Roméo Bouchard est l’auteur de « Le rêve de Champlain, de Papineau et de Lévesque : un peuple! »
Me Binette, ces derniers temps, écrit beaucoup et manifeste une haute estime de sa contribution juridique et historique, laquelle est en effet fort intéressante, tant sur les revendications autochtones que sur la constitution canadienne et le pouvoir constituant du peuple, ne serait-ce que sa contribution dans l'admission, par la Cour suprême, lors du Renvoi sur la sécession du Québec (1998), de la primauté de la souveraineté du peuple, même si celle-ci n'est pas inscrite dans la Constitution canadienne.
Mais trop c'est comme pas assez, ou comme on dit, « qui trop embrasse mal étreint ». Dans le débat qu'il vient d'engager dans l'aut'journal sur le rapport des Québécois avec les Autochtones –particulièrement celui des Canadiens de la Nouvelle-France – son parti-pris anticolonialiste et autochtone le fait déborder de toutes parts. On croirait parfois avoir affaire à la géopolitique de Lord Durham, ou à la dogmatique des cellules marxistes des années 1970, ou même à la rhétorique de nos révisionnistes « woke » actuels.
Certes, le contexte général de l'aventure coloniale occidentale est aussi bien présent dans le projet de Nouvelle-France porté par Champlain et les coureurs de bois et il ne fait aucun doute que la société québécoise a fini, sous le régime des marchands français et des entrepreneurs britanniques, par partager souvent de bien des façons le racisme et l'expropriation des Autochtones. Certes, le clergé catholique a aussi collaboré honteusement avec le colonisateur et l'occupant pour maintenir son pouvoir sur les Canadiens français. Il y a beaucoup de vrai dans le plaidoyer de Me Binette.
Mais on n'est plus au temps de Jacques ni de Georges-Étienne Cartier. Ces complicités n'annulent pas le fait que le projet de Champlan était un projet de société fort différent de celui des Espagnols en Amérique centrale ou des Britanniques en Virginie et en Nouvelle-Angleterre. Cela n'empêche pas non plus que les alliances conclues par Champlain avec les Autochtones et le partenariat intime vécu avec eux par les milliers de coureurs de bois, qui ont fondé une Amérique française jusqu'en Louisiane, aux Rocheuses et à la Baie-James, ont laissé une empreinte profonde sur l'histoire, la culture et l'identité québécoises. Denys Delage (Le pays renversé), dont se réclame Me Binette, le reconnaît lui-même, de même qu'un nombre considérable d'études récentes de grande valeur, comme celles de Hackett (Le rêve de Champlain), de Havard (L'Amérique fantôme), de Serge Bouchard (Ils ont couru l'Amérique), du jeune Marco Wingender (Le Nouveau Monde oublié) et de plusieurs autres.
Pour Me Binette, les Québécois sont les méchants et les Autochtones sont les bons, donc ils ont raison sur tout. Les Québécois ne sont pas les marchands français de l'époque de Frontenac. Les temps changent. C'est vrai aussi pour les Premières Nations. Leur nombre, leur histoire et la situation actuelle des revendications autochtones sont loin d'être simples et immuables. Personnellement, je m'y intéresse depuis plusieurs années, et je suis de moins en moins sûr de savoir ce qu'ils veulent, ce que signifient concrètement les grands discours actuels sur la réconciliation, le dialogue et les droits territoriaux ancestraux. Quand je vois leurs réactions aux récentes nominations symboliques d'Autochtones par Trudeau, je me demande s'ils tiennent vraiment à l'abolition de la Loi des Indiens et du système des réserves aux frais de la reine.
Me Binette, à la suite de plusieurs leaders autochtones, critique sévèrement les ententes de la Baie-James et de la Paix des Braves, signées certes sous la contrainte des tribunaux, mais c'est quand même le seul exemple au Canada où on a commencé à préciser un modèle concret de partage du territoire et d'autonomie gouvernementale. Les Cris, et à un degré moindre les Inuits, en sont la démonstration. Si on veut parvenir à des solutions, il faudra bien un jour cesser d'opposer naïvement droits ancestraux des premiers occupants et droits acquis des populations modernes, pour tenir compte des faits, même si les constitutionnalistes comme Me Binette croient que tout réside dans les questions de droit : la démographie, l'histoire, la politique, l'économie, la culture, ça existe aussi. Il faut sortir ce débat du climat juridique, moralisateur et fantasmique qui l'entoure présentement. Comme le rappelle souvent l'ex-chef Raphaël Picard, le vrai problème n'est même pas social : il est essentiellement politique. Il faut négocier de nation à nation, comme l'a clairement reconnu le gouvernement québécois, déjà au temps de René Lévesque.
D'où vient cette hargne à nous déposséder de notre histoire, de notre identité et de notre fierté, à peindre notre histoire tout en noir ? D'où vient cette idée qu'il faut faire appel à des gens de la diversité, Haïtiens, Arabes ou même Autochtones pour réécrire notre histoire ? Le récit national appartient à la nation, et depuis la Révolution tranquille, de nombreux historiens, politiciens et artistes québécois ont fait un travail considérable pour nous restituer des pans complets de notre histoire occultés par les idéologies religieuses, fédéralistes ou nationalistes. Le nationalisme citoyen est tout à fait sain, et les accusations de « nationalistes conservateurs » que porte Me Binette à l'égard de tous ceux qui ne pensent pas tout à fait comme lui sont gratuites, sélectives et méprisantes. La vraie histoire est souvent plus nuancée et évolutive que les textes juridiques.