Le bluff québécois?

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Le livre qu'il faut lire





* Recension du livre de Christian Saint-Germain, L’avenir du bluff québécois, Montréal, Liber, 2015


Voilà un livre bien singulier. Un pamphlet au sens fort du terme, cruel, injuste, méchant, assassin, mais qui néanmoins, assène quelques vérités fondamentales plus souvent qu’autrement censurées par la société québécoise. Son auteur, Christian Saint-Germain, professeur de philosophie à l’UQAM, commence par un «constat» en forme d’accusation: le projet souverainiste est foutu et n’est plus qu’une farce morbide donnant une apparence de supplément d’âme à un modèle social en faillite au service d’une caste ventrue décidée à exploiter le petit peuple jusqu’à la dernière goutte de sang. Mais Saint-Germain ajoute une nuance: tout était foutu depuis le départ. Ou à peu près. Pour Saint-Germain, le souverainisme moderne, dès ses commencements, se serait condamné à l’impuissance, comme on l’aurait vu avec le refus de ses élites de la violence felquiste, rejetée sans nuance, à la manière d’une tentation scandaleuse. Le souverainisme s’est voulu raisonnable, à la recherche d’un interlocuteur respectueux à Ottawa, avec qui trouver un nouvel arrangement convenable. Il a négligé la part tragique du politique. Il n’a jamais compris qu’on ne se libère pas d’un système fédéral comme le Canada sans une part de brutalité, sans accepter, à l’avance, que les choses pourraient mal tourner. En gros, le souverainisme nous a promis un pays sans rien bouleverser ni compromettre.


Tout le monde y passe: Jacques Parizeau, Lucien Bouchard, Bernard Landry, Pierre Karl Péladeau, Mario Beaulieu, Philippe Couillard, Gaétan Barrette, Yves Bolduc, Louise Beaudoin, Guy Rocher et même Gaston Lepage. Oui, même Gaston Lepage! Saint-Germain, c’est le moins qu’on puisse dire, vise large! Ce livre a l’allure d’un derby de démolition. Seules les classes populaires s’en tirent, comme si elles étaient dépositaires de la meilleure part de nous-mêmes malgré lui. Mais encore là, ce peuple serait en fait atomisé, en décomposition radicale, abonné perpétuellement à l’assurance maladie, un peu nono, certainement naïf, et complètement domestiqué par la social-démocratie que Saint-Germain présente à la manière d’une biocratie nous coupant de tout héritage historique et de toute transcendance. Il n’y aurait plus de peuple, il y aurait une population exsangue et sans âme, vaincue, seulement abonnée aux docteurs et aux pilules qu’ils prescrivent. En gros, de la Révolution tranquille, nous n’aurions retenu que le pire: un modèle québécois écrasant, qui tue la vie comme il tue l’âme et ferait surtout le bonheur d’une petite minorité privilégiée, les médecins, qui conjugueraient une prospérité écœurante, obtenue sur le dos du commun des mortels, et une supériorité morale absolue, que personne ne voudrait leur contester. La société québécoise ne serait qu’une bureaucratie écrasante et étouffante que de vilains esprits auraient le culot de présenter comme le véhicule indispensable de la solidarité.


Saint-Germain croit apercevoir au Québec une lutte des classes qui croise la lutte nationale. On y  trouve une forme de mao-mironisme improbable – s’il cite souvent Miron, il cite presque aussi souvent Mao – le président Mao, le boucher, le tyran sanguinaire, ce qui est quand même un peu surprenant aujourd’hui. Le marxisme décolonisateur joue une bonne part dans son analyse mais on ne sent nulle part les vapeurs toxiques de l’utopie qui empestent. Saint-Germain pratique une forme de marxisme désespéré, à la James Burnham, sans rédemption, qui se présente comme une analyse froide, sans tendresse ni concession, de la réalité. Par définition, pour démasquer un bluff, il ne faut pas se laisser berner. En fait, il y aurait eu une rédemption, l’indépendance, car elle nous aurait réconciliés avec l’histoire en nous constituant à la manière d’une authentique communauté politique. Mas en nous séparant de l’héritage canadien-français et en voulant tout recommencer à zéro avec la Révolution tranquille, en refusant de nous voir tel que nous étions, en idéalisant le processus démocratique comme si l’histoire devait nécessairement s’écrire à travers des campagnes électorales préprogrammées (et en oubliant surtout que le Canada, lui, n’avait nullement l’intention de s’y soumettre avec la docilité d’un premier communiant), nous nous condamnions à nous mouvoir dans un espace délimité et configuré par ceux que nous avons refusé d’appeler nos ennemis. Saint-Germain est clair: il faudrait voir la vie comme une guerre – du moins, le colonisé qui ne se croit pas en guerre contre son colonisateur est appelé à le demeurer.


Autrement dit, dans chacune des outrances de Saint-Germain, on trouve un fond de vérité, et peut-être même une vérité fondamentale. Il y a bien évidemment du délire grave dans ce pamphlet, par exemple, lorsque Saint-Germain se désole de l’absence de services d’espionnages québécois ou confesse à demi-mots sa tristesse devant notre refus catégorique de la violence. Il imagine même une police politique aux lendemains de l’indépendance, assurant le respect de la souveraineté du nouvel État. En gros, Saint-Germain nous imagine dans une guerre même pas larvée, où il faudrait s’imaginer de temps en temps en Irlande du nord. Qu’il nous permette d’imaginer un autre destin et de conserver toute la sévérité du monde contre l’aventure felquiste, qui est une page noire de notre histoire. Qu’il nous permette aussi de ne pas être aussi désenchanté que lui devant la démocratie et de croire que l’indépendance devait nécessairement passer par elle. Retenons néanmoins ce qui peut être conservé de ce qui relève quelquefois d’une complaisance dans la brutalité: il est vrai que nous sommes incapables de penser la part tragique de l’histoire. Il fallait être naïf pour voir la question nationale comme une grande discussion éclairante entre politiciens de bonne foi, convenant, malgré leurs désaccords légitimes, du droit du peuple québécois à l’autodétermination. Pour le dire en termes simples, une bonne frange de nos élites roule davantage pour le Canada que pour le Québec.


Le Québec contemporain que nous peint Saint-Germain ressemble à celui de L’âge des ténèbres d’Arcand. C’est une société dominée par la seule obsession de sa survie. Une société aux soins palliatifs, si on veut. Le propos de Saint-Germain est crépusculaire. Il voit un peuple mourir et il le dit comme tel. Et tout cela, manifestement, lui lève le cœur. Il ne veut plus se conter d’histoire. Le peuple québécois se croit libéré. En fait, il est colonisé comme jamais mais il n'a plus les mots ni les concepts pour parler de sa réalité, alors il se réfugie dans un fantasme compensatoire. «Être colonisé, c’est ne pas vouloir véritablement ce à quoi on prétend aspirer. C’est « faire à semblant » d’aller dans une direction, alors que dans les faits, on rebrousse chemin. Le désir du peuple québécois tourne autour d’une assimilation dont il souhaite confusément ne pas découvrir le caractère inévitable trop tôt, tout comme il l’espère pour sa propre disparition. Nous sommes dans une dynamique de préarrangements funéraires avec le Canada et dans la recherche des plus hauts standards vétérinaires pour l’agonie individuelle » (p.57).


Je note une chose à propos de ce livre: il est hilarant. Il transgresse à peu près toutes les règles de la bienséance et de la courtoisie et fait dans l'outrance à peu près à chaque page. Mais souvent, même lorsqu’on est radicalement en désaccord, on ne pourra pas s’empêcher de rire et rire longtemps. On voudrait tout citer, même les phrases les plus injustes, tellement elles frappent l’imaginaire et nous forcent à nous avouer que tout va encore plus mal qu’on ne le croit. Le bluff québécois n’est pas un grand livre. C’est un coup de colère bien écrit. Probablement qu’on ne le lira plus dans cinq ans. On ne peut même pas être certain qu’il sera lu maintenant, tellement son propos entre en contradiction avec tout ce qui est considéré comme acceptable dans le Québec officiel. Mais quand même, quiconque le lira en retirera quelque chose. On ne peut que souhaiter sa diffusion sous le manteau, chacun chuchotant à son voisin la phrase suivante : l'auteur est peut-être à demi-fou, mais il est peut-être aussi à demi-prophète. Et à fouetter aussi brutalement son peuple, à la manière d'un patriote absolument désespéré, peut-être réveillera-il une conscience ou deux. Le Bluff québécois est un samizdat pour notre temps.


 




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