Idées / Selon l’essayiste belge Paul Jorion, le capitalisme est à l’agonie

« L’économie mondiale approche d’un autre 1789 »

Je travaille aujourd’hui sur la guerre civile numérique.

Crise mondiale — crise financière

L’ESSENTIEL

● Après avoir été un des premiers à démonter la
machine infernale des subprime, le Belge
Paul Jorion juge que le capitalisme agonise...
● Le coeur de la finance a fondu, dit-il.
● Et il n’est pas nécessaire de manifester dans la
rue : la révolte peut prendre des formes plus
modernes, via les réseaux sociaux.
Entretien
Le Belge Paul Jorion, celui-là
qui avait démonté la mécanique
des subprime
avant la crise, a publié cette semaine
un nouvel ouvrage incisif
(1).
Son constat est dur : le capitalisme
est une dysfonction économique.
Les capitalistes apportent
des capitaux là où on en a besoin
mais demande en échange
des intérêts, et l’argent, au final,
s’accumule dans moins en moins
de mains. Mais il faut que les ménages
consomment. Donc, on
leur octroie du crédit jusqu’au
moment où, comme aux Etats-
Unis lors de la crise des subprime,
la machine explose.
Le capitalisme a connu bien des
crises… Pourquoi celle-ci serait-elle
annonciatrice de la fin ?

La différence, c’est la financiarisation
de l’économie. En 2007
aux Etats-Unis, 47 % des bénéfices
ont été réalisés dans le secteur
financier. La finance est devenue
à ce point importante qu’elle représente
la moitié de l’économie.
Or, l’analogie qui me vient avec
les événements de ces jours-ci,
c’est que le coeur de la finance a
fondu. Tout ce qui était au centre
du développement de la finance :
la titrisation, le développement
des produits dérivés, etc. a disparu.
Ce coeur s’est effondré, même
si, en surface, la coquille est encore
là.
D’accord, cette financiarisation a
été à l’origine du développement
de la finance ces quinze
dernières années. Mais ne sommes-nous pas simplement revenus
quinze ans en arrière ?

Non. Cet effet de prédation n’est
plus possible chez nous, mais il se
poursuit ailleurs. La richesse qui
existe encore essaie de se placer
dans des pays comme la Chine ou
l’Inde, et étouffe cette partie de
l’économie, car il y a trop d’argent,
trop rapidement. Cet argent
pompe la richesse de ces pays.
Et puis il y a la manière dont on
encourage les retraites des Américains.
On favorise les bulles. Pour
soutenir les marchés boursiers
(qui, depuis la chute de l’immobilier,
constituent les seules réserves
des ménages pour leur retrairetraite)
on se met d’accord entre banques
d’affaires et autorités pour
faire monter les marchés boursiers.
On emploie des procédés
comme le High Frequency Trading
(le fait de passer des milliers
d’ordres et de les retirer tout de
suite après, en très peu de temps,
pour pousser les cours à la hausse,
NDLR). On effectue ces manipulations,
et un beau jour, cela explose.
C’est le mini-krach du
6 mai 2010.
Le capitalisme n’est-il pas assez
flexible pour réinventer de nouveaux
marchés ?

Maintenant que la titrisation
n’est plus là, que la Bourse a chuté
d’un tiers, que le marché des
produits dérivés a rétréci, cet argent
qui est là est trop important.
Il y a un trop grand déséquilibre.
On se trouve dans des impasses
qui sont des contradictions. C’est
la « rilance » du ministre français
des Finances,Mme Lagarde : oui, il faut faire de la rigueur, et
oui, il faut de la relance… Il y a
une exacerbation des contradictions.
Et ce qui pousse aussi à la
destruction, c’est qu’il aurait fallu
arrêter un certain type de comportements.
Comme Sarkozy
l’avait dit juste après la crise, il
fallait redistribuer les profits en
trois tiers : un pour les salariés,
un pour les investissements, un
pour les actionnaires. Mais on
s’est rapidement dit qu’un tel partage
n’était plus urgent.
Le vernis résiste…
Oui. Mais il y a aujourd’hui débat
en France sur les entreprises
du CAC 40 qui ont retrouvé leurs
résultats d’avant crise mais ne
consacre que 2,3 % de ces résultats
à des augmentations de salaire,
le reste passant en dividende
et en rémunération des cadres supérieurs.
Cela ne révèle pas une
bonne santé, mais la panique au
sommet : tout l’argent que l’on
peut prendre prenons-le tout de
suite. L’augmentation des dividendes
est ainsi un signe de mauvaise
santé, d’un manque de confiance.
La situation est comparable,
dites-vous, moins à celle de
1929 qu’à la Révolution française.
Mais je ne vois pas beaucoup
de gens marcher sur la Bastille…

Nous approchons en effet d’un autre
1789, mais la révolte peut
prendre d’autres formes : Facebook,
les réseaux sociaux. Il n’est
pas nécessaire qu’un mécontentement
de la population se manifeste
dans la rue. Regardez la proposition
de Cantona, et les débats
qu’elle a suscités. Je travaille aujourd’hui
sur la guerre civile numérique.
Il y a des exemples étonnants,
comme dans le cas de Wiki-
Leaks, qui se voit refuser les services
de Paypal et Mastercard. Les
hackers anonymes font alors des
représailles. Une firme offre alors
ses services à Bank of America
pour attaquer un soutien de
WikiLeaks. Les hackers l’apprennent,
attaquent la firme et vident
sa base de données. Ce n’est pas
nécessaire de prendre la Bastille.
Le changement sera aussi culturel.
Il s’agit, dites-vous, de délier
revenu et travail, ou liberté individuelle
et propriété privée.

Nous sommes en effet peut-être à
un tournant aussi important
que l’a été le passage du paléolithique
au néolithique. Il faut un débat
de société. Vous savez, je suis
anthropologue de formation, et je
suis sensible au fait que si nous
possédons les choses, les choses
aussi nous possèdent. Je raconte
dans mon livre l’histoire de cette
femme dans une rue d’Amsterdam,
qui est animée du même
mouvement qu’une
particule, passant
d’un côté à l’autre de
la rue, littéralement
captivée par les vitrines.
Nous sommes mûrs
pour ce changement ?

Non. Mais on peut lancer le débat.
On peut dire qu’il y a des
transactions financières utiles,
mais d’autres qui ne le sont pas,
et qu’il faut non pas taxer, mais
interdire purement et simplement.
Il faut interdire tous les paris
sur les fluctuations de prix.
Alors on me dit : vous voulez faire
une nouvelle nuit du 4 août (le
4 août 1789, l’assemblée française,
comprenant des aristocrates,
a décidé d’abolir les privilèges,
NDLR), mais il n’y a plus de gens
comme ces aristocrates décrétant
la fin des privilèges. Je dis si : regardez
Warren Buffett, quand il
dit qu’il est choqué par le fait que
sa secrétaire paie en proportion
davantage d’impôts que lui, ou
quand il déclare : oui il y a une
lutte des classes, et c’est nous qui
l’avons gagnée. Il joue le rôle de
ces aristocrates. Et il n’est pas le
seul. Mervin King (le gouverneur
de la Banque d’Angleterre,
NDLR) ou Lord Adair (le patron
de la FSA, le gendarme financier
britannique, NDLR) ont des propos
du même ordre. ■
Propos recueillis par
PIERRE-HENRI THOMAS
(1) Paul Jorion, Le capitalisme à l’agonie,
Fayard, 356 p, 20 euros.

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Paul Jorion5 articles

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Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières années dans le milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié récemment L’implosion. La finance contre l’économie (Fayard : 2008 ) et Vers la crise du capitalisme américain ? (La Découverte : 2007).

Ce texte est un « article presslib' » Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre [soutien peut s’exprimer ici->http://www.pauljorion.com/blog/?page_id=647]





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