Le grand Israël, fin d'un mythe

Par Marius Schattner

Sionisme sous pression

Seule une minorité imprégnée de nationalisme religieux fait pression pour maintenir le rêve.
Le Grand Israël se meurt. Non tant sur le terrain que dans les esprits. Le rêve se dissipe d'un Etat englobant Israël, la Cisjordanie et la bande de Gaza, «Eretz Israël Ha'Shlema», littéralement, la terre d'Israël complète.
Le concept d'Eretz Israël remonte à la Bible, et ses frontières ont fait l'objet d'interprétations multiples. Mais l'idée que ce territoire imaginaire revienne, dans son intégralité, au peuple juif, dans le présent, au nom de l'Histoire, de Dieu ou d'impératifs de sécurité, est tout à fait moderne.
Ce mythe, dont le pendant palestinien est la revendication d'un Etat sur toute la Palestine «min al bahar ila al-nahr», de la mer (Méditerranée) au fleuve (Jourdain), a été oublié entre 1948 et 1967, pour resurgir au lendemain de la guerre des Six Jours, dans l'ivresse d'une victoire éclair sur les armées arabes. Le Grand Israël désigne alors tous les territoires conquis durant la guerre. Pour de nombreux Israéliens, il ne saurait être question de se retirer de ces territoires «libérés».
En 1982, le retrait du Sinaï égyptien et un premier démantèlement de colonies portera un premier coup à ce mythe, coup d'autant plus sévère que c'est un gouvernement de droite, avec Sharon à la Défense, qui l'assène, après avoir conclu un accord de paix avec l'Egypte. A présent, le plan Sharon de retrait de la bande de Gaza en 2005 pourrait bien lui porter le coup de grâce. Mais la fin du mirage ne veut pas dire fin de la colonisation. Le même gouvernement qui entend évacuer 8 000 colons de Gaza et 4 implantations de la Cisjordanie, dans le cadre de son «plan de désengagement», construit des milliers de logements pour colons en Cisjordanie.
A Gaza, l'objectif est de sortir d'un bourbier, l'Etat juif n'ayant rien à gagner au maintien d'une poignée de colons, au sein d'1,3 million de Palestiniens, dont ils occupent un bon cinquième de leur territoire exigu. En Cisjordanie, le but est de renforcer les blocs de colonisation existant, où plus de deux cent mille Israéliens se sont installés, attirés par les prix de logement défiant toute concurrence. Sharon ne s'en cache pas : le retrait vise à préserver l'essentiel, garder 40 % à 50 % de la Cisjordanie, le reste étant destiné à constituer un Etat croupion palestinien.
Ironie de l'Histoire : c'est Ariel Sharon, le champion de la colonisation juive, qui plus que tout autre a remodelé la géographie des territoires occupés en tissant la trame des colonies, qui défait aujourd'hui, encore une fois et en partie, son ouvrage. «Tout retrait ou séparation unilatérale provoquerait une catastrophe pour Israël», avertissait encore Sharon, en décembre 2002. Deux ans après, le Premier ministre de droite fait, ou du moins promet de faire, ce qu'il dénonçait alors.
Qui plus est, les justifications qu'il fournit puisent dans l'arsenal idéologique travailliste. C'est ainsi, qu'il proclame sans cesse qu'Israël ne peut préserver son caractère «juif et démocratique» en gardant la bande de Gaza ou d'autres zones à forte population palestinienne. D'abord pour des raisons démographiques : dans cinq ans voire moins, les juifs seront une minorité dans le Grand Israël. Les Palestiniens ont beaucoup d'enfants, et les immigrants juifs sont de moins en moins nombreux : 22 000 à peine pour 2004. Que faire ? Les tenants du Grand Israël misaient sur une immigration massive : celle venue d'ex-URSS n'a rien changé, et désormais le flot s'est tari. Ils tablaient sur un départ, censé volontaire, de millions de Palestiniens : il ne s'est pas réalisé. Les plus extrémistes continuent à prôner un «transfert» forcé des Palestiniens vers les pays arabes. Mais pour réaliser un tel projet d'épuration ethnique, il faudrait une guerre généralisée au Proche-Orient, que rien, heureusement, ne laisse entrevoir.
Reste la séparation. C'est le retour à la conception classique du partage du territoire, celle que le créateur de l'Etat, David Ben Gourion, avait fini par imposer à l'ensemble du mouvement sioniste. Cette séparation, Sharon la conçoit comme un acte unilatéral. Il compte en dessiner les frontières, jouant de l'appui américain, de la victoire militaire sur l'Intifada, face aux Palestiniens à bout de souffle.
Le problème, c'est que la logique qui aujourd'hui conduit à sortir de Gaza peut mener demain à quitter la Cisjordanie. Les Palestiniens l'espèrent un peu, sans trop y croire. Les colons y croient et s'en désespèrent. Pour eux, Sharon a mis le doigt dans un engrenage qui, tôt ou tard, qu'il le veuille ou non, ramènera Israël à ses frontières de juin 1967, à quelques rectifications près.
Ont-ils tort de jouer les Cassandre ? La suite le dira. Mais on peut comprendre qu'ils se sentent floués, abandonnés, trahis même. Ressentiment d'autant plus vif qu'ils ne parviennent pas à mobiliser la population. «Ce ne sont pas des pionniers, mais des colons que l'Etat a gâtés depuis trente-sept ans en leur donnant des terrains et de l'aide financière, en construisant les infrastructures des colonies, en déployant des bataillons et des divisions entières pour les protéger. Nos meilleurs fils sont tombés pour poursuivre une politique qui au fil du temps nous a transformés en occupants cruels, à nos yeux et aux yeux du monde entier», a écrit Yoël Marcus le 24 décembre dans le quotidien Haaretz.
Le contraste est frappant entre ce réquisitoire et le ton dithyrambique des médias, pour relater les premières actions de colonisation, après la guerre des Six Jours. Ainsi le journal à grand tirage Yediot Aharonot titrait-il, le 27 septembre 1967 : «Les fils des vétérans du Goush Etzion sont revenus à leur terre libérée», pour la création de la première colonie de peuplement, sur le site de villages conquis par les forces arabes durant la guerre de 1948, dans le sud de la Cisjordanie. En ce même septembre 1967, les plus grands écrivains israéliens, dont Nathan Alterman, le poète emblématique du mouvement travailliste, et Shaï Agnon, prix Nobel de littérature 1966, publient un manifeste «Pour le Grand Israël», proclamant qu'à la suite de la victoire de l'armée israélienne «aucun gouvernement n'a le droit de renoncer à l'intégralité d'Eretz Israël». Le chef historique du Likoud, Menachem Begin, appelle, lui, à une colonisation massive en «Judée-Samarie (Cisjordanie), dans la bande de Gaza, sur le plateau du Golan et dans le Sinaï». Aujourd'hui, le mouvement pour le Grand Israël, issu de l'aile droite travailliste a disparu et le Likoud tient le langage de ses rivaux travaillistes.
Reste un seul des trois piliers du Grand Israël : le nationalisme religieux. Encore n'est-il pas homogène. A côté d'un noyau dur, il y a tous ceux qui sont prêts à accepter le plan Sharon, craignant d'être isolés par des actes d'extrémistes. Les autres font entendre bien haut leur voix. Ils constituent un puissant groupe de pression, disposant de relais jusqu'au sommet d'un pouvoir qui leur fut si longtemps acquis. Mais rien d'étonnant à ce que des ministres nourris de l'idéologie du Grand Israël donnent un écho complaisant à la lutte des colons, ne serait-ce que pour prouver que le retrait de Gaza est une telle «déchirure» qu'elle ne peut constituer un précédent. Les jusqu'au-boutistes ne sont pas moins une minorité. Ils se marginalisent par leurs menaces de «guerre fratricide», par leurs provocations ou leur mysticisme, si éloigné du vécu des Israéliens. Leur bataille est un combat d'arrière-garde.
L'idée de séparation d'avec les Palestiniens se hisse ainsi au rang de «pensée unique» en Israël. Dans l'absolu, elle relève, elle aussi, du mythe, vu l'imbrication des deux populations. Elle n'a rien de sympathique, rien d'exaltant puisqu'il s'agit d'un divorce. Mais on peut négocier un divorce, pas une fausse coexistence, sous occupation, dans le Grand Israël.
Marius Schattner journaliste. Dernier ouvrage paru : Histoire de la droite israélienne (éditions Complexe).


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