Sam SMITH - Une des bizarreries d’être régulièrement en avance sur son temps c’est celle de découvrir à intervalles régulières que, soudain, vous ne l’êtes plus. Par exemple, pendant dix ans j’ai avancé l’idée, étrange aux yeux de certains, que la Première République Américaine était morte et que nous étions passés à une adhocratie post-constitutionnelle. Dernièrement, cette idée paraît de plus en plus banale, presque comme un commentaire sur la météo.
Mais à quel moment cette pensée radicale est-elle devenue une banalité ? Je ne me souviens pas d’avoir vu de débats sur les grandes chaînes de télévision, d’articles dans le New York Times, de thèmes abordés dans les campagnes électorales ou d’analyses dans les revues spécialisées. C’est juste arrivé, comme ça. L’évolution la plus importante de l’histoire de la nation depuis la Guerre de Sécession s’est simplement glissée discrètement parmi nous. Et puis à un moment donné, une conjecture radicale est devenue une norme.
Nous sommes entrés dans une époque où le « Bill of Rights » (Droits garantis par la Constitution US - NdT) est régulièrement piétiné, où le taux effectif de chômage atteint des records depuis les années 30, où nos grandes entreprises échappent à tout contrôle, où plus personne au gouvernement ne semble se soucier du changement climatique, et où tous les candidats à la présidence, à l’exception de Ron Paul, vous enverraient à Guantanamo sans inculpation et sans procès.
Ce qui est essentiel ici, ce n’est pas simplement que cette nouvelle réalité soit reconnue mais qu’elle ait été acceptée comme inéluctable, sans débats, sans colères, sans protestations virulentes.
Il y a quelques années, j’avais écrit ceci à ce propos :
Ce qui était inattendu, à la fois de par le calendrier des événements que de par leur intensité, c’est que j’allais non seulement vivre un des grands moments de la renaissance de l’Amérique mais connaître aussi par la suite l’époque où mon pays – sans discussion, sans hésitation, sans résistance – déciderait qu’il ne voulait tout simplement plus être l’Amérique.
Très peu en parlaient mais, en tant qu’écrivain et en tant qu’enfant de la ségrégation, je savais que le silence pouvait être plus révélateur et maléfique que les mots. Après tout, dans le langage du vieux Sud, c’étaient le silence - ou ce qui était interdit de mentionner - qui était le plus parlant.
Bien plus tard, j’ai découvert les mots d’un professeur d’université allemand qui décrivait au journaliste Milton Mayer la vie sous les nazis dans les années 30 :
Vivre au milieu du processus c’est en être totalement inconscient – je vous prie de me croire – à moins d’avoir un niveau de conscience politique et de lucidité bien plus grand que la plupart d’entre nous n’auront jamais. Chaque pas était si infime, si insignifiant, tellement bien justifiée et parfois même « regretté » …
Croyez-moi. Chaque fait, chaque incident est pire que le précédent, mais un tout petit peu seulement. Vous attendez le suivant, puis encore le suivant. Vous attendez celui qui fera déborder le vase en pensant que les autres se joindront à vous pour résister d’une manière ou d’une autre.
Puis d’un seul coup, tout s’écroule. Vous réalisez qui vous êtes, ce que vous avez fait ou, pour être plus précis, ce que vous n’avez pas fait (car c’est cela qui était demandé à la plupart d’entre nous : ne rien faire). Vous vous souvenez de ces premières réunions à l’université où, si quelqu’un avait résisté, d’autres auraient peut-être résisté, mais personne n’a résisté. Pour une question triviale, comme l’embauche de telle personne plutôt que de telle autre, vous avez effectivement embauché celle-ci plutôt que celle-là. A présent vous vous souvenez de tout et votre cœur se brise. Trop tard. Vous êtes définitivement devenu complice.
William Shirer avait écrit quelque chose de similaire dans Nightmare Years (les années cauchemar – trad. litt. - NdT) :
Ce qui m’a surpris au début était que la plupart des Allemands, pour ce que j’ai pu constater, ne semblaient pas être gênés par la confiscation de leur liberté personnelle, ni que leur magnifique culture soit détruite et remplacée par une barbarie bêtifiante, ni que leur vie et leur travail soient réglementés à un niveau jamais atteint auparavant y compris par un peuple habitué pendant des générations à une grande réglementation...
Peu après la scène de sa mort dans « Tom Stoppard’s Rosencrantz & Guildenstern Are Dead », Rosencrantz dit :
De quoi s’agissait-il ? Quand est-ce que ça a commencé ? … Ne pouvions-nous simplement nous tenir tranquilles ? … Nous n’avons rien fait de mal ! Nous n’avons fait de mal à personne. N’est-ce pas ? … Il a bien du y avoir un moment, au début, où nous aurions pu dire « non ». Mais je ne sais pas comment nous avons fait pour rater l’occasion... Bon, eh bien nous ferons mieux la prochaine fois.
Avons-nous encore une fois raté l’occasion ?
Il est impossible à dire mais le seul moyen de le vérifier est de mettre bruyamment fin au silence et de décrire l’Amérique telle qu’elle est devenue – pas encore une dictature mais très certainement un pays dirigé par des gens dont le mépris envers la Constitution et l’absence de morale la plus élémentaire leur ôte toute légitimité à gouverner, et à qui il ne reste que la cupidité, la corruption et le cynisme de ceux qui n’ont du respect que pour le pouvoir.
Ce qu’il faut maintenant, c’est la mobilisation de ceux qui en sont conscients, qui le disent, qui le détestent et qui sont prêts à se battre pour reconquérir notre pays. Nous devons faire connaître l’enjeu de manière à ce que même notre presse Prozac ne puisse plus l’ignorer, comme le mouvement Occupy l’a fait pour les enjeux économiques.
En gros, notre pays est divisé entre ceux qui croient encore à la démocratie et ceux qui ne croient qu’à la culture de l’impunité pour ceux qui ont le pouvoir. A quelques très rares exceptions, ces derniers sont constitués non seulement de politiciens Républicains et Démocrates mais aussi des dirigeants d’entreprises, des personnalités médiatiques et d’un nombre étonnant d’universitaires. Il suffit de comparer le rôle des intellectuels d’aujourd’hui avec ceux des années 60 pour voir à quel point la situation s’est dégradée.
Pour réagir, nous ne devons pas ignorer les enjeux économiques, écologiques et sociaux, mais nous devons aussi comprendre, et agir en conséquence, que la plus grande des divisions dans notre pays aujourd’hui est entre ceux qui croient encore à la démocratie, la décence et la liberté et ceux qui prennent l’Amérique pour un gros fonds d’investissement que personne n’a envie, ou la capacité, de réguler...
Il pourrait être utile, par exemple, que les Verts et les Libertariens concoctent ensemble un plan pour affronter le crise. Ou si Bernie Sanders et Ron Paul s’unissaient pour lui donner vie. Ou si les gens du mouvement Occupy et du Tea Party prenaient des conseils auprès de leurs membres de Memphis et Richmond et, malgré tous leurs autres désaccords profonds, travaillaient ensemble pour sauvegarder la société constitutionnelle. Comme l’a dit le caporal de marine Stephen Mark Allen, membre du Tea Party, « rien ne fait plus peur à la classe dirigeante qu’une union entre le mouvement Occupy et celui du Tea Party. »
Mais une chose est sûre : le temps presse. Lorsque vous avez un président Démocrate qui soutient l’emprisonnement militaire sans protections constitutionnelles, il ne vous reste plus beaucoup d’amis. Il ne s’agit plus de divergences idéologiques : il s’agit de deux Amériques.
Et il se peut que nous n’ayons plus le loisir d’attendre pour apprendre et faire mieux la prochaine fois.
Sam Smith
Sam Smith publie « the Progressive Review » et est l’auteur de « The Great American Repair Manual »
Traduction « lorsqu’un empire s’écroule dans le silence des médias, est-ce que sa chute fait quand même du bruit ? » par VD avec probablement les fautes et coquilles habituelles.
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