La Constitution de 2004 comme celle de 1964 font de l'Afghanistan un État «unitaire et indivisible»; un modèle, selon le Forum des fédérations, que l'on retrouve dans 169 des 193 États indépendants. Plus particulièrement, en 2004 comme en 1964, l'Afghanistan avait demandé l'assistance de la France dans la rédaction de sa Constitution. Or, en dépit de sa récente décentralisation administrative, la France reste le modèle de l'État unitaire même, l'archétype du gouvernement central unique. Les instances locales de pouvoir sont littéralement vues comme des «organes» de l'État central. Mais pour l'Afghanistan, il y a lieu de se demander si un État unitaire est à la longue une bonne solution. Le fédéralisme ne serait-il pas plus approprié comme modèle politique pour gouverner une société et un pays si fragmentés que l'Afghanistan? Nous croyons que oui. Et nous ne sommes pas les seuls.
Barnett Rubin, auteur de The Fragmentation of Afghanistan, affirmait récemment dans un article publié par Foreign Affairs (janvier-février 2007) que, paradoxalement, l'Afghanistan a un des gouvernements les plus centralisés au monde au lieu d'institutions politiques décentralisées qui pourraient mieux gérer l'extrême diversité de ses populations.
Les arguments en faveur d'un tel projet fédéraliste ne manquent pas. D'emblée, un régime fédéral réduirait les dangers d'«iraquisation» du conflit en cours, déjà marqué par des divisions d'ordre ethnique et confessionnel et une dérive criminelle préoccupante. Deuxièmement, un système fédéral est plus compatible avec un processus de consolidation de la paix parce qu'il est fondé sur la recherche du compromis, sur la participation de différentes composantes de la société et sur la quête de la sécurité humaine.
Dans son plan de 2006 («Protéger les Canadiens: reconstruire l'Afghanistan»), le gouvernement canadien s'est interrogé sérieusement sur l'opportunité d'un État supercentralisé en Afghanistan et sur sa capacité de protéger les droits de l'homme. C'est d'ailleurs la conclusion de plusieurs rapports établis par d'autres gouvernements et par des organismes non gouvernementaux comme International Crisis Group. On y retrouve des recommandations en faveur d'une décentralisation du pouvoir vers les provinces afin de réduire l'inefficacité de la lourde bureaucratie centrale. Bref, les principaux objectifs du gouvernement du Canada en Afghanistan -- développement, défense et bonne gouvernance -- seraient mieux servis par l'instauration d'un régime fédéral dans ce pays. Et les raisons sont patentes.
Souvent appelé le carrefour de l'Asie centrale, lieu où se rencontrent les civilisations et les langues de l'Inde, de l'Iran et de la Transoxiane, l'Afghanistan est peuplé par différentes communautés linguistiques et éthiques. Il est aussi qualifié de mosaïque hétérogène et pluridimensionnelle dont l'extrême diversité en fait un microcosme de toute l'Asie moyenne. La géographie s'en mêle aussi, car la nature montagneuse du territoire, loin de modérer les effets de la fragmentation ethnique, les accentue. Il suffit de penser au contraste entre les majestueuses cimes de l'Hindou Kouch et ses cols escarpés dans le nord-est du pays et les steppes arides et désertiques du sud et du sud-ouest.
En dépit de ses velléités centralisatrices, le gouvernement central à Kaboul n'est pas en mesure de gérer ce régionalisme ethnogéographique. Son impuissance a fini par créer un vide politique qu'ont occupé les «jirgas» (assemblées tribales), les talibans et les réseaux de narcotrafiquants. À Kandahar, les jirgas exercent beaucoup de pouvoir et, selon le rapport du Senlis Council (Canada in Kandahar, juin 2006), résistent aux injonctions de Kaboul. Pendant la lutte antisoviétique (1979-89) et les guerres civiles qui ont suivi, les différents groupes de moudjahidines ont été financés par différentes puissances régionales et extra-régionales comme le Pakistan, l'Iran, l'Arabie saoudite et les États-Unis.
Une identité nationale
Pourtant, une identité nationale afghane, née surtout dans les camps de réfugiés en Iran et au Pakistan, émerge bel et bien. En effet, malgré les grands efforts déployés par la monarchie dans les années 1960, l'attachement national était moins saillant que l'appartenance ethnique et tribale. Avant d'être afghan, on était pachtou (ou pachtoune) (42 %), tadjik (27 %), hazara (9 %), ouzbek (9 %), aimak (4 %), turkmène (3 %) et baloutche (2 %). Aujourd'hui, l'identité des Afghans ressemble à un Janus Bifrons, le dieu romain à deux visages opposés, puisqu'ils apparaissent très souvent divisés entre eux mais unis contre l'étranger. Dans ce contexte de diversité, l'islam joue un rôle important en tant que point d'unité et de cohésion nationales, surtout que la majorité est sunnite.
Comme dans bon nombre de pays du Tiers-Monde, la notion moderne de citoyenneté et de participation volontaire au cadre politique de l'État est faible en Afghanistan. L'État central manque de légitimité ou, à tout le moins, il est moins légitime que les autres cadres sociaux (fratries, clans, confréries, tribus, ethnies). En général, la participation politique se fait à l'extérieur des institutions formelles de l'État, qui sont perçues comme étrangères à la vie de la plupart des gens. Cela complique le travail de celles-ci en les empêchant de fonctionner selon les critères de rationalité et d'efficacité modernes. La gestion de la chose publique s'en retrouve sabordée, inefficace et portée à toutes sortes d'abus et de corruption. Comme le dit Reeta Chowdhari Tremblay dans Afghanistan: Multicultural Federalism (From Power Sharing to Democracy, 2005), la structure centralisée de l'État n'améliore pas la situation; au contraire, elle exacerbe les contradictions du système afghan en favorisant la confiscation du pouvoir par une minorité (clanique, tribale ou ethnique).
Pourquoi le fédéralisme? Parce qu'il garantirait l'intégration nationale tout en créant des institutions et des mécanismes de gouvernance où des compétences spécifiques seraient exercées localement. L'établissement d'unités locales fédérées à côté d'un gouvernement central réconcilierait le pluralisme culturel aux impératifs de l'État moderne. En soi, cela n'altérerait point ce qui a toujours été vrai en Afghanistan, soit que les groupes constitutifs ont toujours exercé leur autonomie dans un cadre d'interdépendance et d'échanges qui remonte dans l'histoire.
Un Afghanistan fédéral mettrait l'accent sur des valeurs constitutionnelles fondamentales communes. L'espace public serait géré par des collectivités internes (fédérées) et une communauté globale (fédérale), chacune avec des compétences distinctes. L'État fédéral serait fondé sur une volonté de vivre ensemble que consacrerait une citoyenneté commune, mais chaque niveau de gouvernement serait doté de ses compétences et de son organisation spécifiques, avec une division fonctionnelle de ces compétences. Certaines seraient du ressort du gouvernement fédéral; d'autres, des gouvernements fédérés, avec des mécanismes pour résoudre les conflits intergouvernementaux. En cela, nous nous inscrivons dans la lignée des politologues qui reconnaissent une fonction importante à l'État central.
L'État afghan que nous envisageons serait un État multiculturel, et non pas multinational (dans l'acception anglo-saxonne des termes). Sa création suivrait l'exemple de l'Inde où, lors de la passation des pouvoirs des mains des Britanniques en 1947, les dirigeants indépendantistes optèrent pour un État national avec une langue officielle, une citoyenneté commune et une Constitution qui reconnaissait la diversité culturelle, ethnique, religieuse de la population en admettant pourtant des mécanismes correctifs des inégalités héritées du passé colonial, comme l'action affirmative, et des quotas dans les institutions législatives et administratives centrales. Ce type de fédéralisme est très éloigné du modèle américain qui, en dépit de certaines politiques favorables aux minorités visibles, ne reconnaît pas leur existence en droit. Le type de fédéralisme multiculturel que nous envisageons réconcilierait citoyenneté globale et droits collectifs particuliers.
En créant un régime politique pluriel et pluraliste, on favoriserait des stratégies d'accommodement entre élites afghanes en fonction d'intérêts communs. Ainsi, la politique ne serait plus un jeu à somme nulle où quelqu'un doit forcément perdre. Au fil du temps, cela mènerait à une culture politique commune.
En conclusion
En Afghanistan, tout gouvernement doit viser trois objectifs: la construction d'une cohésion nationale, le développement de l'économie, et la création ainsi que la consolidation d'institutions étatiques. En premier lieu, un gouvernement fédéral fort va de soi, car il est nécessaire pour gérer l'ensemble et promouvoir un développement plus équilibré entre régions et groupes. En effet, les régions habitées par les Pachtous sont beaucoup moins dotées en matière de richesses naturelles que celles occupées par les Tadjiks ou les Ouzbeks alors que le pays reste essentiellement agricole et lamentablement sous-développé. En même temps, les États fédérés seraient mis en place. Par la suite, le gouvernement pourra encadrer les groupes locaux dans des institutions (assemblées) villageoises et municipales comme les Panchayat en Inde pour gérer les activités de proximité comme la santé. Ce troisième niveau de gouvernement pourrait mieux intégrer des femmes dans le processus politique.
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Houchang Hassan-Yari, Professeur au Collège militaire royal du Canada à Kingston
Ali G. Dizboni, Professeur au Collège militaire royal du Canada à Kingston
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