La fin de l’éternité : Statistique Canada et la « diversité »

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Le remplacement du bilinguisme par le multilinguisme pour gommer le déclin du français

C’est fait, Statistique Canada (« Stat Can ») a enfin publié une partie des données linguistiques du recensement 2021 le 17 août dernier. Rappelons que ce dernier est un organisme fédéral dont la mission est définie ainsi : « Au service du Canada avec des renseignements statistiques de grande qualité qui comptent ». Stat Can est donc investi d’une double mission soit, le « service au Canada » et, ensuite, la production de « renseignements statistiques qui comptent ». Est-ce un hasard ou un caprice si le « service au Canada » vient en premier dans cet ordre de mission?


On notera qu’un autre organisme fédéral, Radio-Canada, est également investi de la mission de « sauvegarder, enrichir et renforcer la structure culturelle, politique, sociale et économique du Canada » (i) cette mission arrivant même devant « l’information et l’analyse » qui doivent être, de surcroit, « considérés d’un point de vue canadien » (ii).


Bref, ces organismes émanant du fédéral sont d’abord, en premier, au service de la raison d’État canadienne. Ce qui ne signifie pas qu’ils ne peuvent pas, comme Stat Can, effectuer en outre un travail sérieux de production et d’analyse de données statistiques, mais qu’il existe ou peut exister une tension entre des doubles missions qui peuvent parfois être incompatibles ou contradictoires. Et s’il existe un domaine « sensible », c’est bien celui de la langue. Chose certaine, lors de la publication de données linguistiques, Stat Can se livre, depuis longtemps, à un certain exercice de « cadrage » qui est, disons-le, de nature « politique ». Le communiqué émis le 17 août n’échappe pas à cette tendance.


Ce communiqué met d’abord lourdement de l’avant la « diversité » (titre: « Alors que le français et l’anglais demeurent les principales langues parlées au Canada, la diversité linguistique continue de s‘accroitre au pays ») afin de tenter de minimiser le recul dramatique du français qui court en filigrane partout dans les données. La « diversité » en ce pays, c’est le cache-sexe du recul du français. On trouve dans ce texte émanant d’un organisme scientifique des perles réitérant l’idéologie multiculturaliste telles que « Le Canada est un pays riche de sa diversité linguistique » ou bien renforçant la théorie de la « double majorité » imaginée par Pierre Elliott Trudeau afin de justifier le démantèlement de la loi 101 « …l’anglais est en situation minoritaire au Québec alors que le français est en situation minoritaire dans les autres provinces et territoires… ». On fait néanmoins une concession à la réalité en écrivant que le français est minoritaire « au Canada dans son ensemble ».


Ces appels du pied à la « diversité » font partie de la stratégie fédérale de longue date pour camoufler ou nous faire détourner le regard du déclin du français. Ainsi Jean-Pierre Corbeil, ancien responsable de la statistique linguistique à Statistique Canada, a inventé une méthode de calcul qui additionne, pour la langue maternelle ou la langue parlée à la maison, toutes les déclarations d’une, deux ou trois langues qui incluent le français. Faisant cela, on arrive ainsi à des proportions de population qui dépassent 100% au total, ce qui constitue évidemment un non-sens. Stat Can avait déjà utilisée cette méthode lors du recensement de 2016 en affirmant que le « poids du français comme langue d’usage à la maison » se « maintenait ». Ce qui était un mensonge dû à l’addition de « pommes et d’oranges ». Le ridicule de la chose n’a pas empêché Statistique Canada de nous refaire le coup pour le recensement de 2021 en clamant que « 85,5% de la population québécoise parle au moins français régulièrement à la maison ». Ce chiffre signifie que la population totale du Québec est à 120,3% et non 100%. Absurde? Évidemment! Le « service au Canada » avant « la production de renseignements statistiques qui comptent »? Tout à fait.


Modifications au questionnaire


À ces tours de passe-passe, il faut ajouter les modifications fréquentes apportées par Stat Can au questionnaire du recensement, modifications qui peuvent se justifier en partie, d’un côté, évidemment, afin de suivre l’évolution de la société, mais qui, de l’autre, sombrent parfois dans des tentatives plus ou moins explicites d’éliciter des réponses ou comportements « souhaités ». Ce qui induit des ruptures de comparabilité dans les données et complique grandement le suivi longitudinal des tendances. Depuis des décennies, Charles Castonguay se livre à un suivi et une critique de ces modifications du questionnaire. On peut trouver une partie de son travail ici.


Le recensement 2021 n’a pas échappé à cette tendance. Ainsi, en 2021, par exemple, Stat Can a inversé les questions 8 et 9 du questionnaire abrégé, questions portant sur les langues parlées « régulièrement » et « le plus souvent » à la maison. Alors qu’en 2016, la question 8 a) portait sur la langue « parlée le plus souvent à la maison » (ce qui est logique car il s’agit d’un comportement principal) et la question 8 b) sur les « autres langues parlées régulièrement à la maison » (un comportement secondaire), la question 9 a) du questionnaire de 2021 (une question sur le « genre » a été ajoutée comme question trois, ce qui explique le décalage) porte sur « quelle(s) langue(s) cette personne parle-t-elle régulièrement à la maison » et la question 9 b) porte sur la « langue parlée le plus souvent à la maison » (parmi les langues parlées « régulièrement »).


Non seulement l’ordre des questions a été inversé afin de mettre le comportement secondaire en premier (ce qui est illogique), ce qui constitue une stratégie bien connue en sondages afin de faire ressortir un comportement plus fortement, mais les questions ont été reformulées afin de favoriser la notion de « langues parlées à la maison » (au pluriel), ce qui est une astuce pour mousser le multilinguisme, sans que l’on puisse savoir si ce multilinguisme relève d’un comportement quotidien ou occasionnel, et ce, dans quel contexte. Mais voilà cependant, à n’en pas douter, une question reformulée qui s’inscrit en droite ligne avec la mise de l’avant de la « diversité ». Une reformulation et inversion « politique » donc.


Notons également, en passant, que le communiqué émis le 17 août évite soigneusement de parler de la situation sur l’île ou dans la région de Montréal. Un hasard, sans doute.


La fin du déni


Venons-en cependant au fait.


Les données du recensement 2021 sont dramatiques pour le fait français au Canada et au Québec. La manipulation du questionnaire a été insuffisante pour camoufler le recul brutal et historique du français partout au Canada. Peu importe l’indicateur retenu, les nouvelles sont atterrantes. Tellement en fait, que la posture voulant que le déclin du français au Québec soit un « mythe » n’est plus tenable et n’est plus crédible même pour ceux, comme le dit si bien Joseph Facal, qui « sont un peu lents ».


Oh, il était évident depuis des années et des années que le français était en recul au Québec, mais de beaux esprits finassaient en mettant de l’avant de légères améliorations dans certains paramètres secondaires en les faisant passer pour des paramètres principaux. Le recensement 2021 fait voler tout cela en éclats : tous les paramètres principaux et secondaires sont maintenant en recul.


Après répartition égale des réponses multiples, au Québec, le français langue maternelle passe de 78% en 2016 à 76,3% en 2021 (recul de 1,7 point). Comme langue parlée le plus souvent à la maison, il passe de 80,6% en 2016 à 79,1% en 2021 (recul de 1,5 point). Le poids démographique des francophones défonce le seuil de 80% tant sur le plan de la langue maternelle que sur celui de la langue d’usage pour la première fois depuis que des données de recensement sont collectées. En même temps, l’anglais comme langue maternelle passe de 8,1% en 2016 à 8,8% en 2021 (gain de 0,7 point) et, comme langue parlée le plus souvent à la maison, de 10,7% en 2016 à 11,7% en 2021 (gain d’un point). Au Québec, le français recule alors que l’anglais avance. Et cette dynamique est en voie d’accélération rapide quand on compare aux données de recensement sur la période 2011-2016.


Alors que l’on nous a répété pendant presque deux décennies qu’il ne fallait pas s’inquiéter du recul du français comme langue maternelle ou comme langue parlée à la maison parce que l’immigration, en soi, allait faire mécaniquement baisser ces poids pour le français et l’anglais également, ce que l’on constate, et de façon fulgurante, c’est que l’immigration provoque maintenant une dilution du poids des francophones seulement! Dans le contexte d’immigration massive qui est le nôtre, l’immigration ne provoque pas de recul de l’anglais au Québec!


Ce qui est en cause ici, ce sont les transferts linguistiques effectués par les allophones et, de plus en plus, par les francophones vers l’anglais qui permettent non seulement de combler la dilution du poids démographique des anglophones causée par l’immigration, mais qui permet même à celui-ci de faire des gains! Le problème numéro un au Québec, c’est la dynamique linguistique favorable à l’anglais et les transferts linguistiques massifs effectués vers ce dernier. Le Québec, c’est-à-dire la grande région de Montréal, est un milieu de vie anglicisant. Malgré la loi 101 (ou ce qui en reste) et, j’ajouterais, malgré la loi 96. Voilà la réalité qui nous est maintenant lancée en pleine face.


Ceux qui niaient le déclin du français au Québec étaient forcés, soit, comme Michel C. Auger, de se rabattre sur la « connaissance des langues officielles », soit sur les transferts linguistiques des allophones vers le français (en hausse légère sur la période 2001-2016 mais toujours largement insuffisants) pour prétendre que tout allait bien. Mais surprise! En 2021, ces deux paramètres ont reculés par rapport aux données de 2016; la connaissance des langues officielles est passée de 94,5% en 2016 à 93,7% en 2021, une baisse de 0,8 point et le premier recul enregistré depuis au moins 1991. Les transferts linguistiques des allophones vers le français sont passés de 59,4% en 2016 à 58,7% en 2021 (calcul de Patrick Sabourin, INRS), un recul de 0,7 point (le premier recul depuis le début des années soixante-dix!).


Et, chose notable, alors que la connaissance de l’anglais par les francophones (langue maternelle) poursuit sa hausse (à 42,2% en 2021), la connaissance du français par les anglophones recule, passant de 68,8% à 67,1%. On assiste donc maintenant à une augmentation significative de l’unilinguisme anglais au Québec. Il s’agit d’un autre retournement de tendance séculaire.


Il s’agit là de signes indubitables à l’effet que la « langue commune » qui est en train de s’établir dans la région de Montréal est de plus en plus l’anglais.


Mais il y a pire : les transferts linguistiques des francophones vers l’anglais ont également augmenté de façon importante entre 2016 et 2021, passant de 30 000 à 41 000 (à 4 :45) dans la région métropolitaine de Montréal. Et il s’agit là d’un effectif « net », c’est-à-dire qu’aux transferts des francophones vers l’anglais sont soustraits les transferts des anglophones vers le français.


Hausse de l’unilinguisme anglais, hausse du bilinguisme chez les francophones, déclin des transferts linguistiques des allophones vers le français, hausse des transferts linguistiques des francophones vers l’anglais, on assiste à l’enracinement de plus en plus solide d’un processus de « minorisation-assimilation » (pour reprendre le vocable d’Alexis Tétreault) au Québec.


Dans l’imaginaire québécois (tel que théorisé par Jacques Beauchemin par exemple), la menace de l’assimilation a longtemps été un des pôles qui charpentait la psyché collective. Cette menace, cependant, semblait lointaine, irréelle et ne s’était jamais concrétisée (au Québec). Cela a donné naissance à l’idée de la « permanence tranquille », de « l’éternité » du Québec, l’idée que peu importe les vicissitudes de l’histoire, les reculs et les défaites, le Québec français allait perdurer pour toujours. Le Québec n’avait ainsi pas besoin de se battre, d’agir politiquement et de peser pour choisir et infléchir son destin, il survivrait quand même. Voilà le ressort psychologique sur lequel repose le refus de choisir et la passivité des québécois sur ces questions.


Mais nous assistons en direct à l’écroulement du mythe de la permanence tranquille. Le Québec français est maintenant engagé, fermement, dans un processus d’assimilation-minorisation. Le déni n’est non seulement plus possible, il est toxique. Nos élites politiques, pour la plupart (sauf au Parti québécois, soulignons-le) semblent incapables de prendre la pleine mesure du drame qui est en train de se dérouler sous nos yeux. On le constate, par exemple, avec la décision frivole et irresponsable de M. Legault d’exclure l’application des clauses scolaires de la Charte de la langue française au niveau collégial ou bien avec son double jeu en immigration (le Québec n’ayant, de toute son histoire, jamais accueilli autant d’immigrants qu’il ne le fera en 2022). Nos élites se comportent comme si nous étions encore dans les années quatre-vingt-dix. Par inconscience, irresponsabilité ou lâcheté, elles continuent de se réfugier dans l’illusion de l’éternité.