Revue de livre

Un siècle juif

Sionisme sous pression



André Synnott - Il semble bien que l’historiographie traditionnelle juive ait pris à contresens la maxime de Cervantès; ayant donné un caractère vrai à son histoire, elle l’a confondue avec la sacrée. Tout pouvant être un jour descendu de son piédestal, plus une historiographie est ancienne, plus elle risque de se heurter à la critique et à la rationalité.
Shlomo Sand a lancé un pavé dans les mondes universitaires et politiques israéliens. Son ouvrage Comment le peuple juif fut inventé remet en question à la fois les mythes fondateurs de l’État d’Israël et les pratiques de l’enseignement et de la recherche en histoire dans les universités hébraïques.
Polémiste parce que touchant une corde très sensible dans la société israélienne, le professeur d’histoire à l’université de Tel-Aviv (où l’histoire générale et l’histoire du peuple juif sont des disciplines parallèles) entend quand même donner un caractère scientifique ou au moins rationnel à la critique de la politique identitaire de son pays.
Sand avance comme première thèse que les Juifs se sont perçus d’abord comme une collectivité religieuse plutôt que nationale. Puis au XIXe siècle, les sionistes ont créé une histoire linéaire de la sortie d’Égypte sous la conduite de Moïse à la volonté de créer un État juif dans une terre supposée sans peuple pour un peuple sans terre.
Les Juifs sionistes de la diaspora, beaucoup plus que ceux vivant déjà en Palestine, ont légitimé sa création sur le droit de retour en Terre promise. S’il y avait retour, c’est parce que, implicitement, il y a départ. C’est-à-dire, selon l’histoire communément répandue, que les Juifs auraient été dispersés après la destruction du Second Temple par l’empereur Titus en 70 (après. J.-C.).
Cette dispersion a fait qu’ils se sont répandu tout autour de la Méditerranée et même plus loin en Europe de l’Est (le Yiddishland). D’où le mythe du droit de retour en une terre une deuxième fois promise aux Juifs de diaspora.
Sand avance une autre thèse voulant que la diaspora soit née non pas de l’exil des Juifs de Palestine, mais d’un prosélytisme très actif. Ce prosélytisme va à l’encontre d’une autre idée reçue. Le peuple juif étant le peuple élu de Dieu, il n’avait lieu de tenter de convertir les Gentils (non-juifs) puisque ceux-ci étaient exclus de l’élection. Ce qui posait comme corollaire que le peuple juif serait ethniquement et biologiquement «pur» de tout métissage.
D’une part, il y a bien eu des conversions massives (parfois forcées). Ainsi, un royaume juif au sud du Yémen dans la péninsule arabique, puis les Hasmonéens (dynastie issue des Maccabées) soumettant et convertissant en Idumée, ou encore l’empire Khazar (peuple turc juif) régnant autour de la mer Caspienne et d’où descendent les Juifs ashkénazes.
D’autre part, des communautés juives, émigrées ou converties, vivaient sur d’autres rivages de la Méditerranée. Le musée d’histoire municipale de Barcelone montre des vestiges d’une présence juive avant même la conquête de l’Espagne par les Romains (plus de 150 ans avant la destruction du Temple).
Si plus tard, les Juifs ont renoncé au prosélytisme, c’est que le christianisme (décrété religion d’État vers 325 par l’empereur Constantin), puis l’islam (conquêtes arabes après 700) devinrent les religions dominantes; les Juifs préservèrent leur religion en se refermant sur eux-mêmes.
Mais dans les régions où l’islam n’était pas encore hégémonique comme le Maghreb, des tribus arabes et berbères se convertirent et participèrent à la conquête de l’Espagne où ils deviendront les séfarades.
S’il y a bien eu une diminution de la population juive en Palestine, ce n’est pas par l’exil; mais par des conversions d’abord au catholicisme puis, plus nombreuses, à l’islam. Ce qui fait de certains Palestiniens d’aujourd’hui les descendants de Juifs convertis.
La principale conclusion que Shlomo Sand tire de ses recherches, c’est que l’État d’Israël doit cesser de se définir comme l’État des Juifs du monde entier. Cette ethnocratie sans frontières fait que tout Juif vivant aux États-Unis, en Russie ou ailleurs est de plein droit citoyen d’Israël même s’il n’a pas l’intention d’y vivre (c’est le droit de retour).
Par contre, selon l’esprit des lois et de la constitution d’Israël, ses citoyens chrétiens, arabes, druzes ou autres ne sont pas vraiment citoyens à part entière. Des partis politiques arabes peuvent exister, mais sans pouvoir remettre en question le caractère juif de l’État.
Sans compter ceux des Palestiniens (ou leurs descendants) qui ont fui certains territoires lors des guerres de 1948, 1956, 1967 et qui, eux, ne semblent pas avoir un droit de retour!
Il faut pour Sand et d’autres progressistes que l’État d’Israël cesse d’être l’État de la nation juive (de plus en plus difficile à définir) pour devenir l’État de la nation israélienne; une nation en devenir formée de tous ceux qui vivent sur le territoire «légal» d’Israël.
Ce territoire doit être défini en tenant compte autant du plan de partage de 1948 que du droit des Palestiniens à former leur État pour en arriver à une reconnaissance mutuelle.
La première étape serait de cesser de considérer l’Évangile comme une parole d’évangile pour ce qui est de l’histoire. Ce que ne fait pas vraiment Marek Halter dans ses Histoires du peuple juif. Un «coffee table’s book», mais avec quand même un certain contenu, une certaine substance, pas seulement une succession de (très) belles images. Il entend y raconter 4000 ans d’histoire, l’histoire du peuple juif, c’est-à-dire son histoire à lui.
Être conteur lui aurait sauvé la vie. Sa famille avait fui Varsovie lors de l’occupation nazie pour se réfugier en URSS. En 1941, l’armée allemande étant aux portes de Moscou, comme plus d’un million de réfugiés, il est évacué en Ouzbékistan.
Pour vivre, très jeune (né en 1932) il tente de voler du riz que les paysans ouzbeks apportent au marché. Peu doué pour le vol, il est pris en charge par une bande d’adolescents à peine plus âgés que lui.
Le soir, en échange d’une part de leur butin, il leur raconte des histoires (Les Trois Mousquetaires, Vingt Ans après, Le Vicomte de Bragelonne), puis son répertoire étant épuisé, il invente un d’Artagnan à Jérusalem… et des aventures du peuple juif ou ce qu’il en savait.
Ce talent de conteur lui a sauvé la vie et devenu adulte, il livre un aboutissement de ces récits qui, après avoir passionné ses jeunes amis voleurs, pourraient ne pas laisser indifférents des lecteurs actuels pour, cette fois, sauver le peuple juif.
Un conteur donc, qui ne cherche pas, ne peut pas chercher l’adhésion des historiens; du moins par son écriture. Par contre, dans ses activités, son militantisme, il adopte une démarche plus rationnelle.
Cofondateur de SOS-Racisme en France, du Comité international pour la paix au Proche-Orient, il a pris une part importante aux rencontres entre les responsables Israéliens et Palestiniens qui allaient déboucher sur les Accords d’Oslo en 1992. C’est dans son appartement à Paris que Yitzhaz Rabin et Yasser Arafat se sont rencontrés pour la première fois.
Son projet d’Histoires du peuple juif est très ambitieux, trop peut-être. Il passe parfois du mythe à la mythomanie. Il dit être incroyant ou non-pratiquant, mais à fabuler sur son destin (né en 1932, il disait souvent être né en 1936 parce que c’était l’année des Brigades internationales, le plus grand mouvement de solidarité du XXe siècle et que les vins de l’année 1936 offraient de meilleurs crus que 1932) il vient à fabuler sur l’histoire (comme André Malraux).
Ses Histoires sont pratiquement continuellement en conflit ou en contradiction avec l’histoire de Shlomo Sand et des autres tenants de la nouvelle critique.
Ainsi, les mythes d’Israël (Halter écrit parfois les légendes) comme la sortie d’Égypte par Moïse (alors que, selon les historiens critiques, les chroniques égyptiennes ne mentionnent pas de révoltes massives d’esclaves ou la conquête du pays de Canaan par des envahisseurs étrangers) ou le fabuleux royaume de Salomon (alors que les découvertes archéologiques les plus récentes et les plus crédibles tendent plutôt à penser que c’était un très petit royaume sans ses vastes palais de légende) ou encore l’exil à Babylone (exil pour quelques membres de l’élite politique et non pas de tout un peuple).
Tout serait faux donc, ou fabulation comme le Protocole des sages de Sion (un texte forgé par l’Okrana, la police secrète du tsar, décrivant les Syriens et avec les mêmes fautes d’orthographe dans les noms juifs, ce qui montre que les très petits esprits se rencontrent eux aussi), mais le Protocole est un livre de haine alors que le projet de Marek Halter – le destin du peuple juif, se veut le pendant d’Emmanuel Goldstein (prénom et nom typiquement juifs), personnage du roman de George Orwell.
Dans 1984, Goldstein est le seul parmi des millions d’opprimés qui échappe à la tyrannie, il est détenteur du dernier livre du régime, dont il serait l’auteur. Dans son monde sans livre, il est, comme le peuple juif, gardien du livre.
Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé,
Éditions Flammarion
Marek Halter, Histoires du peuple juif, Éditions
Athaud-Flammarion


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