Les Etats-Unis, un pays ingouvernable ?

Crise du capitalisme - novembre décembre 2011 - USA



WASHINGTON, CORRESPONDANTE - L'Amérique est-elle devenue ingouvernable ? Ses Pères fondateurs "se sont-ils plantés", comme le suggérait, fin septembre, le magazine American Prospect ? L'incapacité des responsables américains à répondre à la crise, la paralysie institutionnelle à Washington, l'omniprésence de l'argent dans le système politique ont propagé d'angoissantes questions aux Etats-Unis sur le modèle lui-même - un phénomène assez rare dans un pays qui s'enorgueillit d'avoir donné au monde les "checks and balances", le savant système d'équilibre des pouvoirs entre le président, le Congrès et la Cour suprême qui régit la démocratie américaine depuis 1787.
La Constitution a rang de "religion", comme le disent eux-mêmes les Américains. Quand George Washington et ses amis Benjamin Franklin, James Madison et autres Pères fondateurs (Thomas Jefferson était retenu par son ambassade à Paris) se sont enfermés à l'été 1787 à Philadelphie, ils avaient conscience de faire oeuvre historique. Personne n'avait jamais remplacé la monarchie par une république.
Rédigée alors pour un pays de 4 millions d'habitants, la Constitution est aujourd'hui la plus ancienne du monde, et la plus courte - 4 400 mots. Ce qui ne l'empêche pas de faire autorité pour 300 millions de personnes. Composée d'un préambule et de sept articles, auxquels se sont ajoutés au fil des ans 27 amendements, elle définit le rôle du président et du Congrès, leur mode d'élection, et pose les grands principes sur lesquels est fondée la nation américaine : la liberté d'expression et de religion, le droit de porter des armes à feu, la présomption d'innocence...
Depuis deux siècles, les écoles de pensée s'affrontent sur l'interprétation des formules évasives dont le texte est émaillé ("châtiment cruel et inhabituel", "fouilles déraisonnables"). Et régulièrement, les tensions s'exacerbent entre le pouvoir fédéral et les Etats, que ce soit sur l'éducation, les moeurs, la peine de mort, ou les aides sociales.
"NOUS SOMMES DEVENUS L'ANGLETERRE, OU ROME"
Mais depuis l'apparition du Tea Party, mouvement radical anti-Etat et contre Barack Obama, le débat sur la Constitution est sorti des prétoires. Rarement le système a été autant questionné qu'aujourd'hui. Rarement les Américains ont autant douté de leurs institutions. La Charte de 1787 est devenue "un document assiégé", comme l'a titré Time Magazine. Le Tea Party aurait réussi à imposer sa lecture, "l'idée que les Fondateurs ont établi un gouvernement central faible", selon Elizabeth Wydra, juriste au Constitutional Accountability Center.
Dans un livre qui vient de paraître, Republic, Lost, le professeur de droit de Harvard Lawrence Lessig résume le climat actuel : "De trop nombreux Américains ont aujourd'hui l'impression que nous n'allons pas y arriver, écrit-il. Ce n'est pas que la fin soit proche mais il semble que ce sentiment si américain de notre grandeur inévitable - culturelle, économique ou politique - s'est évanoui. Nous sommes devenus l'Angleterre, ou Rome ou la Grèce."
Ce n'est pas la première fois que la morosité atteint les Américains et il suffit de relire le discours de Jimmy Carter, en 1979, sur le "malaise" de ses compatriotes pour relativiser. Mais selon le professeur Lessig, le mal d'aujourd'hui n'affecte pas les individus mais les structures : "Notre capacité à gouverner, le produit d'une Constitution que nous avons révérée depuis plus de deux siècles, est arrivée à son terme. Le gouvernement a perdu sa capacité à prendre les décisions les plus essentielles. Lentement, nous commençons à en prendre conscience : un navire qui n'est plus dirigé est un navire qui finira par couler."

La classe politique a atteint des records d'impopularité : 89 % des Américains n'ont pas confiance en leur gouvernement. 75 % d'entre eux pensent que l'argent "achète des résultats" au Congrès. Comme le note le professeur Sanford Levinson, auteur d'un livre sur les failles de la Constitution (Our Undemocratic Constitution, Oxford University Press), le système politique souffre d'un "sérieux problème de légitimité".
"LES ETATS-UNIS ONT-ILS BESOIN D'UN PREMIER MINISTRE ?"
Comment en est-on arrivé là, trois ans après l'élection de Barack Obama ? D'abord, par un phénomène purement politique : depuis que les démocrates ont perdu leur super-majorité au Sénat, en février 2010, Washington est paralysé par un affrontement titanesque avec les républicains. Dans le Washington du gridlock ("blocage"), 51 voix sur 100 ne suffisent pas pour gouverner. Il en faut 60 pour briser les manoeuvres d'obstruction des républicains - selon une règle de procédure qui n'est d'ailleurs pas inscrite dans la Constitution. Résultat : la première puissance du monde fonctionne d'une mesure budgétaire à la suivante sans qu'aucune loi de finances ait été votée.
En plein bras-de-fer avec les républicains sur le relèvement du plafond de la dette, en août, Barack Obama a mis ses compatriotes en garde. A l'heure de la mondialisation, les systèmes politiques n'échappent pas à la compétition : "Le monde entier nous observe, a-t-il prévenu. Montrons que les Etats-Unis sont toujours la plus grande nation de la planète." Mais l'accord a minima qui est intervenu entre la Maison Blanche et le Congrès n'a pas renforcé la crédibilité de Washington. Après la dégradation de la note des Etats-Unis, le politologue Fareed Zakaria a noté que seuls les pays à régime parlementaire bénéficiaient encore du triple A des trois agences de notation (la France étant une exception car un cas hybride, selon lui). "Les Etats-Unis ont-ils besoin d'un premier ministre ?", s'est-il interrogé.
Au-delà de la conjoncture politique actuelle, les structures sont en cause. Si le Tea Party estime que la Constitution est la solution, certains en viennent à penser qu'elle fait plutôt partie du problème. "Le système de "checks and balances" avait du sens au XVIIIe siècle, quand les problèmes se développaient beaucoup plus lentement, estime Larry Sabato, professeur à l'université de Virginie. Aujourd'hui, il rend difficile la possibilité de prendre des décisions rapides." Harold Meyerson, du magazine American Prospect, rappelle que le gridlock est inscrit, de fait, dans le système d'équilibre des pouvoirs : les Fondateurs voulaient se prémunir contre tout retour à la monarchie. L'Amérique "paie", selon lui, le fait qu'elle a rédigé sa Constitution la première, un demi-siècle avant que le règne de la majorité et du suffrage universel se soit propagé. "Des institutions inspirées par les phobies anti-aristocratiques de l'Amérique et ses intérêts esclavagistes - le collège électoral, le Sénat - ont survécu à des principes qui ont été oubliés. Pourtant ils nous gouvernent toujours", regrette-t-il.
Sans aller jusqu'à déclarer la Constitution obsolète, Time a fait une liste de ce que l'Amérique de 1787 ignorait : les avions, l'ADN, les virus, les ordinateurs, Lady Gaga... George Washington ne pouvait pas imaginer qu'un homme traverserait un jour l'océan dans un engin volant, rappelle l'hebdomadaire. Et pourtant on l'interroge, parmi les auteurs de la Constitution, sur la légalité des frappes de drones en Libye...
"Il est clair qu'il y a un échec. Mais une partie de notre problème vient de notre difficulté à identifier où il réside", déclare Peter Alexander Meyers, spécialiste de Jean-Jacques Rousseau et auteur d'un livre sur la démocratie à l'âge du terrorisme(Civic War and the Corruption of the Citizen). A gauche, il est devenu presque banal de relever que le capitalisme autoritaire à la chinoise n'a pas que des inconvénients quand il s'agit de répondre aux défis multinationaux tels que le changement climatique. Au point que certains progressistes plaident pour un renforcement des pouvoirs du président, comme Bruce Ackerman, constitutionnaliste à la faculté de droit de Yale, ou Peter Orszag, le premier directeur du budget de Barack Obama. Dans l'hebdomadaire de gauche The Nation, Orszag a rédigé mi-septembre une chronique qui en a fait sursauter plus d'un : "Aussi radical que cela puisse paraître, nous devons répondre à la paralysie de nos institutions politiques en les rendant un peu moins démocratiques", avance-t-il. Ou quand les démocrates plaident pour moins de démocratie...
ARCHITECTURE INSTITUTIONNELLE
D'autres trouvent au contraire que c'est la démocratie qui manque et qu'il faut un mécanisme pour limiter les tentations présidentielles. Le chercheur Chris Phillips, qui vient de sortir un livre (Constitution Café), pense que le problème est moins dans le texte lui-même que dans les pouvoirs supplémentaires que se sont arrogés les branches exécutive et législative : le président, en engageant les forces armées sans approbation du Congrès, comme en Libye, ou en signant des décrets qui précisent l'interprétation qu'il fait des lois ; ou la Cour suprême, par un pouvoir de"révision judiciaire" qui ne figure pas dans la Constitution.
Pour son livre, Chris Phillips a organisé des "discussions citoyennes" autour de l'idée de réforme. Les participants ont émis des propositions iconoclastes : rédiger une "déclaration des responsabilités", qui accompagnerait la Déclaration des droits (Bill of Rights) ; mettre fin au pouvoir de n'importe quel juge fédéral de statuer sur la constitutionnalité des lois - ce qui aboutit in fine à ce que ce soit la Cour suprême, plutôt que le Congrès, qui ait à décider de sujets hautement contentieux comme l'avortement ; ou encore limiter la pratique du secret d'Etat en incluant un membre de la presse dans toutes les délibérations confidentielles. L'heureux journaliste n'aurait pas le droit de divulguer ses scoops sur-le-champ, "mais au moins on n'aurait pas besoin d'attendre trente ans pour savoir la vérité sur l'attaque du Tonkin" (qui a donné le prétexte à la guerre du Vietnam), dit Chris Phillips.
L'architecture du système institutionnel lui-même est en question, mais plus rarement, parce que c'est l'aspect le plus émotionnel. Les Etats-Unis sont "une république et pas une démocratie", selon la formule que répète à l'envi le Tea Party : le principe "un homme une voix" ne s'applique pas uniformément (les Fondateurs voulaient contrebalancer le poids du peuple). Comme le dit Laurence Tribe, ex-mentor de Barack Obama à Harvard, cette originalité est partie intégrante de l'""exceptionnalisme" américain", ce sentiment qu'ont les Américains d'avoir un destin particulier.
L'énoncé de ces dispositions est connu. Chaque Etat gros ou petit possède deux sénateurs. La Californie, avec 35 millions d'habitants, a donc autant de sénateurs que le Wyoming, 560 000 habitants. En vertu de cette représentation, un quart du Sénat est contrôlé par des Etats qui ne représentent que 5 % de la population. Le président n'est pas élu au suffrage universel direct mais par des grands électeurs choisis dans chaque Etat. Depuis la fin de la guerre, ce système a installé à la Maison Blanche cinq hommes qui n'avaient pas remporté 50 % des voix (Harry Truman, John Kennedy, Richard Nixon, Bill Clinton et George W. Bush), critique le professeur Levinson, le doyen des constitutionnalistes américains. Le héraut de l'écologie Al Gore a été déclaré perdant en 2000 alors qu'il avait 500 000 voix d'avance sur George W. Bush. Si le système avait été différent, les Etats-Unis n'en seraient peut-être pas à se désoler de l'avance prise par la Chine dans la fabrication de panneaux solaires...
Larry Sabato est l'un des politologues réputés du pays. Avec sa "boule de cristal" de l'université de Virginie, il donne régulièrement les prévisions les plus fiables sur les résultats électoraux. Quand il a publié un livre (A More Perfect Constitution) sur la réforme de la Constitution, en 2008, les médias ne s'en sont pas souciés. "La presse américaine est surtout orientée vers l'événementiel, excuse-t-il. Pas sur le débat d'idées."
Dans son livre, il fait 23 propositions pour moderniser le système politique.Augmenter le nombre d'élus, par exemple : Au lieu de 100, le Sénat comprendrait 136 membres, ce qui permettrait de diluer le poids des petits Etats. La chambre comprendrait 1 000 membres - contre 435 actuellement -, ce qui rapprocherait les élus de leurs administrés et limiterait les coûts des campagnes électorales. Les juges fédéraux ne pourraient plus être nommés à vie. Le mandat du président serait de six ans, non renouvelable, sauf à obtenir par référendum une extension de deux ans. Cela permettrait de limiter l'effet de campagne permanente : deux ans après l'élection de 2008, Barack Obama était déjà en campagne. Il n'aura finalement pleinement gouverné que deux ans.
Larry Sabato a eu la surprise de recevoir une lettre de soutien d'un descendant de James Madison, l'architecte de la Constitution. Lequel lui a rappelé que son ancêtre avait lui-même acquiescé à l'idée de Thomas Jefferson de rafraîchir le texte tous les vingt ans. Mais les Fondateurs, s'ils n'étaient pas fermés aux aménagements, ont fait en sorte qu'il soit difficile de défaire leur oeuvre. Pour réviser le texte (il n'y a eu que 17 modifications, outre les 10 amendements de la Déclaration des droits, pour quelque 11 000 propositions), il faut une majorité de deux tiers dans les deux chambres du Congrès et une ratification dans trois quarts des Etats dans les sept ans. "Pour changer, il faudrait une crise massive, dit le professeur Sabato, une situation extrême comme une catastrophe naturelle terrible, une épidémie, une chute de météorite." Et, aux yeux de la plupart des experts, l'époque est trop agitée pour ouvrir la boîte de Pandore de la Constitution.
Corine Lesnes


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