Le Kenya pleure ses enfants

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«Ce désir d’apprendre, de s’élever socialement, de vivre mieux, c’est aussi ce que les assaillants ont frappé.»

Un pays, le Kenya, a été meurtri dans sa chair : 148 personnes, dont 142 étudiants, ont été assassinées en quelques heures par un commando djihadiste, jeudi, à Garissa, dans la province nord-est du pays. Comment blesser davantage le Kenya dans ses fibres les plus profondes, comment le toucher plus au cœur qu’en s’en prenant à ses enfants ? L’université de Garissa a été visée pour ces raisons. Tout a été conçu pour susciter, dans un second temps, l’effroi, la peine et la colère : des étudiants surpris dans leur sommeil, chassés impitoyablement, triés en fonction de leur religion avant d’être abattus (les chrétiens) ou épargnés (les musulmans ou ceux en mesure de réciter une sourate du Coran), le tout assorti de propos provocateurs dont les assaillants se doutaient bien qu’ils seraient rapportés par les survivants, souhaitant notamment aux étudiants « de bonnes vacances de Pâques », comme le transmet l’Agence France-Presse, avant de décider qui achever, qui laisser vivre.
La peine, incommensurable, se trouve encore renforcée par le fait que le Kenya est un pays tout entier tourné vers l’éducation. Les parents s’y privent de tout pour payer les études de leurs enfants. Le plat national, le sukuma wiki, est aussi l’aliment le moins cher du pays. Ce chou bon marché (qui, du reste, est de la même famille que le kale) est sur toutes les tables le soir. Son nom en swahili signifie : « pousser la semaine » (jusqu’à son terme), indiquant par là qu’en s’en contentant, on a plus de chances d’avoir assez d’argent pour tenir, et même de faire quelques économies, notamment pour envoyer les enfants à école. Parfois, c’est tout un quartier, toute une communauté, qui met ses moyens en commun (lors de harambee, cérémonie de cotisations collectives pour « tirer en avant », littéralement, une action) afin qu’un enfant prometteur soit envoyé à l’université.
Les Chabab espèrent des représailles
Ce désir d’apprendre, de s’élever socialement, de vivre mieux, c’est aussi ce que les assaillants ont frappé. Et d’espérer, sans doute, que dans l’émotion des violences éclatent : violences interreligieuses, violences contre les Somalis (ethnie kényane) ou contre des Somaliens réfugiés au Kenya. Le massacre a été revendiqué par le groupe somalien Al-Chabab (Harakat Al-Chabab Al-Moudjahidin, « mouvement de la jeunesse des moudjahidin »). Pourtant, les exécutants s’exprimaient en swahili (une langue méprisée par de nombreux Somaliens). Ils peuvent venir de cellules de la côte kényane – l’un serait même tanzanien – ou appartenir à une formation comme les Muhajiroun, l’une des filiales kényanes des Chabab. L’enquête le dira peut-être. L’homme qui a conçu l’opération, selon les responsables kényans, serait Mohamed Kuno « Gamadheere », encore appelé cheikh Dulayadin, un Kényan somali, ancien enseignant de madrassa à Garissa, qui a rejoint les insurgés somaliens au début des années 2000 et a occupé des fonctions dans l’administration de la région frontalière du Jubaland, en Somalie, lorsque celle-ci était sous contrôle chabab.
C’est une autre provocation sarcastique des djihadistes : avoir laissé le soin à un ex-enseignant ayant rejoint leur rang d’exterminer des étudiants. Or, l’université de Garissa est la seule à offrir un enseignement universitaire dans toute la province du Nord-Est, qui est aussi grande que la Grèce. Dans cette région pauvre et marginalisée du Kenya, l’activité principale demeure l’élevage, de plus en plus difficile en raison des sécheresses et de la multiplication des animaux. Elle est aussi peuplée majoritairement de Somalis. Quant aux réfugiés somaliens, ils se trouvent dans le grand camp de Dadaab, à une centaine de kilomètres seulement. Ensuite, c’est la frontière somalienne. Plus au sud, le Kenya veut même y construire un mur, espérant ainsi éviter les infiltrations de combattants. Cette proximité de la Somalie fait craindre que les autorités envisagent de nouveau de démanteler le camp de Dadaab. C’est exactement le genre de punition collective aveugle que doivent espérer les Chabab. Dans une guerre asymétrique comme celle qu’ils mènent, créer de la confrontation est une priorité. Et les attentats servent à cela. Déjà, en 2014, les réfugiés somaliens avaient été harcelés à Nairobi, parqués dans un stade, déportés vers le camp, dans la foulée d’autres attentats. Aucune violence collective anti-Somalis ou contre les ressortissants somaliens n’a heureusement été enregistrée. Mais, à chaque attaque, il faut tout le génie kényan pour éviter des mesures de représailles aveugles vers ces communautés.
« Une menace touchant à l’existence même » du Kenya
En lançant son opération à Garissa, le commando bénéficiait d’un autre avantage : celui de retarder l’arrivée des forces spéciales kényanes. Un commando de quelques hommes a pu consacrer douze heures à tuer méthodiquement des dizaines, et encore des dizaines, de jeunes innocents avant une intervention armée. Alors que les responsables politiques kényans se déplacent en hélicoptère, les forces spécialement entraînées pour ce genre de situation ont dû venir par la route, au milieu des embouteillages.
Il n’y a pas de routine dans cette horreur-là. Voici à nouveau le président kényan, Uhuru Kenyatta, contraint de prendre la parole, à la télévision, pour tenter de rassurer son pays après une attaque terroriste majeure. Samedi, il a reconnu qu’il faudrait des « mesures exceptionnelles » pour lutter contre une « menace touchant à l’existence même » du Kenya. Lors de sa dernière intervention similaire, en juillet, après l’attaque de Mpeketoni, une petite ville de commerçants sur la côte kényane, le ton était différent : Uhuru Kenyatta avait alors dénoncé la complicité de responsables politiques locaux. Cette fois, le ton est infiniment plus grave.
La province du Nord-Est, c’est un peu la banlieue de la nation. Le Kenya fertile, agricole de la province centrale, couronnée par le mont Kenya, prend fin tout près de là. Garissa est la porte d’un autre monde, plus aride, à la population composée d’une forte majorité de Somalis. Le vaste territoire des Somalis est éparpillé entre plusieurs pays, résultat des découpages coloniaux : en Somalie, au Kenya, en Ethiopie et à Djibouti. Le Nord-Est actuel du Kenya a été pendant la période coloniale en partie arraché par les Britanniques à la Somalie italienne, province du Jubaland. Ce Jubaland, dans le Sud-Ouest somalien, a été envahi par le Kenya depuis 2011. La présence kényane dans cette zone frontalière devait permettre de constituer une zone tampon pour empêcher les incursions des Chabab au Kenya. Une administration locale a été placée à la tête de Kismayo, deuxième port de Somalie et « capitale » du Jubaland. C’est dans cette région qu’a évolué à une époque l’homme qui est soupçonné d’avoir organisé l’attaque de Garissa.
Ce même homme est suspecté d’avoir organisé, cette fois pendant les vacances de Noël, deux attaques successives et sanglantes plus dans le Nord, vers Mandera (ville-frontière avec la Somalie et proche de l’Ethiopie). Vingt-huit personnes (dont 20 enseignants qui prenaient leurs congés de fin d’année), avaient été allongées côte à côte sur le sol, puis exécutées. Quelques jours plus tard, les employés d’une carrière des environs étaient soumis au même traitement : tri entre chrétiens et musulmans, exécution des premiers ; 36 morts.
Selon la règle en vigueur au Kenya, ces derniers ne peuvent être affectés dans la région d’où ils sont originaires. Les enseignants, médecins et infirmiers des hôpitaux publics, les policiers et autres fonctionnaires de l’administration qui sont installés à Garissa ou Mandera sont originaires d’ailleurs, et souvent, mais pas systématiquement, chrétiens (la religion majoritaire dans une grande partie du Kenya). Ces fonctionnaires, en décembre, ont voulu fuir en masse la province du Nord-Est. Même le tout-puissant syndicat des enseignants, le Kenya National Union of Teachers (KNUT – Syndicat national des enseignants), les y encourageait. Wilson Sossion, son secrétaire général, le reconnaissait alors : « Nous savons que nos directives aux professeurs [de quitter la province] auront des répercussions négatives sur l’éducation dans les comtés concernés, mais en même temps, la vie est très précieuse. »


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