Le capitalisme prend fin nous dit Immanuel Wallerstein

Le capitalisme vit-il vraiment ses dernières années ? La question reste en débat, même si elle vient d’être réglée par un brillant philosophe du système.

Économistes atterrés

par Bernard Dugué (son site)
Les médias ne sont pas économes en observations d’ordre téléologique, voire eschatologique. Parmi les prévisionnistes, prêcheurs d’apocalypse, docteurs en prospectives, essayistes médiatiques, théoriciens avérés ou improvisés de l’économie, philosophes de l’histoire, certains annoncent la fin du capitalisme. Les uns en s’appuyant sur l’impasse financière actuelle, les autres en y ajoutant des considérations d’ordre écologique ou bien social. Les uns voient la planète se détruire, les autres imaginent une révolte planétaire des indignés.
L’indignation face à mondialisation conduit vers la mondialisation des indignés. De Tel Aviv à New York en passant par l’Espagne, les insurgés se manifestent, alors que le printemps arabe a laissé l’impression d’une transition mais pour l’instant, les nouvelles ne sont pas très optimistes. Les cartes géopolitiques se redistribuent, en Asie, au Proche-Orient, tandis que quelques hauts fonctionnaires de l’économie envisagent une récession mondiale. Bref, des signes d’instabilité parcourent le monde. Les médias parlent de crise. Ce qui est cohérent puisque l’instabilité génère la crise. Des choix sont nécessaires. Mais pour l’instant, la perplexité reste de circonstance car nul ne sait où on en est et où on va. Il n’est pas inutile d’aller voir ce qu’en pense Immanuel Wallerstein, philosophe du système-monde dont les analyses sont respectées, surtout dans les cercles altermondialistes et chez les amis du Monde diplo. Wallerstein vient d’accorder un entretien avec un média russe. L’occasion de faire un point sur l’état du système en évoquant son analyse.
Selon Wallerstein interrogé par Russia today, le capitalisme est au bout du rouleau. Il a épuisé ses possibilités de se perpétuer en se recomposant. La crise du capitalisme ne remonte pas à quelques années et ne se réduit pas aux événements financiers observés entre 2008 et 2012. Le système est en crise depuis le milieu des années 1970 (allusion au choc pétrolier de 1974). Et donc, presque quatre décennies d’instabilités et de crises concevables comme les signes d’un système se défaisant, se détricotant (en traduisant infolding). Ainsi, les combats politiques ne vont plus concerner le capitalisme mais le système qui va le remplacer. Ce propos a le mérite d’être tranché.
Un second constat porte sur ce qui va remplacer le capitalisme. Wallerstein n’écarte pas la possibilité d’un système plus démocratique et plus égalitaire, tout en précisant que l’Histoire n’est jamais allé dans ce sens. Allusion sans doute aux transitions totalitaires du premier 20ème siècle. L’autre possibilité est un système encore plus centralisé, hiérarchisé, polarisé avec des centres de domination et des populations surexploitées. On ne sait pas quel système remplacera le capitalisme mais on sait qu’il est possible d’avoir un système pire qui fera regretter le précédent. Nous serions donc face à une bifurcation rendue nécessaire par le fait que l’accumulation incessante du capital n’est plus possible et que si ce système a bien fonctionné depuis 500 ans, comme tout système évoluant dans le temps, il arrive à un stade où les forces de décomposition l’emportent sur les forces de création.
Deux choses essentielles doivent ainsi être mises en avant. D’abord le côté incertain et dangereux inhérent à ce système en crise qui devient imprévisible à court terme. Wallerstein oppose les 500 ans du cours tortueux mais relativement stable du système capitaliste aux secousses récentes produites (et subies) par ce système qui est maintenant entré dans une phase d’indécision et surtout, d’indétermination. Cette situation modifie le rapport des individus face au temps. L’époque où l’on pouvait se projeter sur des décennies est révolue. La condition humaine est donc radicalement modifiée, notamment sur la question de la liberté. Wallerstein évoque l’opposition entre déterminisme et liberté déjà pensée par la philosophie grecque. Dans un système à peu près stable, au cours relativement déterministe, la liberté n’a pas vraiment sa place et les choix semblent s’imposer en étant encadrés pour ainsi dire par la logique du système. A l’inverse, dans un système fortement instable, la liberté devient importante. Elle est même convoquée par l’Histoire car chaque acte, chaque décision, chaque orientation concourt à faire basculer la bifurcation dans un système ou un autre. Belle invitation philosophique s’il en est. Nous sommes responsables du monde qui vient.
Il va de soi que cette analyse mérite critique et discussion (car il semble qu’une telle instabilité ait déjà été observée en 1930). J’insiste enfin sur un détail important concernant le système devenu imprévisible. Dans un tel système, les opérateurs ne peuvent plus se projeter sur des années, ni même des mois. Une telle conjoncture est alors paralysante. Elle n’incite pas les opérateurs à investir ni les acteurs à aller de l’avant. Cette remarque est plus subtile qu’il n’y paraît car si tel est le cas, la situation est dans une impasse car l’indécision ajoute à l’instabilité qui ajoute de l’imprévisibilité et donc paralyse en créant d’autres indécisions. On peut ajouter que le système est à l’image d’une bicyclette sur laquelle on ne pédale pas assez vite et qui devient instable. Le problème du capitalisme, c’est qu’il nous a imposé une accélération faisant que pour stabiliser le système, il faut pédaler de plus en plus vite. Le système, ce sont aussi des hommes, qui pourraient être eux aussi au bout du rouleau.
Mais une question persiste. Le capitalisme vit-il vraiment ses dernières années ? La question reste en débat, même si elle vient d’être réglée par un brillant philosophe du système.


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