séduction du consumérisme et qui fait de nous ses complices volontaires. On se place en état de subordination en acceptant une supériorité de l’anglais, en le présentant comme une langue indispensable pour la réussite. Ce qui correspond à ce qu’Albert Memmi appelle le “ bilinguisme colonial ”, où l’anglais devient la langue essentielle, tandis que la langue maternelle est réservée de plus en plus à un usage local. »
Comment voyez-vous l’avenir du français dans ce contexte ?
« L’avenir d’une langue comme le français, dans le contexte de la mondialisation culturelle, tient à son utilité dans les secteurs d’avenir. Il ne tient pas au fait que ce serait la langue de la liberté ou des droits de l’homme, pas plus qu’il ne suit automatiquement l’évolution démographique. Il faut que le français soit langue de travail, d’enseignement, de recherche, des affaires, des communications. Or le français perd du terrain dans ces secteurs. À Montréal, on enseigne de plus en plus en anglais à l’université. À Paris, un récent colloque réunissait 200 personnes, dont trois des sept intervenants anglophones pouvaient parler français. Pourtant, tout s’est tenu en anglais. Il y a 30 ans, 7 % des documents de l’Union européenne étaient produits en anglais. Aujourd’hui, c’est 75 %. On crée ainsi une dynamique qui se nourrit elle-même. Les revues scientifiques en anglais ne publient même plus un résumé dans d’autres langues. Il y a une conséquence énorme à cela, ce que j’appelle le risque d’incompréhension radicale : comment les Anglo-Saxons sont-ils préparés à comprendre le monde quand ils ignorent tout ce qui n’est pas produit et diffusé en anglais ? Et comment les États-Unis, s’ils se définissent comme le centre du monde, peuvent-ils comprendre les autres autrement que dans une logique de puissance ? Quant au français, s’il ne réussit pas à s’affirmer comme langue internationale utile qui compte pour l’avenir, malgré tous les beaux discours qu’on pourra faire, sa place est menacée. »

Comment pouvons-nous réagir intelligemment à ces enjeux ?
« La première chose à faire est de prendre conscience de leur réalité et de leur importance. Deuxièmement, il ne faut pas tomber dans l’illusion globalitaire en s’imaginant que la réduction des différences culturelles représente une avancée de la civilisation. Au contraire, comme c’est le cas au sein d’un écosystème naturel qui vit de sa diversité, l’humanité et les cultures se nourrissent des différences. Comme le disait Paul Ricoeur, le langage comme l’humanité n’existent qu’au pluriel. De plus, la responsabilité d’une langue n’est pas une affaire individuelle. C’est une responsabilité sociale et politique, notamment celle des élites. Par exemple, un chercheur qui a été payé par des fonds publics pour étudier en français et qui publie principalement en anglais manque, à mon sens, à sa responsabilité sociale. Et penser qu’on peut laisser aller les choses, alors qu’il s’agit d’un rapport de force, est d’une naïveté qui constitue une grave erreur politique. De plus, la Francophonie, qui a une importance vitale, au lieu de consacrer son énergie à des enjeux qui ne lui sont pas spécifiques, comme le commerce ou l’environnement, doit se concentrer sur le coeur de sa mission, qui est plutôt lié à son fondement linguistico-culturel, et élaborer des réponses à la mondialisation culturelle en cherchant à répondre à cette question cruciale : que voulons-nous faire ensemble pour assurer l’avenir des parlants français ? Cela passe notamment, à mon avis, par la création d’un espace médiatique commun qui permettra aux citoyens de la Francophonie de se voir, de s’entendre et de se parler, alors qu’actuellement ils connaissent mieux Hollywood qu’ils ne se connaissent les uns les autres. »
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Collaboratrice


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