Le Canada et le contrôle de son économie (1)

Chronique de Rodrigue Tremblay


"C'est le temps de décider si nous sommes simplement

des bûcherons et des porteurs d'eau".

Samuel L. Tilley (1879)
"Maîtres chez nous."

Slogan du Parti libéral du Québec (1962)
***
Est-ce que les Canadiens sont disposés à retourner à
l'ère des porteurs d'eau? Ce qui se passe de nos
jours laisse entrevoir que c'est ce qui se prépare. En
effet, si les choses continuent dans la même direction
avec les prises de contrôle étrangères de sociétés
canadiennes au rythme effarant que l'on observe,
souvent par le truchement d'acquisitions hostiles, le
Canada reviendra là où il se trouvait dans les années
'30 sous les gouvernements de MacKenzie King et de
R. B. Bennet, soit une colonie politique qui se
doublait alors d'une colonie économique.
Il est bon de savoir que ce ne sont pas tous les pays
qui acceptent passivement de voir partir le contrôle
de leurs entreprises stratégiques vers l'étranger. En
2005, par exemple, les États-Unis s'opposèrent à ce
qu'une compagnie chinoise, [la National Offshore Oil
Company, achète la compagnie américaine de pétrole
Unocal,
->http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2005/06/30/AR2005063002081_pf.html]
pour un montant de $18,5 milliards US. La compagnie
fut plutôt vendue à Chevron pour $17,3 milliards US,
soit pour un montant moindre de $1,2 milliards US. De
même, en 2006, le Congrès américain bloqua l'achat
d'un contrat de gestion de six ports américains par la
compagnie Dubai Ports World.
Dans le cas de la compagnie Alcoa
qui a fait une offre de prise de contrôle hostile de
la compagnie canadienne Alcan, elle est elle-même
protégée aux États-Unis contre une telle opération
parce qu'elle est officiellement incorporée dans
l'état de la Pennsylvanie. En effet, aux États-Unis,
les règles de prise de contrôle des sociétés sont
avant tout établies par les états dans lesquels les
compagnies sont incorporées. Or, la Pennsylvanie
est un des états où la législation rend très difficile
les prises de contrôle hostiles. En d'autres termes,
si Alcan voulait prendre le contrôle d'Alcoa (comme
cela pourrait sembler logique à cause de ses activités
internationales et à cause de son accès à des sources
énergétiques favorables), elle ne pourrait
probablement pas le faire. Dans ce genre de jeu, les
Canadiens apparaissent être les dindons de la farce.
Le 6 décembre 2003, j'avais écrit dans le journal Les
Affaires
un article intitulé ["La démission
tranquille".->
http://www.lesaffaires.com/nouvelles/recherche-archives.fr.html]
— À l'époque, c'était le Club de Hockey Canadien de
Montréal (Booth Creek Management Corp), MacMillan
Bloedel (Weverhaeuser), Laura Secord (Archibald
Candy), Groupe Forex (Louisiana Pacific),
Canstar/Bauer (Nike), Labatt (Interbrew), Molson
(Coors), Bio-Chem Pharma (Shire Pharmaceuticals) ou
Gulf Canada (Conoco) dont le contrôle foutait le camp
à l'étranger.
Aujourd'hui, la ruée touche Inco (CVRD), Falconbridge
(Xstrata PLC), Dofasco, Algoma, Ipsco, Lion Ore Mining
Int., Masonite, Moore Corp, Hudson's Bay, Seagram,
Hiram Walker, Fairmont Hotel, etc., et bientôt Alcan,
une compagnie largement subventionnée à même nos
ressources énergétiques, et peut-être même Bell Canada
(BCE). À ce rythme, il ne restera au Canada que des
succursales de sociétés étrangères. Il suffira alors
de vendre les grandes banques canadiennes, la
CBC-Radio Canada et Air Canada à des étrangers, et
ensuite, d'éteindre les lumières. — L'abdication aura
été totale.
Au chapitre du contrôle de son économie, le Canada se
retrouve dans une situation particulière, et une
stratégie de laisser-faire ne représente peut-être pas
une politique optimale.
Premièrement, les législations canadiennes en matière
de prise de contrôle hostile sont inadéquates et
placent les entreprises canadiennes dans une position
de vulnérabilité face à des joueurs étrangers bien
financés.
Deuxièmement, le Canada est vulnérable face à une
prise de contrôle étranger global de son économie
parce que la propriété des entreprises au Canada est
concentrée dans les mains d'un très petit nombre
d'actionnaires très importants. Ceux-ci peuvent
facilement, pour toutes sortes de raisons, se départir
de leurs blocs d'actions de contrôle à gros prix
auprès de sociétés étrangères en mal d'expansion. [Ce
n'est pas le cas aux États-Unis où la majorité des
entreprises américaines sont détenues par un grand
nombre de très petits actionnaires.]
Troisièmement, il est courant d'entendre qu'avec
l'ALÉNA
[http://www.dfait-maeci.gc.ca/nafta-ALENA/agree-fr.asp]
le marché des entreprises canadiennes est
nord-américain et même mondial, que le contrôle de
l'économie n'a plus d'importance, et que la vente
d'entreprises canadiennes n'apporte que des avantages:
des capitaux liquides entrent au Canada, soutiennent
la monnaie, préservent des emplois, ouvrent des
possibilités nouvelles d'importation et d'exportation
et amènent des modernisations et de nouvelles
technologies. On argumente que le phénomène est
bidirectionnelle, et que des entreprises canadiennes
achètent autant d'entreprises américaines que
l'inverse. Qu'en est-il au juste?
Il est vrai que beaucoup d'entreprises canadiennes
font des acquisitions à l'étranger, en contrepartie
des achats étrangers au Canada. Ainsi, au cours des
années 2005 et 2006, selon une récente étude du
cabinet KPMG, les entreprises canadiennes ont acheté
des actifs industriels ou commerciaux à l'étranger
pour une somme de $51 milliards US, tandis que les
sociétés étrangères ont mis la main sur des
entreprises canadiennes pour une valeur globale de $99
milliards US, soit pour presque deux fois plus. —Et
les prises de contrôle étrangères de compagnies
canadiennes semblent s'accéler puisqu'au cours des
seize derniers mois (2006 et 2007), ce sont tout près
de 600 entreprises canadiennes qui sont passées dans
des mains étrangères, pour une valeur globale de $156
milliards, selon un relevé de la firme Bloomberg.
À l'inverse, quand des sociétés canadiennes tentent de
s'implanter à l'étranger, ceci ne se fait pas si
facilement que cela, si on considère les incursions
difficiles de Canadian Tire et Jean Coutu aux
États-Unis. Il faut savoir, en effet, que l'économie
canadienne est entre onze et douze fois moins grande
que l'économie américaine. Il y a donc une question de
proportions et d'importances relatives.
Quand une entreprise canadienne achète une société
américaine, elle prend rarement le contrôle d'une
industrie, et cela passe presque inaperçu.
L'entreprise américaine déjà leader aux États-Unis
devient presque inévitablement le leader au Canada. À
titre d'exemple, quand un Wal-Mart s'implante ou fait
une acquisition au Canada, elle n'a pas besoin de se
faire connaître et arrive avec son rôle de géant
américain et mondial de la distribution. Quand un
producteur canadien achète une entreprise aux
États-Unis, il s'agit très souvent d'un nain dans la
forêt américaine. À cause de cela, il est évident que
le contrôle étranger au Canada a beaucoup plus de
répercussions que le contrôle canadien dans un énorme
marché comme celui des États-Unis.
Quatrièmement, il faut prendre en considération la
fait que le degré de contrôle étranger est
relativement bas aux États-Unis, mais qu'il est déjà
très élevé au Canada. Cela est particulièrement vrai
pour le secteur manufacturier et de plus en plus pour
le domaine minier, celui des ressources pétrolifères
et celui de la distribution. Le contrôle étranger de
l'économie canadienne est un vieux phénomène, mais il
va en s'accroissant. Quelles sont les conséquences
économiques et que doit-on faire?
(À suivre)
___________________________________
Rodrigue Tremblay est professeur émérite de sciences
économiques à l'Université de Montréal et peut être
joint à l'adresse suivante:
rodrigue.tremblay@yahoo.com
Visite de son blogue.
Site Web de l'auteur
Lire des extraits du prochain livre du professeur
Tremblay: "The Code for Global Ethics"


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