Depuis la publication du rapport Bouchard-Taylor, des violons se sont accordés pour fustiger l'un des commissaires, pratiquement qualifié de traître à la patrie pour avoir défendu des idées sensées mais peu accréditées dans quelques milieux nationalistes. Il faut pourtant saluer certains concepts ou visions en usage dans le document, car ils témoignent d'une analyse fine de la condition québécoise actuelle. Je ne m'en tiendrai qu'à l'emploi du concept de Québécois d'origine canadienne-française, congédié par plusieurs à la suite d'un expéditif procès d'intention.
Un concept utile et subtil
On a dit des commissaires qu'ils avaient erré en parlant de Québécois d'origine canadienne-française. Disons que ce concept n'est pas leur invention. Il circule dans l'espace académique depuis au moins une dizaine d'années. J'utilise moi-même un concept apparenté, celui de Québécois d'héritage canadien-français. Jacques Beauchemin parle de Québécois d'ascendance canadienne-française. On pourrait ajouter d'autres interprétants à la liste. Cette façon d'identifier le groupe majoritaire au sein de la société québécoise peut bien irriter la sensibilité idéologique ou politique de quelques observateurs. Le concept n'en demeure pas moins, pour le moment, enraciné dans une réalité sociologique qu'il veut expliciter et que l'on ne peut cacher pour servir de cause.
Par Québécois d'héritage canadien-français, on entend que la majorité de la population québécoise n'est pas née d'hier ou de la cuisse de Jupiter. Elle est au contraire l'héritière d'une historicité dont elle est tributaire à défaut, parfois, de s'en faire fiduciaire. Le concept de Québécois d'héritage canadien-français veut précisément lier, mais sans la nouer complètement, l'actualité d'une identité -- être Québécois -- à l'antériorité dont elle vient -- une «francité» originelle ayant mué, avec le temps, en une «canadianité» elle-même redéfinie, à l'époque de la Révolution tranquille, comme une «québécité» en devenir.
On dira de pareille formulation qu'elle est alambiquée. On aura raison. Elle traduit précisément le fait que l'identité québécoise se conjugue à la complexité, à la pluralité et à l'ambiguïté plutôt qu'elle ne se soumet à la simplicité, à l'univocité et à la clarté.
Utopie
Dans l'expression Québécois d'héritage canadien-français, il n'y a aucune intention de ramener les Franco-Québécois d'aujourd'hui à l'identité qui était la leur voilà un siècle. Il n'y a pas davantage la volonté de fragmenter ou d'ethniciser le «nous» sociétal ou national. Il s'agit simplement de reconnaître qu'entre la majorité québécoise d'aujourd'hui et ceux qui, hier, s'appelaient Canadiens avant de se renommer Canadiens français, il y a une continuité (je ne dis pas invariabilité ou pérennité) que la «grande transformation» des années 1960 n'a pas annihilée.
Refuser d'admettre l'historicité propre à l'identité québécoise actuelle, largement définie par sa majorité, c'est s'imaginer que l'on peut construire l'avenir de la société québécoise en la déconnectant de son passé. Une utopie qu'il serait illusoire de poursuivre et irresponsable de promouvoir, ce que les commissaires ne font d'ailleurs pas.
Pour éviter tout malentendu, ajoutons que le concept de Québécois d'héritage canadien-français ne suppose pas la fixité des identités. Dans l'expression en cause, le terme dominant, celui qui doit s'imposer sur son attribut subordonné qui l'inspirera à son tour d'une certaine manière, et ce plus ou moins, c'est celui de Québécois. En clair, ce sont les Québécois d'aujourd'hui qui ont le pouvoir de négocier l'antériorité canadienne-française dans la perspective de construire la postérité néo-québécoise qu'ils voudront bien. L'idée selon laquelle le passé prédispose le présent plutôt qu'il ne le détermine est d'ailleurs un thème central au rapport, qui reprend sur ce point une thèse dont on contestera en vain la validité: celle de l'actualisation continuelle des identités collectives.
Un concept en voie de dépassement?
Un dernier mot à propos du concept de Québécois d'héritage canadien-français: si celui-ci est encore pertinent de nos jours, comme outil d'analyse sociologique, pour identifier et comprendre certains dynamismes identitaires à l'oeuvre au sein de la société québécoise, il se peut qu'à terme, peut-être dans une génération, il n'ait plus d'utilité pour désigner quoi que ce soit d'important ou de structurant. Il faudra alors s'en défaire et inventer un concept qui traduise le processus couramment vécu de recomposition identitaire des Québécois.
Forte des retombées de sa Révolution tranquille et au fur et à mesure que la nouvelle génération commence à s'installer dans l'espace public, la société québécoise est en train de sortir d'une certaine vision de «soi» pour s'en construire une autre. Celle-ci n'est pour le moment ni achevée ni résolument conformée. C'est le pari de cette autre représentation de «soi» que les commissaires ont voulu encourager, voire accompagner, dans leur rapport et qui en a enragé plusieurs.
Une représentation qui ne repose pas sur certains tics identitaires canoniques: la peur de disparaître, le destin empêché, le doute de «soi», la faute à l'«autre», mais qui table sur le fait que la société québécoise, dont les valeurs sont fortement instituées et partagées, a les moyens de son devenir identitaire, lequel est assurément porté, mais d'une manière différente d'avant, par ceux et celles qui sont responsables de la façon dont cette société se régénérera pour continuer à s'épanouir, dans une vigilance de bon aloi contre ses éventuelles dérives.
Un débat qui dure
Au fond, plusieurs critiques dirigées contre le rapport Bouchard-Taylor ne sont qu'une autre manifestation du débat qui perdure depuis un bon moment et qui s'est envenimé avec la transformation, par le ministère de l'Éducation, du cours d'histoire nationale en un cours d'histoire et d'éducation à la citoyenneté. Il oppose ceux qui craignent que la société québécoise s'aliène en renouvelant ses références à ceux qui estiment que, faute de travailler et d'ouvrir ces références, la société québécoise se fixe dans une représentation surannée d'elle-même.
La joute promet d'être houleuse. Dans les circonstances de ce dilemme, la solution politique que les parlementaires ont donnée à l'affaire du crucifix à l'Assemblée nationale était peut-être judicieuse: laisser l'objet à sa place en le considérant sous l'angle de ce qu'il est devenu pour la collectivité, soit un bibelot patrimonial et une référence désactivée au passé québécois, tout en réitérant fermement la liberté totale du Parlement devant quelque dogmatique religieuse passée, présente ou à venir.
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Jocelyn Létourneau, Professeur d'histoire à l'université Laval
La raison de Bouchard et Taylor
Commission BT - le rapport «Fonder l’avenir - Le temps de la conciliation»
Jocelyn Létourneau10 articles
Professeur d'histoire à l'Université Laval et auteur de {Que veulent vraiment les Québécois?} (Boréal, 2006)
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