La langue collée au palais

Chronique de Raymond Poulin

Il paraît, selon [Lysiane Gagnon->10201], que la langue des milieux ruraux et
populaires ne s'est pas dégradée. Il paraît également, selon [Julie
Barlow, Jean-Benoît Nadeau->10189] et les autres qui défendent bec et ongles la
qualité des cours primaire et secondaire, qu'on s'énerve pour pas
grand-chose.
J'enseigne au collège depuis 18 ans. J'ai tout de même vu passer au
minimum 3600 étudiants dans mes classes. J'ignore si la connaissance et la
pratique de la langue de ceux qui les ont précédés étaient meilleures ou
pires. En revanche, j'affirme que celles de mes étudiants ne se sont pas
améliorées depuis 1990 et que, présentement, au moins 70% souffrent d'un
déficit lexical — et parfois syntaxique — aberrant.
Ils ne sont pas moins intelligents pour autant, mais ils éprouvent toutes
les misères du monde à écrire et exprimer correctement, clairement et
précisément leur pensée. Je n'entends aucun de mes 50 collègues du
département prétendre le contraire.
Or comment enrichit-on son vocabulaire et intègre-t-on ce que
j'appellerais l'instinct de la syntaxe? D'abord et avant tout par la
lecture fréquente d'oeuvres et de textes de bonne facture. Lorsqu'on les
interroge sur leurs lectures antérieures, la plupart des étudiants
répondent que, pendant le secondaire, à l'exception des manuels scolaires,
ils ont lu en moyenne de trois à six livres. En cinq ans! J'inclus dans
ce nombre les oeuvres littéraires et ce qu'on nomme improprement la
para-littérature, qui n'est pas à dédaigner. Bien entendu, même la lecture
présente une difficulté pour nos étudiants; beaucoup ne lisent pas: ils
déchiffrent, péniblement et lentement, de sorte que même comprendre le
texte au premier degré représente un exploit pour beaucoup. Allez vous
demander ensuite pourquoi la plupart détestent lire.
N'importe quel didacticien, spécialiste en pédagogie ou fonctionnaire du
MELS, peut contester ces chiffres et ces résultats, et ceux qui en ont
l'occasion ne s'en privent d'ailleurs pas. Nos étudiants ont-ils intérêt à
nous mentir, depuis toutes ces années, juste pour le plaisir de nous
scandaliser? Et si jamais ils mentent, d'où provient alors la situation?
Ce sont les spécialistes jovialistes qui mentent.
Plutôt que de s'ingénier à empiler réforme par-dessus réforme, de s'amuser
à promouvoir le jargon de la "nouvelle grammaire" et d'enrichir les
éditeurs de manuels scolaires, nos penseurs pédagogues et autres logues
feraient bien de s'assurer que les élèves du secondaire — et du primaire! —
lisent autre chose, en classe notamment, que des articles de quotidiens et
de la censée littérature pour la jeunesse — ordinairement un ramassis de
rectitude politique et de platitudes en français anémique.
Il existe des exceptions? Évidemment, comme dans n'importe quel domaine,
et on ne se prive pas de les faire valoir, mais, que je sache, on ne juge
pas d'un système à ses exceptions. Les résultats généraux ne sont pas
bons, en dépit des moyennes officielles obtenues aux examens du Ministère,
dont il faut voir ce qu'ils sont et comment on les corrige et les normalise
pour faire du chiffre. Pourquoi, par exemple, la plupart des élèves ayant
obtenu 80% de moyenne en français en quatrième et cinquième secondaires
voient-ils leur score réduit de 15% à 20% lorsqu'ils passent un examen de
vérification de leur compétence à leur entrée au cégep? Nous avons tenté
cette expérience pendant six années consécutives, toujours avec le même
résultat. Pourquoi tant d'échecs, ensuite, dans les cours obligatoires de
communication, de langue et de littérature? Et pourquoi les enseignants
des autres matières nous disent-ils que la plupart des échecs dans leurs
cours sont attribuables à la pauvreté de la langue et à la mauvaise
compréhension de ce que les étudiants doivent lire?
Et on voudrait ensuite que le cégep, en deux ans, rabiboche ce qui n'a pas
été accompli en onze, en plus d'atteindre les objectifs de son programme?
S'il faut refaire le secondaire et parfois même une partie du primaire au
cégep, à quoi donc servent ces onze années? À empêcher les enfants de
battre le pavé en attendant le retour de leurs parents après leur journée
de travail? À ne pas gonfler le taux de chômage? A-t-on bientôt fini de
se moquer du monde?
Je lis, à droite et à gauche, que la situation n'est pas vraiment
meilleure en France, en Belgique ou ailleurs. Peut-être, mais alors
pourquoi, en général, mes étudiants fraîchement originaires d'autres pays
et scolarisés en français, qu'ils proviennent de France, du Maroc ou du
Liban, par exemple, sont-ils, quatre fois sur cinq, les meilleurs?
J'apprécierais que nos jovialistes de l'éducation ou nos linguistes nous
l'expliquent.
Je reconnais qu'à elle seule, l'école ne peut tout régler. Le monde
occidental est aussi celui du consumérisme et des médias, qui, pour
augmenter leurs recettes, visent en bas de la ceinture et répandent une
supposée culture populaire en truffant les ondes du registre de langue le
plus vulgaire possible, en-deçà du registre populaire. Beaucoup de
vedettes et de politiques prêtent la main ou plutôt la voix à la bassesse
ainsi institutionnalisée; histoire d'avoir l'air "cool". Pour économiser,
même les journaux les moins pires ne comptent plus de réviseurs ou de
correcteurs. Ce n'est bien sûr pas exclusif au Québec, mais le mal est
plus grand là où le système d'enseignement ne joue pas son rôle.
Voilà même pas cinquante ans, presque les deux-tiers de la population
québécoise n'avaient pas dépassé le niveau scolaire du primaire, et ceux
qui s'exprimaient correctement et avaient acquis une certaine culture se
faisaient souvent traiter de tapettes, surtout dans les villes. J'ai connu
cette époque, et je constate qu'à un degré moindre, mais tout de même,
cette mentalité existe encore, mutatis mutandis. Beaucoup d'étudiants du
collégial affichent leur mépris ou leur ignorance satisfaite de ce qui ne
relève pas de l'aspect technique ou mercantile des choses et des activités
purement ludiques. Attitude générale partout en Occident? Jusqu'à un
certain point, on n'échappe pas à son époque ni à son âge, ça va de soi.
Mais lorsque cette attitude est à toutes fins utiles considérée comme la
seule normale par la majorité des étudiants, le temps est peut-être venu de
nous interroger sur les résultats concrets de notre système dit éducatif et
notre vision relativiste de la formation de l'être humain, dont la pratique
de la langue n'est qu'un résultat en même temps qu'un révélateur.
Raymond Poulin
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --


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4 commentaires

  • Raymond Poulin Répondre

    13 novembre 2007

    Monsieur Savard,
    Ce que vous soulignez quant à la langue parlée est très juste. Cependant, le problème demeure entier.

  • Archives de Vigile Répondre

    13 novembre 2007

    Les jovialistes de la langue allèguent que les jeunes s'expriment mieux verbalement. Ils n'ont pas tort sur ce point. La faconde de la nouvelle génération est notable. On a développé chez certains la pouvoir de s'emparer de niveaux de langage élevés. Le contact avec la télévision et l'Internet fait qu'ils font de la langue un instrument de communication paraissant bien verbalement. Lors des tests écrits cependant, on est bien obligé de constater que cette facilité verbale n'est pas soutenue par une compréhension réelle. La phrase est comme un stimulus pour eux, un élément d'un environnement multimédia.

  • Archives de Vigile Répondre

    11 novembre 2007

    Bravo, bravo, bravo! Bien invoyé à nos jovialistes de la langue qui auraient intérêt à descendre sur le plancher des vaches! Les "C'est l'fun", "C'est hot", "J'aime ça" ne tiennent pas lieu d'une grande pensée; c'est pourtant ce qu'on entend à la journée longue dans la bouche de beaucoup de jeunes et d'autant d'adultes, y compris nombre de commentateurs radio et télé. À quand la fin du je-m'en-foutisme linguistique?

  • Archives de Vigile Répondre

    11 novembre 2007

    Peut-être que ce phénonème découle d'une volonté politique car si l'on ne peut lire, écrire, parler, on ne peut réfléchir. Si une langue se dégrade, on en parle une autre... l'anglais par exemple que l'on enseigne dès les premières années du primaire... C.