Le français chez nous : une langue en train d'imploser

Par Jules Tessier

Québec français

Libre-Opinion - Le simple citoyen qui arpente les rues de Montréal, pour peu qu'il ait les oreilles et les yeux ouverts, constate que le français y régresse, et pas seulement dans l'ouest de la ville, mais aussi dans les quartiers traditionnellement francophones. Le mythique Plateau Mont-Royal n'échappe pas à ce phénomène, ainsi que l'a noté récemment une chroniqueuse dans un article intitulé «Plateau Anglo», après avoir constaté que des anglophones toujours plus nombreux s'y sont installés, non pas pour profiter d'une immersion française, mais déterminés, pour nombre d'entre, eux à s'exprimer uniquement dans leur langue.

Par ailleurs, les affiches unilingues anglaises collées sur les lampadaires de la rue Saint-Denis sont devenues envahissantes, et c'est la radio anglaise qu'on entend dans nombre de commerces de ce quartier, y compris dans des succursales de la SAQ, pourtant propriété de l'État québécois.
Il est normal de s'interroger sur cette érosion pour le moins inquiétante du français, afin d'en trouver au moins les causes et idéalement les remèdes. Ce genre d'analyse était plutôt simple quand il suffisait de débusquer, puis de traquer les «méchants», en général des zélotes obtus de l'autre camp qui menaient une guerre ouverte ou sourde pour miner les positions du français chez nous. Mais de nos jours, plutôt que de s'en remettre à cette dialectique binaire attaquants-attaqués, il faut aussi et surtout regarder dans nos rangs, parmi les nôtres, pour constater que le français est en train d'imploser, de s'effondrer de l'intérieur. Mais que s'est-il donc passé pour que nous en soyons arrivés à adopter ainsi des attitudes de «collabos» ?
L'anglais s'est peu à peu infiltré dans la place, en douceur, d'une manière séduisante, surtout chez les jeunes, à travers Internet, les jeux vidéo, le cinéma, la télé, le disque, etc. Conséquence : les points d'ancrage à la langue maternelle ont commencé à lâcher chez nombre de locuteurs «officiellement» de langue française, à telle enseigne qu'il ne faut plus s'étonner, dans la conurbation montréalaise en tout cas, d'entendre de jeunes francophones se mettre à parler anglais entre eux, et qui plus est avec gusto, avec une volubilité jouissive on dirait. Pareil phénomène ne s'observait autrefois que chez les minorités hors-Québec, et constitue maintenant un autre indice d'une perte de conscience linguistique chez nous.
Les non-francophones ont quand même joué un rôle dans cette dérive, en dénaturant, en avilissant le combat qu'il nous a fallu mener depuis toujours pour préserver notre langue, avec des expressions du genre «la police de la langue», quand ils ne sont pas allés jusqu'à y accoler le mot de «fascisme», en nous attribuant en outre les étiquettes de «tricotés serrés», de «de souche», de «pures laines», servies invariablement dans une optique réductrice, culpabilisante. Avec ce résultat que la défense du français est maintenant perçue comme un combat d'arrière-garde, mené par des éléments ringards, réacs.
Aussi ne faut-il pas s'étonner si le militantisme linguistique est devenu un phénomène du passé chez nous. Pour s'en convaincre, il suffit de penser à l'émission diffusée récemment à Radio-Canada, dans le cadre de Tout le monde en parlait, qui était consacrée aux contrôleurs aériens qui se sont battus, en 1975-76, pour que le français soit utilisé dans les tours de contrôle situées en sol québécois. Cette passion pour la langue semble avoir disparu aujourd'hui.
Non seulement nous nous sommes ramollis, mais les coups durs sont parfois assenés par les nôtres, et plus uniquement par les «ennemis» de l'extérieur. Ainsi, les plus âgés se souviennent de la vague de protestation déclenchée dans les années 50 par la direction du Canadien National, quand M. Gordon a décidé de baptiser son tout nouvel hôtel du nom de la reine Élizabeth d'Angleterre. Mais quelques décennies plus tard, quand un des fils chéris du Québec décide de traduire littéralement son beau patronyme de Villeneuve pour nommer son restaurant «New Town», on se contente de rire jaune, un peu embarrassé, mais sans que personne proteste. Il est plutôt gênant de s'en prendre à un membre de la famille, mais il n'empêche que le signal envoyé alors par «Jacques, c'est Jacques» a eu un effet d'entraînement dans l'anglicisation des raisons sociales : pourquoi faire un effort pour afficher et se nommer en français quand un francophone notoire n'en a cure ?
Encore dernièrement, émoi dans le Landerneau quand un journaliste du réseau TVA a «osé» rappeler à Saku Koivu, le capitaine du Canadien, son incapacité chronique de prononcer en public un seul mot de français après une dizaine d'années passées au sein de ce club de hockey. Pas même un condescendant «Merci !». C'est peu pour un joueur marié avec une francophone «de souche» !
Heureusement, le représentant de la station de radio CJAD, un diffuseur spécialisé dans la conservation des vieux réflexes coloniaux, a montré l'inutilité d'une guéguerre linguistique en affirmant péremptoirement que seul importait de gagner la coupe Stanley. «Oh ya ?» Donnons dans la plus pure fiction folichonne et inversons les rôles. Imaginons un instant que le capitaine du Canadien, un Wallon marié à une anglophone, après 10 ans passés dans le club, continue à s'exprimer uniquement en français, quitte à forcer les gens de CFCF à sous-titrer ses déclarations en anglais à la télé, parce que, après tout, seule compte la coupe Stanley... Les médias anglophones seraient déchaînés, et non sans raison.
Le capitaine et l'entraîneur du Canadien ont minimisé l'incident en affirmant que les fans de ce club de hockey n'étaient nullement choqués par cette incongruité linguistique. Le fait est que Saku et Bob ont raison, et on peut être assuré que, dans les gradins du Centre Bell, les partisans francophones mettent autant de coeur que les anglophones à entonner avec leurs tripes l'électrisant «Na Na Na Naaa», de même que l'incantatoire mantra «Go habs, go !»
Étonnamment, les organismes gouvernementaux chargés d'évaluer l'évolution du français au Québec se font rassurants et nous répètent, année après année, que «le français ne s'est jamais aussi bien porté chez nous».
On nous permettra d'en douter, et même de craindre le pire, car, nonobstant la menace toujours présente venant de l'extérieur, ne serait-ce qu'en raison du faible poids des francophones sur un continent nord-américain massivement anglophone, le français chez nous est en train de caler par le centre, d'imploser, mis en danger par ses propres locuteurs, devenus indifférents, résignés ou même carrément convertis à l'anglais.
Jules Tessier
_ Spécialiste du français nord-américain, co-auteur de À l'écoute des francophones d'Amérique (1991), fondateur de la revue Francophonies d'Amérique.


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