Les grands postulats du néolibéralisme

La démythification de Milton Friedman (1-A)

Économistes atterrés

Notre époque ressemble à s'y méprendre aux années 30, le New Deal en moins. L'Amérique venait tout juste d'être assommée par un krach financier stupéfiant. À Washington, c'est le républicain Herbert Hoover qui occupe la présidence. Il est convaincu du fait que les forces du marché et de la concurrence finiront par venir à bout de la déprime. Malheureusement, le marché laisse derrière lui des millions de chômeurs. À la présidentielle qui suivra la débâcle de 29, le démocrate Franklin D. Roosevelt propose de repartir à neuf. Ce sera l'ère du New Deal.
Il fallait redonner leur pouvoir d'achat à ceux qui l'avaient perdu. Autrement dit, il importait de remettre les chômeurs au travail. Il était temps d'établir un meilleur équilibre entre le patronat et les masses ouvrières. Un filet de sécurité sociale n'était-il pas nécessaire pour protéger les plus faibles contre les failles évidentes du capitalisme de marché? Ne fallait-il pas, également, ramener la finance au service de l'économie plutôt qu'à celui des spéculateurs? Dès le départ, le New Deal sera confronté à des légions d'ennemis, venant pour la plupart des rangs de ceux qui avaient précipité l'Amérique dans la misère. Ils considéraient Roosevelt comme un traître à sa classe sociale. L'électorat choisira les démocrates et le New Deal.
Dans les années qui ont suivi, à peu près personne à Washington n'a osé remettre en question l'édifice mis en place par les New Dealers de Roosevelt. Truman (Harry) a poursuivi dans la foulée de son prédécesseur. Le républicain Eisenhower (Dwight), lui, s'est contenté de garder le budget plus ou moins en équilibre. Il sera suivi de Kennedy (John F.) qui n'aura pas vraiment le temps de laisser son empreinte sur les institutions. Après lui, Johnson (Lyndon), profitera de son passage à la Maison-Blanche pour établir les bases d'un système public de services de santé. Mais, l'édifice gouvernemental s'élargissait dangereusement. Et, le nombre des ennemis du New deal aussi.
Dans les coulisses, le courant conservateur rêvait d'un retour à l'ordre normal des choses depuis les premiers jours de Roosevelt à Washington. Et, ils finirent par trouver un prophète, à Chicago, en la personne de Milton Friedman. Celui-ci n'éprouvait que du mépris pour le New Deal et ses défenseurs, des paternalistes nuisibles, voire, dangereux pour la liberté, estimait-il. Friedman allait éventuellement tailler les grands principes du néolibéralisme dans un ouvrage intitulé Capitalisme et liberté. Il est ahurissant de constater l'étendue de l'influence de cet ouvrage sur à peu près tout ce qui se passe dans nos sociétés à l'heure actuelle. En effet, les disciples de Friedman ont fini par retrouver le chemin de la Maison-Blanche, ce, de Nixon à George W. Bush, en passant par Ronald Reagan... et Bill Clinton. Et, ils ont laissé derrière eux le même genre de dévastation qu'avaient léguée leurs prédécesseurs des années 20. Pourtant, il était évident que les postulats de leur maître à penser étaient déficients au plan logique et discutables dans leur rapport avec la réalité. On le constatera à la lecture de ce qui suit, une critique des principes qui traversent Capitalisme et liberté.
Le cadre idéologique néolibéral
Le libéral, donc, aspire à la liberté. Par là, il faut entendre la liberté des individus et des familles. Et, pour être véritablement libre, il faut être maître des ses rapports avec autrui, comme de son éthique personnelle. Cela suppose que l'individu puisse, dans la mesure du possible, vivre comme il l'entend, parce que «toute forme de coercition est inappropriée.» (p. 38) Evidemment, il y a des limites:

«À cet égard, le besoin de gouvernement se fait sentir parce que la liberté absolue est impossible. Quelque séduisante, comme philosophie, que puisse être l'anarchie, elle n'est pas réalisable dans un monde d'hommes imparfaits. Les libertés des hommes peuvent entrer en conflit, et quand cela arrive, la liberté de l'un doit être limitée pour préserver celle de l'autre; comme l'a un jour dit un juge de la Cour suprême:«Ma liberté de mouvoir le poing doit être limitée par la proximité de votre menton.»» (p.42)

Il n'en demeure pas moins, cependant, que le libéral regarde les pouvoirs publics avec une méfiance sans partage:
«La menace fondamentale contre la liberté est le pouvoir de contraindre, qu'il soit entre les mains d'un monarque, d'un dictateur, d'une oligarchie ou d'une majorité momentanée.» (p. 30-31)

Il en découle que les gouvernements doivent être confinés à un espace aussi restreint que possible. Et, l'on juge de l'à-propos de cet espace en fonction de deux grands principes:
«Le premier veut que la compétence des gouvernements soit limitée...Que l'activité considérée soit ou non économique, c'est d'abord en faisant fond sur la coopération volontaire et l'entreprise privée que nous pourrons avec certitude mettre un frein aux empiétements du secteur public et garantir efficacement la liberté de parole, de religion et de pensée...
Le second grand principe, c'est que le pouvoir doit être dispersé. Si, en effet, il faut l'exercer, mieux vaut que ce soit dans le cadre du comté que dans celui de l'État, et mieux dans celui de l'État qu'à Washington.» (pp. 14-15)

Aux yeux du néolibéral, donc, l'espace qu'occupe l'État est essentiellement tributaire de l'espace que l'on voudra bien par ailleurs attribuer au marché:
«La préservation de la liberté requiert l'élimination la plus complète possible d'une telle concentration de pouvoir, en même temps que la dispersion et le partage de ce qui, du pouvoir, ne peut être éliminé; elle exige donc un système de contrôles et de contrepoids. En ôtant à l'autorité politique le droit de regard sur l'activité économique, le marché supprime cette source de pouvoir coercitif; il permet que la puissance économique serve de frein plutôt que de renfort au pouvoir politique» (pp. 30-31)

Mais, gouvernement minimaliste ne signifie pas pour autant absence de gouvernement. Friedman reconnaît qu'il puisse y avoir un rôle pour les pouvoirs publics. En fait, il leur concède même une existence préalable à celle du marché:
«Sa (l'État) fonction essentielle est de protéger notre liberté contre ses ennemis extérieurs et contre nos concitoyens eux-mêmes: il fait régner la loi et l'ordre... (pp. 14-15)

...En résumé, l'organisation de l'activité économique grâce à l'échange volontaire suppose que nous ayons pourvu, par l'intermédiaire des pouvoirs publics, au maintien de la loi et de l'ordre pour prévenir la coercition par un individu contre un autre...
Un État qui maintiendrait la loi et l'ordre, qui nous servirait de moyen pour modifier les droits de propriété et les autres règles du jeu économique, qui se prononcerait sur les disputes concernant l'interprétation de ces règles, qui veillerait à l'application des contrats, qui encouragerait la concurrence, qui nous fournirait un cadre monétaire, qui se préoccuperait de faire échec aux monopoles techniques et de triompher des effets de voisinage regardés comme suffisamment importants pour justifier l'intervention gouvernementale, qui compléterait le rôle de la charité privée et de la famille en protégeant l'irresponsable, qu'il s'agisse d'un fou ou d'un enfant, un tel État aurait, il faut en convenir, d'importantes fonctions à remplir. Le libéral conséquent n'est pas un anarchiste.» (p. 53)
Par effet de voisinage, il faut entendre les tâches dont ne peut se charger le secteur privé, parce que trop coûteuses ou trop complexes. Feraient également partie de ce concept, les circonstances où l'État doit intervenir pour remédier aux situations justifiant une récompense ou une punition que le marché ne peut dispenser lui-même. Qui, par exemple, est habilité à punir l'entreprise qui pollue l'air d'un quartier résidentiel?
Tout le reste fait partie du domaine économique et, à cet égard, il n'y aurait qu'une alternative manichéenne:
«Il n'y a fondamentalement que deux manières de coordonner l'activité économique de millions de personnes. La première est la direction centralisée, qui implique l'usage de la coercition: c'est la technique de l'armée et de l'État totalitaire moderne. La seconde est la coopération volontaire des individus: c'est la technique du marché.» (p.28)

Avec elle, l'économie de concurrence apporte les conditions essentielles à la liberté politique, même si elle n'est pas une condition suffisante à cet effet. Après tout, l'Espagne de Franco et l'Allemagne d'Hitler n'étaient pas des démocraties, explique Friedman.
Maintenant, quel est-il ce système qui assure liberté et prospérité?
«Sous sa forme la plus simple, une telle société est constituée d'un certain nombre de familles ou, si l'on veut, d'une collection de Robinson Crusoé. Chaque famille utilise les ressources dont elle dispose pour produire des biens et des services qu'elle échange contre des biens et des services produits par les autres familles, selon des termes mutuellement acceptables pour les deux parties du marché. Ainsi, en produisant des biens et des services destinés aux autres, la famille a la possibilité de satisfaire indirectement ses besoins, plutôt que celle de les satisfaire directement en produisant des biens pour son usage immédiat. Ce qui l'incite à prendre cette route indirecte, c'est bien sûr l'accroissement du produit que rendent possible la division du travail et la spécialisation des fonctions. La famille ayant toujours la possibilité de produire directement pour elle-même, elle n'a besoin de participer à un échange quelconque que si cet échange lui est bénéfique. par conséquent, aucun échange n'interviendra que les deux parties n'en bénéficient. On parvient donc à la coopération sans avoir recours à la coercition.» (p. 28)

Récapitulons. Craignant une attaque cardiaque imminente, pépé Ladouceur se rend chez le docteur Laterreur qui exige 10 000 $ pour une intervention chirurgicale. Insatisfait du prix, pépé Ladouceur retourne chez-lui et effectue un pontage sur sa propre personne. Tout le monde est satisfait. Pépé Ladouceur est guéri. Le docteur Laterreur a pu aller jouer au golf. Et, il n'y a pas eu coercition.
Et, dire que les gouvernements actuels n'en ont que pour ce modèle. Même à l'âge du troc, le modèle de Friedman était inapplicable comme tel. Mais, il le reconnaît...presque:
«Si la famille était l'ultime unité de production, et si nous devions nous en tenir au troc, la spécialisation des fonctions et la division du travail ne nous mèneraient pas bien loin. Dans une société moderne, nous disposons d'entreprises qui sont des intermédiaires entre les individus considérés d'une part en tant que fournisseurs de services et, d'autre part, en tant qu'acquéreurs de biens. De même l'argent a-t-il été créé comme moyen de faciliter l'échange...
En dépit du rôle important que jouent effectivement les entreprises et l'argent, et malgré les problèmes nombreux et complexes que cela soulève, la simple économie d'échange où n'interviennent ni entreprise ni argent, révèle parfaitement la caractéristique centrale de la technique utilisée sur le marché pour assurer la coopération. Dans ce modèle simple comme dans l'économie complexe des entreprises et de l'échange d'argent, la coopération est strictement individuelle et volontaire, pourvu: a) que l'entreprise soit privée; b) que les individus soient effectivement libres de participer ou non à tel ou tel échange de telle façon que chaque transaction soit strictement volontaire.» (pp. 28-29)

Reprenons. Pépé EXXON planifie des vacances à Tahïti. Il hausse donc le prix du pétrole de 30 %. Mémée Latendresse passe à la pompe et constate que l'on a augmenté les prix de 0,10 $ le litre. Mécontente, elle exerce son droit fondamental de refuser le marché. Malgré ses 77 ans, elle se rendra donc à l'hôpital à pied. Tout le monde est content. Pépé EXXON est à Tahïti. Un scout aide mémée Latendresse à traverser la rue. Et, il n'y a pas eu coercition, parce qu'à chaque bout de la transaction, nous ne retrouvons que des individus.
Friedman n'exclut cependant pas la possibilité de concentrations de pouvoir excessives du côté du secteur privé, mais il les réduit au cas des monopoles. En fait, il résiste mal à la tentation d'en imputer la faute au gouvernements:
«Le monopole implique l'absence de choix et compromet par là l'effective liberté d'échange. En pratique, le monopole est fréquemment, sinon généralement, le fait du soutien de l'État ou d'accords collusoires entre individus. Le problème est, ou bien d'éviter que l'État favorise le monopole, ou bien de stimuler l'application effective des règles telles que celles qui figurent dans les lois américaines antitrust. Le monopole peut aussi résulter de ce que l'existence d'un seul producteur ou d'une seule entreprise est efficace du point de vue technique.» (p. 45)


Dans ce dernier cas, celui des monopoles techniques, mieux vaut, cependant, un monopole privé non réglementé qu'un monopole privé réglementé ou qu'un monopole public. En effet, les monopoles publics et les monopoles privés non réglementés sont trop souvent aidés par l'État à empêcher l'arrivée de concurrents potentiels. Il faut donc éviter de les laisser s'installer. Friedman aurait été mal venu de montrer plus de complaisance envers les monopoles.
À première vue, donc, la doctrine néolibérale peut sembler attrayante. Pourquoi, en effet, confier aux pouvoirs publics ce que l'on peut faire soi-même, selon ses propres choix? Mais, en y regardant de plus près, il faut bien admettre que les postulats de Friedman, du moins plusieurs d'entre eux, méritent un peu plus de réflexion. L'État, par exemple, ne peut-il pas être autre chose qu'une concentration de pouvoir qu'il faut absolument mettre en échec? Au plan économique, le modèle de Robinson Crusoé est-il pleinement transposable au XXIe siècle? Plus généralement, les théories de Friedman font-elles bon ménage avec la logique et la réalité? C'est ce que nous verrons dans les paragraphes qui suivent.
À suivre.
Capitalisme et liberté, Robert Laffont, Paris, 1971., FRIEDMAN, M.


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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    8 octobre 2011

    À plusieurs reprises dans Vigile j’ai parlé de Milton Friedman et des gars de Chicago entre autre dans les révolutions sud-américaines qui ont instauré les régimes de colonels, les tortionnaires au service de l’oligarchie américaine, financés pas la CIA et tout ça, s’appuyant sur les théories de Milton Friedman. Enfin quelqu’un qui semble vouloir aller au fond des choses. La mondialisation et le néolibéralisme s’appuie en partie sur ces théories. Merci M. Côté.
    Ivan Parent