La voleuse / La criminelle

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17. Actualité archives 2007

Louise magasinait à La Baie, au centre-ville de Montréal, en juin, lorsqu'elle a pris une tablette de chocolat parmi des dizaines d'autres, sur un présentoir. Prix: 1,49$.


Elle avait faim. Elle a donc mangé le chocolat, mais elle a conservé l'enveloppe avec l'intention de le payer lorsqu'elle verrait une caisse enregistreuse. Mais les caisses sont rares et les vendeuses encore plus. Il faut être drôlement persévérant pour magasiner à La Baie, et Louise n'est pas du genre patient.
Je le sais parce que je la connais. Très bien même. Ce n'est pas une voleuse, même si elle tourne parfois les coins ronds.
Donc Louise (nom fictif) engouffre sa tablette, se promène d'un étage à l'autre et aboutit au quatrième, où elle achète une housse de couette. En chemin, elle jette l'enveloppe du chocolat dans une poubelle.
Une heure plus tard, elle sort du magasin avec sa housse de couette à 150$ sous le bras. Trois mètres plus loin, elle se fait arrêter par un agent de sécurité de La Baie.
«Madame, vous avez commis une infraction.» Et il brandit l'enveloppe qu'elle avait jetée à la poubelle une heure plus tôt. Elle est estomaquée. «Il m'a suivie pendant une heure pour 1,49$!» dit-elle.
Il l'emmène dans un bureau, au fond du magasin. Il est tard, 20h45, et l'étage est presque vide. Il lui demande ses cartes d'identité tout en lui faisant la morale, ce que Louise n'apprécie pas. Elle a 54 ans et un caractère plutôt bouillant.
«Je peux vous poursuivre au criminel», prévient l'agent. Puis il lui fait signer des documents: des aveux et un «avis d'interdiction d'entrer» dans les magasins La Baie pour une durée indéterminée. Elle est ébranlée et en colère. Elle est traitée comme une criminelle. Pour une tablette de chocolat à 1,49$.
Un mois et demi plus tard, Louise reçoit une lettre d'avocat. La Baie lui réclame des dommages qui s'élèvent à 476,49$. Si elle ne paie pas dans un délai de deux semaines, elle sera poursuivie.
Louise est dans tous ses états. Elle est prête à payer pour éviter le stress et les poursuites. Une amie lui conseille de consulter un avocat.
Me Jean-Pierre Pilon hérite du dossier. En un an, il a traité cinq ou six cas identiques: tous de La Baie, avec la même lettre d'avocat, la même interdiction d'entrer et les mêmes menaces de poursuites.
La manière le dérange. «La présomption d'innocence, ça existe, dit-il. Avant de condamner quelqu'un, il faut écouter sa version des faits et lui accorder le droit de consulter un avocat. La lettre de La Baie est tellement intimidante! Les gens préfèrent payer pour éviter les problèmes. C'est abusif.
«Les poursuites, c'est grave, ajoute-t-il. Avec un dossier criminel, on ne peut plus entrer aux États-Unis ni obtenir certains emplois.»
Il a envoyé une lettre à La Baie lui demandant de ventiler sa réclamation de 476,49$. La Baie n'a pas réagi. «Ils ne répondent jamais», précise Me Pilon.
Jean-Claude Hébert, le criminaliste qui a défendu l'ex-syndicaliste Lorraine Pagé, accusée d'avoir volé une paire de gants, n'est pas étonné. «Les gens sont pris de frayeur et ils s'empressent d'envoyer un chèque en espérant que ça s'arrête là», dit-il.
La méthode paraît abusive, mais tout est légal. «Peu importe la valeur de l'objet volé, 1,49$ ou 500$, les compagnies mettent en branle un système: paperasse, avocat, mise en demeure, explique Me Hébert. Tu as pris quelque chose qui nous appartient, raisonne l'entreprise, tu nous as causé un dommage, alors on réclame des frais compensatoires et tu ne viens plus chez nous.»
L'avocat de La Baie, Robert Eidinger, a refusé de commenter. La Baie, elle, s'est traîné les pieds. J'ai laissé cinq messages à la relationniste unilingue à Toronto, Hilary Marshall, et un courriel. Au bout de trois jours, elle m'a rappelée pour me dire des généralités.
Elle ne m'a donné aucun chiffre sur le vol à l'étalage. J'ai eu droit à une déclaration impressionniste du genre: «Les pertes sont majeures pour nous.» J'ai insisté. Elle a promis de me rappeler. J'attends toujours.
Selon le Conseil québécois du commerce du détail, qui regroupe 5000 magasins au Québec, dont La Baie, le vol à l'étalage représente 1,74% du chiffre d'affaires des entreprises. On est loin des «pertes majeures».
La majorité des vols sont perpétrés par le personnel. En 2004, 64% des commerces ont intenté des poursuites contre leurs employés pris en flagrant délit. Ils ont été plus sévères avec les voleurs venant de l'extérieur: 73% d'entre eux ont été poursuivis.
Charité bien ordonnée commence par soi-même. Et la justice, alors?
Pour joindre notre chroniqueuse: michele.ouimet@lapresse.ca
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La criminelle


Michèle Ouimet
La Presse, lundi 10 septembre 2007
Le monde est divisé en deux. D'un côté, les tenants de la ligne dure, qui croient que le vol d'une babiole à 1$ est aussi grave que celui d'un bijou à 500$.



De l'autre, les indulgents. Ils compatissaient avec Louise, qui s'est fait prendre à voler une tablette de chocolat à 1,49$ à La Baie en juin. J'ai raconté son histoire la semaine dernière.
Un agent de sécurité l'a arrêtée et emmenée dans un petit bureau. Il lui a demandé ses cartes d'identité et lui a fait signer des papiers: des aveux et une interdiction d'entrer dans les magasins La Baie.
Un mois et demi plus tard, elle a reçu une lettre signée par un avocat mandaté par La Baie qui lui demandait de payer 476,49$ en «dommages». Il la menaçait aussi de poursuites. Au criminel, rien de moins. Avec casier judiciaire et tout le bataclan. Pour 1,49$.
Certains lecteurs ont trouvé La Baie drôlement culottée d'exiger une telle somme pour un vol aussi insignifiant. Ils avaient presque tous une histoire à raconter.
«C'était à La Baie, il y a une quinzaine d'années, écrit David. J'avais 16 ans, les cheveux longs. Je voulais acheter des lumières de Noël. En passant, j'ai pris une tablette de chocolat.»
David ne trouve pas de lumières, mais il a toujours la tablette dans les mains. Il y a une longue file à la caisse. Pas question d'attendre. Il abandonne le chocolat sur l'étagère des décorations de Noël.
Trois étages plus bas, deux gaillards l'arrêtent et l'accusent de vol. «Ils m'ont vu prendre la tablette, mais pas la déposer, précise David. Une chance que le chocolat n'avait pas bougé. Il a fallu que je leur montre où je l'avais mis pour qu'ils me laissent partir, sans s'excuser évidemment.»
Mais la plupart ont pris la mouche parce que je défendais Louise. Plusieurs m'ont cité le proverbe «Qui vole un oeuf vole un boeuf». Un lecteur a même poussé l'analyse en écrivant: «Est-ce que le magasin sait si le vol du boeuf suivra celui de l'oeuf?»
Certains bouillaient d'indignation. «Ça prend du culot pour prendre le parti d'une voleuse!» s'est offusqué Pascal Colpron.
«Tu prends, tu paies», a ajouté Stany Hupperetz.
«Elle avait juste à payer comme tout le monde», a renchéri Hugo Wurtele.
Pas une once de commisération dans ces courriels, pas l'ombre d'une nuance. «On vole ou on ne vole pas, a proclamé Henri Roy. Dans votre logique, à quel montant considérez-vous que c'est un vol?»
«Un crime est un crime, a conclu Stefan Camirand. Point à la ligne.»
Parlant de crime, j'ai décidé de me repentir et de recycler. Quand j'ai osé écrire que je ne recyclais pas, mon entourage m'a regardée comme une criminelle qui ne comprenait rien aux souffrances de la planète, et ma meilleure amie m'a dévisagée, horrifiée.
Sur son conseil, j'ai acheté des sacs bleus et, n'écoutant que mon courage, j'ai outrepassé le règlement de mon arrondissement, qui ne jure que par les bacs verts. J'ai déposé sur le trottoir mon sac rempli à ras bord de journaux et de bouteilles. Les camionneurs l'ont pris. Depuis, je recycle.
Je vis au troisième étage et mes escaliers plongent vers le trottoir, sans palier extérieur au deuxième. Pas question de descendre un gros bac qui pèse une tonne. Certains lecteurs se sont gaussés en me disant que je n'avais pas peur d'aller en Afghanistan mais que je tremblais devant des escaliers à pic. Je les ai laissés ricaner.
Depuis mon repentir, deux incidents m'ont convaincue que le recyclage frise l'acte de foi.
Dans une épicerie, une femme a demandé un sac de plastique pour déposer ses achats. Un client lui a dit, à la blague: «Ha ha! vous ne recyclez pas!»
La dame s'est enflammée. «Oui monsieur, je recycle! J'ai oublié mon sac, monsieur! J'ai commencé à recycler avec les grosses cloches, moi monsieur! Vous ne me ferez pas la leçon!»
Et de parler de ses hauts faits d'armes comme un vétéran qui n'en finit plus d'étaler ses médailles.
Insultée, la dame. Lorsqu'elle est partie, le monsieur a dit, piteux: «Je pense que je ne ferai plus jamais de blagues sur le recyclage.»
Deuxième anecdote. J'étais à la SAQ. Je paie ma bouteille et j'attends. Le caissier ne me regarde plus, prêt à passer au prochain client. Je lui demande: «Pourrais-je avoir un sac, s'il vous plaît?» Il me jette un regard mauvais et me lance: «Voulez-vous aussi que j'ouvre votre bouteille?»
Heureusement que je ne suis plus une criminelle.


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