Les actions de Jésus dans la Palestine de son temps, telles que relatées dans les évangiles, témoignent d’un appel profondément actuel à la désobéissance civile au nom de la justice.
Désobéissance. Le mot n’existe même pas dans les évangiles. Civil non plus. C’est qu’à l’époque, la société est envisagée comme un tout. Et l’univers de même, avec Dieu, tout en haut du firmament, qui habite avec sa création et veille sur elle malgré les problèmes qu’elle lui cause. Tout s’imbrique, tout s’influence. Tout peut être dit religieux, la pluie qui revient après une longue sécheresse ou la guérison inattendue, puisque rien ne se fait sans Dieu. Mais le monde humain d’alors n’est pas plus religieux ou moins civil qu’aujourd’hui. Et, comme dans tous les mondes humains, il y a le « système » qui se prend pour Dieu et exige obéissance.
Et c’est là que commencent les problèmes causés par la désobéissance civile – même si l’expression n’existe pas alors. Car désobéissance, il y a. Et elle se vit à la manière orientale, c’est-à-dire qu’elle est sensible à la portée symbolique des choses. Elle sait à quoi le système tient plus que tout et elle fait porter son attaque précisément là-dessus. Dans les évangiles, les choses sont claires, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient aujourd’hui bien comprises. C’est qu’à deux millénaires de distance, leur système de référence historique, géographique ou culturel est loin d’être évident, sans parler d’une longue tradition d’interprétation ecclésiastique qui a fortement émoussé leur force de frappe. Je ne donne qu’un exemple : Jésus le Nazaréen était un homme du Nord, de Galilée, fortement attaché à ses traditions et farouchement opposé aux efforts de centralisation entrepris par le Sud, la Judée – Jérusalem en particulier. Si on n’a pas ça en tête en lisant les évangiles, on passe à côté d’une bonne partie de leur sens.
Voici donc quelques exemples de désobéissance civile – ou de son équivalent jadis, fortement symbolique –, dans lesquels s’entrechoquent des façons différentes d’envisager l’existence.
L’évangile de Marc commence dans le désert. La symbolique est forte. C’est l’endroit de la contestation d’où partent traditionnellement, dans la tradition biblique, les efforts de libération. C’est donc précisément là que Jean le Baptiseur et Jésus le Nazaréen vivent les débuts de leur annonce. Le premier pour dire que la colère de Dieu est sur le point d’éclater (il s’habille même comme le pas commode prophète Élie – les vêtements aussi sont langage symbolique), le second pour proclamer qu’un nouveau Régime s’en vient – « le Royaume de Dieu est tout proche! » (Marc 1, 15). Pas surprenant que de telles choses se discutent dans le désert, et non pas à Jérusalem ou à Rome. La désobéissance ne se prépare pas sur la place publique.
Deuxième lieu hautement symbolique : l’empire – le pouvoir qu’il exerce, l’argent qu’il draine à son profit, l’armée sur laquelle il s’appuie. L’épisode de « l’homme possédé d’un esprit impur » (Marc 5, 1-20) s’adresse directement à lui. L’esprit impur a pour nom « légion ». Cette légion, Jésus la voit présente au cœur d’un malade occupé en permanence à s’autodétruire (superbe illustration de l’effet que produit l’empire dans les nations qu’il a sous sa coupe), il l’expulse dans un troupeau de porcs impurs et l’envoie se noyer dans la mer. C’est tout le respect qu’il a pour elle.
Faut-il payer le tribut colossal que l’empire de Rome réclame à la Palestine conquise? « Qu’on rende à César et à Dieu ce qui leur revient », déclare Jésus (Marc 12, 13-17). Mais comme tout est à Dieu, il ne restera donc plus rien pour César! D’ailleurs, cette sorte de gouvernants, tout comme le pervers roi Hérode, son représentant sur place, ne font qu’opprimer les nations. Tout cela cessera dans le nouveau Régime qui s’en vient. Aussi nomme-t-il d’office douze nouveaux dirigeants, douze hommes tirés du peuple, des gens de la base, d’en bas, qu’il s’emploie à former pour qu’ils nourrissent, jugent et gouvernent leur peuple dans ce nouveau Régime, à la place d’Hérode et du grand prêtre Caïphe, tout dévoués aux intérêts de Rome. Désobéissant d’un côté, de l’autre il obéissait à une autre logique. Ici, on est très près de la désobéissance civile.
Troisième lieu hautement symbolique : le Temple. Dans la fameuse confrontation entre Jésus et l’Adversaire – l’épisode de la tentation au désert (Marc 4, 1-11) – ce dernier s’accommode fort bien des prodiges pour nourrir le peuple affamé. Pas de problème non plus avec le sacré – il va jusqu’à trimballer l’autre jusqu’au sommet du Temple –, il n’exige qu’une chose : que l’autre se prosterne devant lui, reconnaissant ainsi sa grandeur. Mais Jésus le Nazaréen tiendra toujours tête à l’Adversaire, sur quelque terrain que ce soit, à preuve la célèbre « colère contre le Temple » (Marc 11, 12-33). Le Nazaréen y est monté, non pas pour le purifier comme on l’affirme trop souvent, mais précisément pour dire qu’il avait fait son temps et en manifester le non-sens. Il n’est donc pas monté là à la légère. Le Temple, c’était le cœur de la Bête, là où l’on pactisait avec l’occupant romain qui vidait le pays de ses ressources; le lieu de la politicaillerie, des magouilles économiques, financières et marchandes – « un repaire de voleurs » (Marc 11, 17). C’est le prétexte à l’exploitation des pauvres, l’épisode de la veuve (Marc 12, 41-44) en témoigne durement : le système l’a convaincue que si elle mettait tout ce qu’elle avait d’argent dans le tronc, elle se rapprocherait de Dieu. Le Temple de Jérusalem, c’est aussi la salle de spectacle d’un culte desséché et desséchant; l’endroit d’où partaient ces nuées de scribes envoyés dans sa Galilée pour la mettre au pas, détruire ses traditions originales, l’aligner sur Jérusalem-la-Sainte, lui faire perdre son identité.
Il fallait que Jésus monte au Temple, c’était inacceptable que ce lieu de mort se pavane sous ses habits de luxe au nom de Dieu. Et il y monta, et il dessécha un figuier, symbole frappant de la mort du système. Tout de suite après, signifiant par là jusqu’à quel point il vivait sa désobéissance (civile, sociale, politique, religieuse) vis-à-vis du lieu « saint », il déclara que si quelqu’un, partageant ses convictions, se mettait à prier pour que cette montagne-là – celle du Temple, bien sûr –, soit jetée à la mer, eh bien! cela arriverait (Marc 11, 19-24). Il était évident pour lui que son Dieu partageait sa conviction. Évidemment que le système ne pouvait pas laisser passer pareille provocation sans réagir. Ce fut là l’occasion de son arrestation et la raison de sa condamnation à mort. La désobéissance civile a toujours un prix.
Rien n’échappe à sa désobéissance de fond. Quand il prie, c’est seul, à l’écart, loin des gestionnaires du sacré; mais chaque fois qu’il se rend dans un lieu officiel de prière, il y conteste le système. Il refuse de se reposer le jour du sabbat s’il y a autour un malade à guérir. Il voit la Loi comme un chemin ouvert sur un horizon inatteignable et relativise les minuties juridiques de l’époque. Le mal qui peut sortir des cœurs humains l’horrifie. C’est à lui qu’il faut s’attaquer et ne pas se laisser distraire par les interdits alimentaires qui n’ont rien à voir avec ce qui pourrit les humains de l’intérieur. Il ne va pas s’empêcher de toucher une femme en public (ce qui était interdit), si cela peut la guérir et lui redonner une vie sociale. Il n’a pas de patience avec les scribes et les pharisiens, les gérants du sacré, les avocats de toutes sortes, tous ces obéissants patentés, engagés au service du système, mais désengagés du drame de vivre.
Le Nazaréen vit dans une sorte d’état de désobéissance permanent qui ne laisse rien d’intact, qui vise toutes les institutions et naît d’une « relativisation absolue » de toutes les organisations humaines, quelles qu’elles soient, aussi saintes soient-elles. Pas surprenant qu’il n’ait pas répondu à la question de ceux qui voulaient savoir ce qui le légitimait d’agir comme il le faisait. Le pouvait-il seulement? Il avait déjà dit qu’au jour du grand dévoilement du sens ultime des choses, les gens seraient départagés selon leurs prises de position par rapport à lui. Depuis, c’est à chacun de voir. C’est pourquoi elle dérange tellement cette voix, venue du fond des âges, qui jette un regard dévastateur sur l’ensemble de la réalité humaine, de long en large de la planète, à travers l’histoire, dans toutes les cultures, du haut jusqu’en bas de la pyramide sociale, au plus profond de moi. Un geste de désobéissance ici ou là, sur ceci ou cela, ça va. Mais ce regard incessant qui n’épargne rien ni personne, même pas soi-même, à la recherche de tout autre chose (du Tout-Autre)? Et rester équilibré, pacifié, serein, aimant? C’est le défi.
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André Myre - L’auteur est bibliste
Jésus, le refus d’obéir
Et, comme dans tous les mondes humains, il y a le « système » qui se prend pour Dieu et exige obéissance.
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