La Louisiane francophone, une survivante

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Une culture folklorisée : avec l'immigration massive et la dénatalité c'est ce qui guette le Québec


Dans la salle de classe d’immersion française de l’école primaire des Prairies, à Lafayette, dans le coeur francophone de la Louisiane, la majorité des enfants de troisième année lèvent la main lorsqu’on leur demande s’ils ont déjà parlé français à la maison. « Mon grand-papa parle le cajun French », dit une petite fille à son enseignante, Christine Labrie, elle-même originaire du Nouveau-Brunswick.


La plupart des parents de ces enfants ne parlent plus français depuis longtemps. Mais c’est dans ces classes que la Louisiane francophone renaît lentement de ses cendres. Le nombre de ses locuteurs a plus que doublé depuis 1980. On trouve des programmes d’immersion française dans 26 paroisses louisianaises, et 5200 Louisianais y sont inscrits cette année, au primaire et au secondaire. L’enseignement s’y fait entièrement en français, à l’exception de 90 minutes d’anglais par jour.


Le français, en croissance


Au sortir de leur scolarité, peut-être ces enfants iront-ils rejoindre les 250 000 Louisianais qui ont déclaré parler le français au dernier recensement. Les francophones de Louisiane, qui étaient en voie d’extinction il y a une génération, sont désormais de nouveau en croissance. Et la Louisiane a obtenu un statut d’observateur à l’Organisation internationale de la Francophonie l’automne dernier.



Si les Cadiens, communément appelés Cajuns, forment le groupe le plus important de cette population, ils y côtoient les Autochtones francophones des nations Houma, Chotcaw, Biloxi et autres, des descendants des colons français, principalement à La Nouvelle-Orléans, et des descendants d’anciens esclaves, venus d’Haïti et de Saint-Domingue. Et leur langue reflète cette mixité sociale.


Violon à la main, devant la foule en liesse du festival de jazz de La Nouvelle-Orléans, Louis Michot, chanteur principal du groupe Lost Bayou Ramblers, est l’incarnation même de cette renaissance. Nourri dans son enfance de la musique francophone de son père et de ses oncles, dont le groupe s’appelait Les frères Michot, il chante désormais en français sur toutes les scènes de la Louisiane. Le groupe, subtil mélange de musique traditionnelle et de rock électrique, qu’il a fondé avec son frère accordéoniste André, a été nommé Entertainer of the Year à La Nouvelle-Orléans en 2019, et a gagné le Grammy du meilleur album de musique régionale, en 2018, pour le disque Kalenda.


Photo: Marie-France Coallier Le DevoirLes Lost Bayou Ramblers en prestation à Arnaudville

Louis Michot n’a pourtant pas profité de la vague des écoles d’immersion française, dont la première a vu le jour en 1983 en Acadiana, région francophone du coeur de la Louisiane. Comme beaucoup de Cadiens Louisianais, il parle un français oral. « J’ai appris par moi-même. Je crois qu’on arrive à un endroit dans la vie où tu as le choix. Tu sais que tu peux faire un effort pour l’apprendre ou tu peux décider de ne pas l’apprendre, dit-il en entrevue. Mon père a été de la première génération dont les parents n’ont pas appris le français. Ses parents n’ont pas appris le français parce que les enseignants le leur interdisaient à l’école. Puis, mon père a appris le français par lui-même et il faisait de la musique en français avec ses frères. La moitié de mes oncles et de mes tantes parlent le français et l’autre moitié ne le parlent pas. »


Une mémoire vivante


Si la plupart des adultes francophones de Louisiane n’ont pas appris à lire et à écrire le français, la mémoire de leurs racines n’est pas disparue pour autant. « Je suis Audrey Babineaux, descendante de Nicolas Babineaux, arrivé du Poitou au Nouveau-Brunswick en 1660 », dit cette tenancière d’un bed and breakfast de la ville de Houma en répondant au téléphone. Reste que le français louisianais a énormément souffert des politiques de l’État, entre 1915 et 1960, qui interdisait aux Louisianais de parler en français à l’école sous peine d’être punis, parfois sévèrement. « I will not speak French on the school grounds », devaient-ils alors répéter à l’infini. En 1968, un avocat du nom de James Domengeaux fonde le Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL), qui veille à l’enseignement du français depuis.



Photo: Marie-France Coallier Le DevoirUn magnifique chêne borde le Musée du Monument acadien, à Saint-Martinville.



À la table française du petit village d’Arnaudville, au nord de Lafayette, une cinquantaine de personnes se regroupent chaque mois pour parler français autour de Mavis Arnaud-Frugé, une élégante octogénaire descendante du sieur Arnaud qui a donné son nom au village. Au début de cette assemblée, tous se lèvent pour prêter serment aux États-Unis en français, un exercice touchant lorsqu’on sait que les Acadiens qui ont jadis trouvé refuge en Louisiane ont d’abord été déportés de leur terre natale en 1755 parce qu’ils avaient refusé de prêter serment à la Couronne britannique. À Saint-Martinville, près de Lafayette, les armoiries et les noms des familles de ces déportés, comme Arceneaux, Thibodeaux, et Babineaux, qui se sont établis en Louisiane dans l’espoir d’y parler français à partir de 1765, sont gravés dans le sol. C’est tout près de la statue d’Évangéline, l’héroïne du long poème de Longfellow, déportée d’Acadie puis arrivée en Louisiane où elle tente de retrouver son amoureux Gabriel. Une version cadienne de ce conte, signée Félix Voorties, veut que les « vrais » personnages de cette saga soient Émiline Labiche et Louis Arceneaux, et qu’ils se soient retrouvés à Saint-Martinville.
Photo: Marie-France Coallier Le DevoirMavis Arnaud-Frugé réunit chaque mois une cinquantaine de personnes pour parler français, dans le village d’Arnaudville qui porte le nom de son aïeul.

« Il ne faut pas avoir peur de parler français même si on s’est toujours fait dire qu’on ne parlait pas bien le français. Moi je conduis un char et je vais conduire un char jusqu’à la fin de mes jours », dit Mavis Arnaud-Frugé, qui est tout de même allée suivre des cours de français à l’Université Sainte-Anne, en Nouvelle-Écosse, après le décès de son mari.


Des parlers diversifiés


Les parlers francophones de la Louisiane varient d’ailleurs beaucoup d’un village à l’autre, selon la composition — cajun, créole ou autochtone — de la population. « On appelle le français des créoles le courivini », dit Will McGrew, un jeune Louisianais de La Nouvelle-Orléans, qui vient de lancer un poste de télévision française en Louisiane.


« Je n’ai jamais pu dire quelle partie de ma langue relevait du créole et quelle partie relevait du cajun », dit Ginger Latiolais, qui sait pourtant que son ancêtre Latiolais est arrivé de France en Louisiane sur un bateau en 1750.


Écoutez Léa Babineau-Le Jeune et Mavis Arnaud-Frugé raconter leurs origines





La langue parlée par les Cadiens est d’ailleurs fortement teintée de ces influences créoles. La chanson Kalenda, qui a donné son titre au dernier album des Lost Bayou Ramblers, est arrivée à La Nouvelle-Orléans comme une danse interprétée par les esclaves au Congo Square, en Nouvelle-Orléans, avant de traverser les communautés blanches et noires, et cajuns et créoles. La version chantée par les Lost Bayou Ramblers fait référence à Étienne Mazureau, ancien gouverneur de la Louisiane, qui participa à la vente de l’État par Napoléon aux États-Unis en 1803. Les Autochtones de Louisiane forment le groupe louisianais où le français s’est le mieux préservé, sans doute du fait que le pays les a tenus longtemps à l’écart de l’école.





Selon Laura Atran-Fresco, auteure du livre Les Cadiens au présent. Revendications d’une francophonie en Amérique du Nord, paru en 2016 aux Presses de l’Université Laval, la préservation de la culture et de la langue des Cadiens est en partie liée à leur isolation du reste de l’État. « Hé Américain, écrivait le poète louisianais Jean Arceneaux en 1978. Ton droit de grouiller ton poing / s’arrête à mon nez. Et ton droit de grouiller ta langue / s’arrête à la mienne / Transgression pour transgression ? » Léa LeJeune, une francophone qui tient un bed and breakfast à Lafayette, a d’ailleurs encore coutume de dire « les Américains » pour parler des anglophones.


Pour le chanteur louisianais Zachary Richard, en tournée au Québec ce printemps, mais qui a repris la maison de ses parents à Scott, tout près de Lafayette, la francophonie louisianaise vit une renaissance après avoir touché le fond du baril.


Photo: Marie-France Coallier Le DevoirLéa LeJeune

Les chiffres à cet égard sont éloquents. Dans son livre, Laura Atran-Fresco cite une étude réalisée en 1993 dans 35 communautés du centre de la Louisiane. Alors que les grands-parents des participants à l’étude parlaient en français dans une proportion de 92 %, la génération de leurs parents le parlait à 84 %. Les participants eux-mêmes le parlaient à 41 %, et leurs enfants n’étaient plus que 5 % à le parler. Au fil de cette acculturation, le français est devenu la langue des secrets, celle que les parents utilisent pour que les enfants ne comprennent pas ce qu’ils disent.


Mais après avoir frôlé l’extinction, le français louisianais prend du galon. Alors que l’on comptait 100 000 francophones en Louisiane en 1980, il y en aurait 250 000 aujourd’hui. « On ne naît plus francophone en Louisiane, on le devient », dit John Dunn, ancien directeur du CODOFIL, cité par Laura Atran-Fresco. Un français différent, enseigné dans des classes d’immersion par des professeurs qui arrivent généralement d’Europe ou du Canada. Un français qui a toujours le statut de langue étrangère en Louisiane. Mais un français dont ils sont plus fiers que jamais.



Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat–Le Devoir.




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