La Rupert pour alimenter Toronto

Hydro-Québec confirme que les coûts de la dérivation de la rivière sont passés de quatre à cinq milliards en deux ans

Hydroélectricité - développement et exportation



La première pelletée de terre -- virtuelle, évidemment -- de la centrale Eastmain 1A et de la dérivation de la rivière Rupert n'avait pas encore été faite par le premier ministre Jean Charest, hier à Montréal, que le coût du projet avait grimpé d'un milliard, passant de quatre à cinq milliards de dollars, soit une augmentation de 25 % en deux ans.
C'est ce qu'a confirmé hier le p.-d.g. d'Hydro-Québec, Thierry Vandal, lors du lancement officiel des travaux de construction de la centrale additionnelle, qui sera construite à l'exutoire du réservoir Eastmain, et de la centrale Sarcelle, éventuellement construite plus en aval. Ces deux ajouts au complexe La Grande serviront à turbiner les eaux dérivées de la tête du fleuve Rupert, un des derniers grands fleuves vierges du Québec, qui prend sa source dans le lac Mistassini, là où se trouve une espèce de truites qu'on ne trouve nulle part ailleurs sur la planète.
Le chef du Grand Conseil des Cris, Matthew Mukash, le leader autochtone qui avait fait avorter le projet Grande-Baleine en mobilisant les écologistes québécois et américains et qui s'est fait élire grâce à son opposition aux projets hydro-québécois, a quelque peu mis fin à l'atmosphère de réjouissance qui régnait au siège social d'Hydro-Québec. M. Mukash a dit que c'était un «jour triste» pour sa communauté. Il s'est présenté hier au siège social d'Hydro-Québec après avoir refusé de participer pour cause de conflit d'horaire à la conférence de presse, qui devait initialement avoir lieu dans le bassin de la rivière Eastmain, où plusieurs membres des trois communautés opposées au projet devaient manifester leur désapprobation. Le grand chef cri a dit qu'il était habité par des «sentiments partagés» entre sa peine de voir ce territoire ancestral irrémédiablement modifié et son désir de tirer profit de l'application plus rigoureuse de la convention de la Baie-James par Québec en raison de la paix des Braves, après 30 ans d'insouciance de la part de Québec.
Toutefois, des membres de sa communauté, comme le chef Abraham Rupert, de la communauté de Chisasibi, ainsi que des leaders écologistes de la Fondation Rivières et du Sierra Club du Canada n'abandonnaient pas pour autant la partie hier malgré le lancement des travaux. En conférence de presse improvisée, ils ont réclamé du premier ministre Charest un moratoire d'un an sur le projet de dérivation pour réaliser enfin les études «escamotées par Hydro-Québec dans son étude d'impacts», notamment une étude rigoureuse des avenues alternatives plus propres que l'hydroélectricité, par exemple l'énergie éolienne et les économies d'énergie, ainsi qu'une analyse conforme aux standards nord-américains sur les problèmes du mercure et les impacts de l'ouverture des territoires vierges du bassin de la Rupert, notamment sur les cheptels sauvages que les chasseurs blancs des régions voisines rêvent d'aller ravir aux autochtones.
De son côté, le premier ministre Jean Charest devait révéler que le détournement de ce fleuve vierge du Nord québécois vers les turbines de la rivière Eastmain allait servir en grande partie à des exportations d'électricité vers l'Ontario, «qui en a grandement besoin».
Cette révélation donne la mesure du projet d'interconnexion que caresse Hydro-Québec vers cette province. L'ampleur du projet débordera vraisemblablement le projet régional qui a fait long feu dans l'Outaouais il y a quelques années. Compte tenu des 900 MW et des 8,5 TWh qu'Hydro-Québec tirera de son «projet de la décennie», la société d'État pourrait planifier une ligne beaucoup plus importante, susceptible d'alimenter jusqu'à Toronto. La rumeur voulait hier que les pourparlers avec Hydro One pourraient déboucher sur un contrat d'approvisionnement ferme, ce qu'Hydro-Québec n'a pas signé depuis longtemps en raison de sa stratégie de vente orientée vers le marché spot du Nord-Est américain.
Le premier ministre Charest a aussi précisé que le triple projet desservira aussi les besoins du Québec, notamment l'aluminerie récemment annoncée par Alcan dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean.
Quant au p.-d.g.. d'Hydro-Québec, il a précisé que le coût du kilowatt-heure du projet Eastmain-Rupert passera de 4,4 ¢ à 5,1 ¢, soit sensiblement moins que les achats courants, qui se situent autour de 8 ¢ du kilowatt-heure. Mais Thierry Vandal a fermé tout net la porte à des baisses de tarifs en raison de l'aubaine que représente pour Hydro la Rupert, dont les eaux rapporteront quelque 500 millions dès la première année, ce qui compensera, a-t-il ajouté, l'augmentation du coût global d'un milliard de dollars.
M. Vandal a aussi expliqué ce dépassement budgétaire considérable par l'inflation normale des coûts de construction, par l'accélération du projet, par un volume accru de travaux -- il n'a pas précisé si cet ajout entraînera des impacts environnementaux accrus -- et par des «contingences budgétaires» qu'il n'a pas définies, pas plus d'ailleurs qu'il n'a justifié le coussin de 500 millions «pour imprévus» inscrit dans le nouveau budget.
Un cadre d'Hydro croisé hier a ajouté que «cet ajout pourrait bien être le premier d'une belle série, compte tenu des appétits suscités par les trois projets et leur complexité, qui se révèle plus grande d'une révision à l'autre».
Le premier ministre et le président d'Hydro se sont faits rassurants quand un journaliste leur a demandé ce qu'ils feront lorsque des écologistes ou des autochtones se placeront devant les bulldozers. Même si la question ne lui était pas adressée, le maire de la Baie-James, Gérald Lemoyne, un farouche défenseur de l'envahissement des territoires vierges de la Rupert par les Blancs grâce aux nouvelles routes, a discrètement affirmé au ministre québécois des Affaires autochtones, Geoffrey Kelly, qu'on «leur passera dessus». Ces propos ont été entendus par le photographe du Devoir, Jacques Nadeau, qui se trouvait tout juste à côté des deux hommes.
En conférence de presse hier après-midi, le chef de la communauté de Chisasibi, Abraham Rupert, le seul autochtone opposé au projet ayant réussi à se rendre à Montréal dans la nuit de mercredi à hier, a expliqué que sa communauté a massivement rejeté le projet pour plusieurs raisons.
Le mercure des eaux de la Rupert, a-t-il dit, va contaminer une nouvelle fois les poissons que mangent les Cris de sa communauté, posant de nouveaux et complexes problèmes de santé publique qu'il croyait en voie de résorption. La dérivation de la Rupert va accroître le débit de la rivière La Grande, déjà gonflée par les eaux de la Caniapiscau et de l'Eastmain. Ce nouveau gonflement de la rivière La Grande, qui passe devant le village de Chisasibi, va ajouter aux apports massifs d'eau douce dans la baie James, des apports qui ont modifié et fait disparaître des plantes qui attiraient les outardes et les oies convoitées par les chasseurs cris, a dit Abraham Rupert. Il a ajouté que ce flux intensifiera aussi les problèmes de sécurité que subissent les trappeurs et les chasseurs qui doivent se déplacer sur les glaces, de plus en plus minces en raison de l'accroissement de la vitesse de ces eaux au débit sans cesse accru depuis 30 ans.
De son côté, l'acteur Roy Dupuis, cofondateur de la Fondation Rivières, a insisté, en marge de la conférence de presse des opposants, sur le fait que «si l'hydroélectricité est une énergie propre, il existe des alternatives encore plus propres et plus créatrices d'emplois qu'Hydro-Québec a mises de côté» dans le cadre de son évaluation environnementale «à rabais».
«Il est clair, a poursuivi Roy Dupuis, qu'on ne peut plus se permettre d'empiéter sur l'environnement» et sacrifier des rivières mythiques comme la Rupert, qui fait partie non seulement de la culture mais aussi de l'identité même des autochtones. Il a ajouté ceci: «Oui, c'est Hydro-Québec qui détourne la Rupert avec l'aide du gouvernement aujourd'hui. Mais Hydro-Québec et le gouvernement, c'est aussi nous autres. C'est nous autres qui détournons en réalité la Rupert, un joyau comme il n'en existe plus beaucoup dans le monde.»
De son côté, Daniel Green, au nom du Sierra Club dont il est le porte-parole au Québec, a demandé à Hydro-Québec de refaire de fond en comble son étude sur les impacts du mercure en se basant sur des relevés que les gouvernements lui ont réclamé mais que la société d'État a refusé de faire.


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