La nation «ethnique» et la nation civique: une fausse opposition

17. Actualité archives 2007


Le débat sur la nation a retrouvé une forte acuité à la suite de la [motion du premier ministre Harper sur la reconnaissance de la nation québécoise->3429]. La presse anglophone hors Québec a tergiversé quant à l'interprétation des termes Québécois et Quebecer: «Québécois» renvoyant pour certains à la majorité québécoise d'origine canadienne-française, alors que le terme Quebecer signifierait une notion inclusive et renverrait à tous les habitants du Québec.
En réponse à ces interrogations, Jean Charest précisait que le terme Québécois renvoie à toute personne qui vit au Québec, y compris les aborigènes: «This definition of nation is inclusive. It doesn't seek to exclude anyone.» Et le constitutionnaliste Henri Brun prenait le soin de rappeler qu'en cas de «sécession», droit reconnu par la Cour suprême du Canada en 1998, «... il n'appartient pas au Parlement fédéral de définir la nation québécoise, mais bien à l'Assemblée nationale. Or, pour cette dernière, sont Québécois toutes les personnes qui résident au Québec et qui se considèrent telles» ([«Nation québécoise, La motion Harper: peu mais tout de même pas rien»->3170], Le Devoir, 2 décembre 2006).
Gare aux retours en arrière
Revivifié par les polémiques entourant l'accommodement raisonnable et la critique du pluralisme identitaire, le débat sur les conceptions de la nation, présentées comme concurrentes et antinomiques, refait surface sur la scène québécoise. Pour certains, la nation ethnoculturelle a une connotation positive: la revalorisation du passé des Canadiens-français, groupe majoritaire d'ascendance et de culture française, concentré aujourd'hui sur le territoire du Québec.
Il est vrai que les tenants de la nation ethnoculturelle peuvent prétendre s'appuyer sur des appuis de taille, celui de Fernand Dumont en particulier. Selon eux, les tentatives d'articuler le débat en termes exclusivement civiques contribuent à désincarner la nation en niant les origines historiques de la société québécoise et le rôle d'une majorité d'origine canadienne française.
Cependant, d'autres favorisent la dimension ethnique par un discours potentiellement incendiaire condamnant un prétendu «nettoyage civique de l'option souverainiste», la «tyrannie des minorités», le «reniement de soi», «l'orgie identitaire», la «balkanisation de la société».
Que faut-il penser des propos de Denise Bombardier sur le nationalisme civique qu'elle réduit [«à la honte d'être Canadien français» (Le Devoir, 11-12 novembre 2006)->2817] et qui induirait directement un «déracinement volontaire d'avec le passé»? Ces propos manifestent une difficulté d'articuler la perspective du passé et l'horizon de l'avenir politique. Ils risquent d'avoir pour effet de réduire l'image positive acquise par le Québec en matière d'aménagement de la diversité et d'affecter, sur la scène internationale, l'acceptation de ses revendications d'autodétermination légitimes. Réduire la nation à une simple définition ethnique et, pire encore, à une définition primordialiste - les liens du sang - serait un dangereux retour en arrière.
Le champ politique
La tension qui résulte du rapport de l'ethnicité à la nation, loin de disparaître, suscite de nouvelles interprétations et repositionnements politiques dans toutes les sociétés plurielles. La perspective sociologique qui s'impose aujourd'hui définit l'ethnicité comme construction sociale et politique. Le groupe ethnique ou le groupe ethnoculturel désigne une communauté historique, ayant un lien à un territoire, un sentiment d'appartenance et une identité élaborés à partir de marqueurs plus ou moins saillants et variables selon les contextes et les périodes: la langue, la culture, la religion, etc.
Par opposition, les définitions basées sur les liens du «sang» (comme celle proposée par [Michael Bliss dans le National Post du 25 novembre 2006)->3105] sont obsolètes et périmées. En effet, l'ethnicité (ou la diversité ethnoculturelle) demeure l'une des formes majeures de différenciation sociale et politique et d'inégalités structurelles dans les sociétés modernes, au même titre que la classe sociale, le sexe-genre ou l'âge. Cependant, les minorités ethniques au sein des sociétés d'immigration comme le Canada ou les États-Unis ne cherchent pas à créer des États. Elles visent le respect et la protection de leurs droits, dont leur identité culturelle.
Quant à la nation, elle désigne un groupe humain ayant une histoire commune, un lien à la territorialité et le partage de divers marqueurs identitaires (langue, culture, etc.). Cependant, au contraire du groupe ethnoculturel, la nation exerce son action dans le champ politique: elle a un projet politique et vise, à différents degrés, une reconnaissance internationale fondée sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
Ainsi, les nations autochtones ne se considèrent pas comme des groupes ethniques dans le cadre de la fédération canadienne ou à l'intérieur du Québec, parce qu'elles visent cette reconnaissance internationale et les droits associés au statut de nation. Il en va de même des Écossais, des Catalans et des Québécois qui ne se considèrent pas comme un groupe ethnique et qui doivent aménager l'immigration et la diversité en leur sein, au nom d'un cadre civique commun.
Les Canadiens français ont longtemps été considérés comme un groupe ethnique par l'État fédéral et dans la littérature anglo-saxonne du continent, mais ils ont remis en question ce statut «attribué», et ceux du Québec se sont redéfinis autour d'une identité territoriale, citoyenne, mue par un projet politique d'affirmation, d'autonomie, voire d'indépendance.
Deux conceptions au fond indissociables
Dans le débat sur le nationalisme ethnique et le nationalisme civique au Québec, les promoteurs de la nation ethnoculturelle regardent essentiellement vers le passé, peut-être dans un sursaut de revendication du droit à la dignité. Mais ils oublient que le patrimoine civique québécois s'inscrit dans ce passé. Mentionnons quelques jalons significatifs: dès le XVIIIe siècle, la création du Parlement de 1791; au XIXe siècle, le mouvement républicain, pluraliste et internationaliste des Patriotes; et, au XXe siècle, la première Charte des droits et libertés au sein de la fédération canadienne (1975).
Ils sous-évaluent aussi la diversité constitutive du peuple québécois, approfondie par l'impact de la mondialisation contemporaine. Les promoteurs de la nation civique regardent eux, vers l'avenir, tout en négligeant les racines du mouvement nationalitaire, les références mémorielles et symboliques.
Or les deux conceptions classiques de la nation que l'on attribue à Herder (pasteur luthérien dressé contre le rationalisme des Lumières pour qui la nation s'inscrit essentiellement dans l'attachement et l'appartenance à un groupe ethnique) et à Renan (pour qui la nation renvoie à la volonté de vivre ensemble, quelle que soit l'origine) ont été abusivement simplifiées et sont en fait indissociables. L'idée de nation garantie des droits de tous, nation qui s'incarne surtout dans l'État, ne peut se baser sur la seule rationalité de principes susceptibles de rallier les personnes de diverses origines. Elle a également des sources historiques qui expliquent des attachements émotifs.
Le défi consiste à promouvoir un pacte civique à partager. Or le Québec s'est déjà doté de divers dispositifs juridiques, politiques et consultatifs pour affirmer son identité nationale. Ces dispositifs se fondent sur les valeurs suivantes: le français langue officielle, la démocratie, la résolution pacifique des conflits, les droits fondamentaux de la personne, la laïcité, le pluralisme, l'égalité des hommes et des femmes, la solidarité collective, le respect des droits historiques de la minorité anglophone du Québec et des droits des Autochtones.
Le défi renvoie également à l'adoption d'une certaine posture critique face à l'histoire qui tienne compte de la conflictualité idéologique inhérente à la démocratie. Dans son rapport aux événements marquants de son histoire, la nation québécoise laisse entrevoir une multitude de perspectives différenciées. Seule la reconnaissance d'un «Nous» intrinsèquement pluriel est susceptible de conduire à une conception de la citoyenneté qui transcende les appartenances politiques, ethniques ou idéologiques et ait un effet de mobilisation au-delà de la majorité d'origine canadienne-française.
*Appuyée par les membres suivants du conseil d'administration des IPSO: Marc Brière, Louise Brouillet, Jocelyne Couture, Claude G. Charron, Pierre De Bellefeuille, Jacques Fournier, Daniel Gomez, Andrée Lajoie, Marilyse Lapierre, Louis La Rochelle, Daniel Latouche, Muguette Lavergne, Philippe Leclerc, Gordon Lefebvre, Anne Legaré, Siegfried Mathelet, Ercilia Palacio-Quintin, Gilbert Paquette et André Poupart.
Micheline Labelle : Professeure, Département de sociologie, Université du Québec à Montréal et membre du conseil d'administration de IPSO (Intellectuels pour la souveraineté)*


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->