La fabrication de la preuve et de la justification

Les politiques fédérales vues à partir de la table de jeu

Penser le Québec - Dominic Desroches

« Quand les pays qui s’acquièrent sont accoutumés à vivre sous leurs lois
et en liberté, il y a trois manières de s’y maintenir : la première est de
les détruire, l’autre d’y aller demeurer en personne, la troisième est de
les laisser vivre selon leurs lois, en tirant un tribut, après y avoir
établi un gouvernement de peu de gens qui les conserve en amitié »
Machiavel, Le Prince
***
Il est assez difficile de bien interpréter la politique du gouvernement
fédéral, surtout quand il s’agit de la question du rôle et de la place du
Québec dans le Canada. Si nous avons connu des périodes peu glorieuses
d’annexion, de négation, de déni, de provocation même, aujourd’hui certains
voient le début d’une ère de coopération et de collaboration. Qu’en est-il
vraiment ? Les vieux amis, les Québécois et les Canadiens, se sont-ils
enfin retrouvés ?
Pour notre part, nous nous proposons simplement de réfléchir ici sur le
cadre global à l’intérieur duquel se jouent les rapports Québec-Canada.
Dans ce court texte, nous défendrons l’idée selon laquelle une bonne partie
du travail politique du gouvernement fédéral – qu’il soit dirigé du centre
par les Libéraux ou de l’ouest par les Conservateurs – vise à fabriquer de
toute pièce la preuve et la justification de son action bienveillante à
l’égard du Québec. Dit d’une autre manière encore, si le fédéral apparaît
légitime aux provinces anglophones de l’est, du centre et de l’ouest, il
doit sans cesse anticiper la réaction des Québécois face à ses politiques
d’uniformisation, lesquelles peuvent, à tout moment, menacer l’ordre
canadien.
Pour illustrer notre thèse, nous regrouperons en quatre grands axes les
politiques du gouvernement fédéral, à savoir les politiques
autofondatrices, les politiques d’ouverture «contrôlée», les politiques
de dépendance et de soumission, et enfin les politiques d’enfermement et de
capitulation. Nous partirons de l’idée élémentaire d’après laquelle le
gouvernement fédéral joue aux cartes avec les provinces et que ces
politiques doivent se comprendre à la lumière de la logique de la table de
jeu ou celle du casino.

Les politiques autofondatrices du gouvernement fédéral
On reconnaîtra d’entrée de jeu une première catégorie de politiques
fédérales : les politiques d’autofondation. Autoréférentielles et
circulaires, ces politiques visent à justifier de l’intérieur l’existence
de fait de l’ordre constitutionnel canadien. Ainsi, de par leur mission
même, elles n’ajoutent pas de contenu positif aux lois et aux mesures du
fédéral, mais cherchent à refonder sans cesse et à rendre évidente la
nécessité de la fédération. L’argument de fond semble être le suivant : la
fédération doit fonctionner puisque c’est une fédération. Dit autrement, si
la fédération existe encore aujourd’hui, en 2008, c’est parce qu’elle était
là avant. Ici, le joueur mise, se donne les cartes à lui-même et regarde
en dessous…
Or, pour celui qui veut comprendre la raison d’être de ces politiques,
nous rappellerons que le propre de ces politiques circulaires est de
s’inscrire à l’intérieur d’une logique de confrontation «subtile» avec
l’État québécois ou toute province qui manifesterait le désir d’assister à
un changement juridique ou politique de la fédération. S’appuyant entre
autres sur le ressentiment généré par les demandes infatiguables de la
minorité francophone, sinon par l’élection du Parti québécois et la tenue
de deux référendums exigeants, sur le plan de l’énergie, qui ont bien
failli mener à la souveraineté du Québec, ces politiques servent surtout à
justifier, au Québec, l’utilité du fédéral et, dans toutes les autres
provinces, l’action justicière, bienveillante et responsable du Canada face
au Québec. À titre d’exemples, on se rappellera sans doute de quelle manière
se sont réalisés l’entente de Meech, le référendum de Charlottetown, la Loi
sur la clarté, les politiques de visibilité et de commandites au Québec,
l’esprit derrière la politique sur le multiculturalisme, la Loi sur les
langues officielles, etc.
Les politiques d’ouverture « contrôlée »
Une fois que le fédéral a travaillé fort pour se justifier aux yeux des
Canadiens et dépensé beaucoup d’argent pour y arriver, il peut alors passer
aux politiques d’ouverture contrôlée, c’est-à-dire mettre sur pied l’idée du
dialogue interprovincial afin de protéger la réputation et la vitrine de la
fédération. Qu’est-ce à dire ? Il faut dire un mot sur ce type de
politiques.
Ces politiques d’ouverture se reconnaissent dans l’idée d’écoute des
besoins des provinces. En effet, quand il n’y a plus de péril en la demeure
et que les campagnes politiques approchent, il convient d’envoyer une image
d’ouverture aux électeurs par l’établissement de politiques aux allures
fort généreuses. C’est que le fédéral a certain intérêt à faire miroiter
l’idée d’une « main tendue », d’une volonté de discussion et d’entente, un
effort d’écoute envers les structures qu’il domine outrageusement, parfois
par sa distance.
Cependant, cette ouverture à la décentralisation des pouvoirs ne dure
qu’un temps –- souvent le temps d’une élection ou d’un conflit -- et n’est
jamais totale, car elle remettrait en question l’ordre canadien. Cela
signifie que toute politique d’ouverture doit être contrôlée et limitée.
Autrement dit, elle doit valoir si, et seulement si, il n'y a qu’un seul
gagnant. Ici, pour prendre à nouveau l’image de la partie de cartes, le
gouvernement fédéral invite les provinces à la table de jeu, mais décide de
la mise et du nombre de cartes qu’il entend distribuer. Il contrôle la
partie sans le cacher aux provinces. Et dès qu’une province ose demander
davantage, pose trop de questions ou de conditions au jeu, alors la porte
se referme et la négociation est terminée. Le casino peut fermer les portes
et évacuer les provinces compulsives. Ensuite, le message envoyé est
toujours le même : on ne peut pas accorder autant, le casino ne peut pas
faire gagner les joueurs provinciaux trop souvent, encore moins se rendre
vulnérable lui-même…
Notons en passant que l’octroi soudain du mot « nation » pour qualifier
la société québécoise s’est réalisé à l’intérieur d’une politique
d’ouverture contrôlée, en période électorale. Il s’agit peut-être d’un
bluff, peut-être d’une mise, d’un quitte ou double, mais personne dans
l’enceinte ne le sait encore. Tout ce que l’on sait, c’est que l’octroi du
statut de nation ne vise, en vérité, qu’à mieux contrôler les futures
demandes du Québec et de le maintenir à la table de jeu.
Les politiques de dépendance et de soumission
Après l’ouverture contrôlée, politiquement calculée et fort rentable sur
le plan électoral, viennent les politiques de dépendance. Celles-ci,
souvent d’ordre économique, se reconnaissent aisément dans la mise en
évidence des effets d’une structure asymétrique : une province doit
demander au fédéral pour recevoir. Certes, au jeu du pouvoir, le fédéral
s’assure les meilleures cartes et continue de connaître le montant total en
banque -– il reçoit les impôts des contribuables, tout en décidant ensuite
des besoins et des sommes à distribuer pour les combler -–, et se surprend
du déséquilibre fiscal et du discours des provinces… nerveuses à la table
de jeu.
On comprendra ici, en se rappelant sans nostalgie le modèle fiscal de
l’époque médiévale, que le propre de la dépendance est d’attendre le retour
de l’argent que l’on a consenti à l’ordre supérieur. Non seulement il
revient toujours moins d’argent, mais nous nous trouvons dans une situation
de vulnérabilité. Les lecteurs perspicaces reconnaîtront dans la
péréquation, le déséquilibre fiscal ou la gestion générale des nombreuses
enveloppes par le gouvernement l’accomplissement de politiques de
dépendance.
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il y a encore pire que les politiques de dépendance, il y a les politiques de soumission
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Or, la science psychologique générale, y compris celle qui s’applique aux
joueurs compulsifs et à leurs enfants, sait distinguer les symptômes de la
dépendance au jeu. Le joueur compulsif, victime de la construction de sa
propre cage, peut être amené à mentir, à tricher, à voler, à se déguiser
pour jouer encore davantage, bref, à s’autodétruire lui-même. Or, en
psychologie politique, il y a encore pire que les politiques de dépendance,
il y a les politiques de soumission. Celles-ci se reconnaissent dans le
fait que les gouvernements provinciaux, vulnérables devant le hasard du
gouvernement fédéral, se voient obligés d’abandonner la partie faute de
ressources. Quand ils quittent piteusement la table ou le sommet, c’est
parce qu’ils ne peuvent plus jouer comme il le croyait au départ et qu’ils
se doivent d’accepter le jeu du hasard, c’est-à-dire la toute puissance du
gouvernement fédéral. Quoi qu’on fasse, quand on a les poches presque vides
et la couche pleine, pour ainsi dire, l’ordre établi continue de régner
dans un casino.
Les politiques d’enfermement et de capitulation
Il n’est pas besoin d’avoir lu l’œuvre non publiée de Michel Foucault
pour comprendre que lorsque le joueur n’a plus de cartes assez fortes pour
poursuivre et qu’il est prêt à se retirer de la table, y abandonnant le
sort de ses négociations, mais aussi son argent, son honneur et sa fierté,
qu’il se trouve alors dans une position d’enfermement.
On reconnaîtra en effet les politiques d’enfermement dans l’idée suivante
: on ne peut quitter la table librement de peur de tout perdre. Les
politiques d’enfermement consistent à obliger les provinces à jouer avec
les mots, le vocabulaire mais aussi les chiffres du gouvernement fédéral.
L’enfermement se réalise lorsque les provinces, dépendantes de la
structure, acceptent de jouer encore, de faire une dernière discussion, la «
dernière » de toutes les discussions, du moins dans l’esprit du joueur
compulsif…
La dernière étape, celle qui accomplit la logique du jeu dans lequel les
provinces se trouvent engagées, ressemble à la capitulation. Bien avant
d’avoir à s’endetter et à demander une carte permanente au casino, les
provinces demeurent sujettes aux politiques qui expriment la capitulation.
Celles-ci découlent de l’idée suivant laquelle tout est déjà joué d’avance
et que la présence des provinces importe peu dans le grand jeu de la
fédération. Quand le fédéral se retrouve seul à la table de jeu, on
comprend bien ce que signifie réussir les dernières politiques de
capitulation. L’ironie, c’est que le joueur compulsif québécois, de plus en
plus dépendant du casino fédéral, continue de dire à sa population que tout
va bien, que son budget respecte ses dernières mises et que la prochaine
négociation, c’est-à-dire le prochain tour, sera certainement le bon et
qu’il montrera finalement que le Québec est un véritable ami du Canada.
Lorsque le gouvernement du Québec colporte ce genre de discours, il oublie
l’essentiel : selon la logique politique étudiée par Machiavel, il est dans
l’intérêt suprême du Canada de se dire l’ami du Québec et de le maintenir
ainsi à la table de jeu… car il ne perd jamais !
Dominic DESROCHES
Département de philosophie / Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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