L'entrevue

L'espoir d'un Maghreb pour les femmes

Port de signes religieux

Lisa-Marie Gervais - La psychanalyste marocaine Ghita El-Khayat Photo: Jacques Nadeau
Port du voile, femmes et politique, en matière de débats féministes, la psychanalyste marocaine Ghita El-Khayat n'en est pas à ses premières armes. En lice pour le prix Nobel de la paix 2008, cette militante a des idées révolutionnaires pour le Maghreb, où les femmes ont un grand rôle à jouer, insiste-t-elle. Entretien.
Si menue et délicate qu'elle soit, il y a quelque chose de plus grand que nature qui émane de Ghita El-Khayat. Et pour cause. Avec ses quatre doctorats et 37 livres à son actif, cette psychanalyste marocaine âgée 65 ans en impose. Assise sur la terrasse du Hilton-Bonaventure de Montréal, la militante féministe parle avec passion de ce qui l'anime. «Le Maghreb se fera avec les femmes ou ne se fera pas du tout. Et pour l'instant, il n'est toujours pas fait», lance-t-elle à brûle-pourpoint.
Cette animatrice de radio, passionnée des arts et de la littérature, était de passage au Québec en mai dernier dans un dessein tout féministe: elle avait été invitée par des historiens à participer au colloque «Femmes, culture et pouvoir» organisé par l'université de Sherbrooke et auquel participait Micheline Dumont, la grande spécialiste de l'histoire des femmes.
«J'ai lu les textes fondateurs -- la Charte de création du Maghreb est énorme! --, mais je n'ai pas trouvé un seul mot sur les femmes. J'ai donc fait ma Micheline Dumont en disant que le problème de ces pays, c'était l'absence des femmes», a indiqué Mme El-Khayat qui ne manque pas une occasion de débattre des questions féministes, son dada.
Parmi ces combats, celui des NIP («Non Important Persons» par opposition aux VIP), qui lui a valu d'être proposée pour le prix Nobel de la paix 2008. «C'est un concept que j'ai inventé. Les NIP c'est 99 % de l'humanité, ceux qui n'ont pas le pouvoir et dont on n'entend pas parler. C'est le boulanger qui se lève à 4h du mat, l'infirmière qui pleure la mort de son patient, les gueux, les clochards», explique celle qui est aussi très sensible à la cause des migrants clandestins. Depuis toujours, ses écrits humanistes et fédérateurs plaident en faveur du «droit à la paix pour tous». «Et peut-être que ce seront les femmes qui donneront la paix puisqu'elles donnent la vie», note-t-elle.
La faute des femmes?
N'empêche, les femmes ont leurs torts, croit-elle. «Le Maghreb se débat dans des difficultés effrayantes à cause des femmes. Ce sont les femmes qui le tirent vers le bas.» Cette déclaration plutôt choquante, c'est Ghita El-Khayat qui l'avait prononcée publiquement il y de cela plusieurs années. Aujourd'hui, elle n'en pense pas moins la même chose, mais elle s'explique. «Je parlais des femmes conservatrices. Ce n'est pas uniquement le problème des Maghrébines, c'est celui du monde entier», souligne-t-elle. «Pendant 35 000 ans, nous avons été prises dans un patriarcat qui nous humiliait au Maghreb. Mais, sans ces vieilles femmes extrêmement conservatrices, le patriarcat masculin se serait effondré depuis longtemps. Ces femmes ne se sont jamais élevées contre le mariage d'une fille de 15 ans qui, à sa nuit de noces, se fait sauter dessus par un type qu'elle n'a jamais vu. Pour moi, c'est un viol consenti. [...] Et moi, pour l'avoir subi, je parle de terreur», souffle-t-elle.
Ghita El-Khayat insiste: elle sait de quoi elle cause. Elle qui dit être la petite-fille d'un «taliban dans l'âme», un homme qui disait que la musique ne s'écoute qu'au paradis. Née en 1944 sous le colonialisme français, d'un père bilingue et d'une mère analphabète qui a été battue parce qu'elle apprenait à lire en cachette, elle est allée à l'École moderne, celle des filles de notables dont le gouvernement français se servait pour mener à bien son protectorat.
Puis, elle a atterri en Europe, où elle a regretté d'être restée aussi longtemps colonisée. «J'avais cette aptitude à l'excellence scolaire, et c'est ce qui m'a sauvée. J'ai pu casser la barrière de la pauvreté pour vivre l'ascension sociale», dit celle qui a maintenant quatre doctorats, dont un en anthropologie et en médecine aéronautique. À cette époque, le féminisme battait son plein. Elle a pu choisir ses combats qu'elle mène encore «parce que tout n'est pas acquis.»
Une ouverture malgré tout
Certes, Ghita El-Khayat reconnaît que le monde s'est ouvert aux femmes. Au Maroc, avec sept femmes ministres, le gouvernement est l'un des plus féministes du monde arabe, voire du monde musulman, reconnaît-elle. Il y a dix ans, l'actuel souverain, Mohammed VI, arrivait sur le trône, en digne héritier de son père, qui avait déjà commencé à opérer une transition démocratique à la fin de sa vie. Voyant des voix dissidentes s'élever pour mettre en péril ce geste de main tendue vers les femmes, elle a pris la plume.
«J'ai décidé d'envoyer une lettre à notre souverain, écrite dans un style voltairien. Je ne le savais pas à l'époque, mais cette épître d'une femme à un monarque était la première lettre écrite par une femme adressée à un roi, aussi bien chez les Arabes que chez les musulmans», raconte-t-elle. «Heureusement, ce règne a fini par donner une plus grande place aux femmes dans le pays, et les hommes sont devenus beaucoup plus respectueux à notre égard et beaucoup moins agressifs», constate celle qui enseigne à l'université de Chieti, en Italie.
Selon elle, ce changement a été timidement amorcé dans l'histoire par les gestes posés par certains hommes, notamment Tahar Haddad, un syndicaliste tunisien mort en 1935, seul et persécuté, car il avait fait une thèse à l'Université traditionnelle sur l'abolition de la polygamie. Le roi d'Afghanistan Mohammad Zahir Shah, mort récemment, est un autre exemple: il a été destitué, car en 1973, il avait demandé que toutes les femmes de la famille royale et les épouses des membres du gouvernement aillent à l'université publique dévoilées. Les féminismes d'État, dont celui d'Atatürk en Turquie, d'Habib Bourguiba, qui a donné des droits révolutionnaires aux Tunisiennes, et celui du roi marocain Mohammed V, qui a laissé sa fille aînée, Lalla Aïcha, prôner publiquement l'émancipation des femmes, ont également contribué à l'avancement de la cause.
Pour en finir avec le voile
Lors du passage au Québec de Mme El-Khayat, la polémique autour de la question du voile venait d'être relancée après les déclarations de la Fédération des femmes du Québec, doublée de celle de la ministre de la Culture et de la Condition féminine, Christine St-Pierre, en faveur du «libre choix» concernant le port du voile et autres signes religieux. Pour la militante féministe, faire une telle déclaration d'appui au port du voile, c'est faire montre d'une profonde méconnaissance du problème. «Le voile est actuellement un problème de mode. Dans certains cas, les filles le portent, c'est comme une façon de dire, "je ne suis pas comme vous", résume-t-elle. Mais moi, je le ressens d'une autre manière. Je ressens la douleur terrible du contexte dans lequel on a dévoilé les musulmanes dans les années 40 et 50. Je me rapporte nécessairement aux circonstances horribles dans lesquelles ma mère et ma grand-mère ont dû se dévoiler et aux événements douloureux de lutte nationale. C'était la guerre, un moment extrêmement particulier de l'irruption de la modernité dans nos sociétés. Et là, les femmes veulent se voiler de nouveau. C'est un révisionnisme de l'histoire. C'est un mouvement à contre-courant imposé par le système chiite. Mais vous, les Québécoises, vous ne savez pas tout ça», conclut-elle.


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