Jean-Marie Kuhn, l'homme qui défie Albert Frère en justice

Géopolitique — médiamensonges des élites

L'homme d'affaires lorrain n'est pas très connu de ce côté-ci de la frontière. Pourtant, en juillet dernier, Jean-Marie Kuhn a déposé une plainte devant le Tribunal de Charleroi visant particulièrement Albert Frère dans le cadre de la revente de Quick qui aurait, selon lui, été «artificiellement gonflée». Avec l'entrée du Procureur du Roi dans la procédure, l'instruction s'accélère. L'occasion d'une interview exclusive.
Hier, nos confrères du Vif-L'Express vous rapportaient en exclusivité sur leur site Internet que le procureur du roi de Charleroi s'était joint à la plainte de l'investisseur français Jean-Marie Kuhn contre Albert Frère dans le conflit qui l'oppose à propos de la revente, en 2006, de Quick à la Caisse de Dépôt et de Consignation Capital Investissement (CDCCI).
Qui est Jean-Marie Kuhn ? Depuis plus de deux ans, cet homme d'affaires lorrain cherche à attirer l'attention de la justice sur certains montages financiers douteux qu'aurait effectués le milliardaire carolo. Une obsession qui s'explique entre-autres à la suite d'un contentieux commercial après la revente d'une entreprise de distribution de vêtement par le groupe GIB voici plus de dix ans. Une affaire qui se déroula, non sans heurts, et qui poussa finalement Jean-Marie Kuhn à se pencher sur des ventes, des rachats d'entreprises et des participations liées au groupe Frère.
La principale opération mise en cause par Jean-Marie Kuhn porte sur la vente, en 2006, à la Caisse des dépôts, de la chaîne de hamburgers Quick, alors propriété de GIB, à un prix démesuré. La transaction s'était alors faite pour un montant de 800 millions d'euros. Soit près de trois fois le chiffre d'affaires officiel de Quick. La CNP, l'un des holdings d'Albert Frère, avait retiré de l'opération une plus-value de 150 millions d'euros. Somme qui, selon Jean-Marie Kuhn, lui aurait permis de se renforcer dans le capital du groupe Suez, alors tout proche de fusionner avec Gaz de France.
Jean-Marie Kuhn estime également qu'il existe un lien entre «l'opération Quick» et plusieurs opérations financières de la galaxie Frère. D'une part, la prise de participation de la CNP dans Eiffage en mars 2006 et la revente de cette participation neuf mois plus tard à la Caisse de Dépôt et de Consignation. D'autre part, l'augmentation de la participation de GBL dans le capital de Suez, en janvier 2007, à concurrence de 790 millions d'euros, en vue de la fusion GDF Suez. Pour l'homme d'affaires lorrain le groupe Frère aurait ainsi perçu 1,25 milliard d'euros d'argent public français.
Après avoir vu sa plainte déposée en France classée rapidement, Jean-Marie Kuhn décide de porter l'affaire en Belgique et plus particulièrement auprès de la juge d'instruction France Baeckeland en juillet dernier pour faux, usage de faux, escroquerie et abus de confiance. Depuis quelques jours, le procureur du roi de Charleroi, Christian De Valkeneer, s'est joint à cette plainte et a ordonné à la juge de poursuivre son instruction non seulement pour faux et usage de faux mais également du chef de faux bilans et infractions au code des sociétés. De quoi donner à l'instruction une nouvelle tournure.
Pour bien comprendre les motivations d'une telle plainte et sur la complexité de ce dossier, Jean-Marie Kuhn nous a répondu en exclusivité.
TRENDS-TENDANCES. Dans l'affaire de la vente de Quick qui vous oppose à la CNP d'Albert Frère, le procureur de Roi de Charleroi s'est joint à votre plainte contre l'homme d'affaires carolo. Quel est votre sentiment ?
JEAN-MARIE KHUN. La décision du Procureur intervient cinq mois après le dépôt de ma plainte. Il a donc pris le temps d'examiner les éléments versés à la plainte ainsi que ceux qui ont été transmis depuis. Or, non seulement il se joint à la plainte mais, de plus, il demande au magistrat instructeur d'instruire sur des chefs de faux bilans et d'infractions au code des sociétés dans le cadre de la cession de Quick. Mon sentiment est donc que sa décision est mûrement réfléchie et suffisamment étayée pour alourdir encore les qualifications pénales. Enfin, l'ouverture effective de l'information judiciaire ; le fait qu'elle soit menée par Madame le Juge Baeckeland, spécialiste incontestée des affaires politico-financières ; l'entrée du Procureur du Roi dans la procédure sont autant de faits objectifs et incontestables pour me rendre optimiste. En France, le Procureur a classé ma plainte en quelques jours à peine, les «faits étant insuffisamment caractérisés». En Belgique il prend son temps, se joint finalement à ma plainte et alourdit les chefs d'inculpation... Cherchez l'erreur !
Dans quelle mesure votre préjudice est-il lié aux «affaires françaises d'Albert Frère» ?
Mon intérêt est multiple car, vous venez d'y faire allusion, j'avais eu à souffrir du comportement de GIB dans le cadre de la cession de sa filiale Disport France, cession dans laquelle j'ai subi un préjudice direct important. Et j'ai pu constater que GIB était coutumier de ces faits car la justification de la cession de Quick est incompréhensible, tant du point de vue de l'évolution financière, de la valorisation boursière, de la technique d'investissement et du profil d'investissement de l'acquéreur. Aussi, en tant qu'actionnaire des principales sociétés concernées par toutes ces opérations financières, je dispose d'un intérêt à obtenir qu'il soit enquêté sur leur régularité.
Dès lors, pour quelles raisons vous êtes vous lancé dans une enquête sur la galaxie Frère ?
Je suis tombé de ma chaise lorsque j'ai appris que Quick venait d'être cédée pour environ 800 millions d'euros, alors que son PDG la valorisait à 300 millions d'euros dans une interview du 6 août 2004 au journal Les Echos. J'ai donc essayé de comprendre par quel miracle le prix de cession avait quasiment triplé en deux ans. J'étais d'autant plus bluffé que GIB m'avait fait une description peu flatteuse de Quick au moment de la cession de Disport. Et lorsque j'ai découvert que l'acquéreur était la Caisse des Dépôts et Consignations -donc l'argent public-, je me suis demandé ce que cachait en réalité cette opération.
Qu'avez-vous découvert ?
Il a été procédé à des modifications de données -pour appeler les choses pudiquement et faire simple-, y compris de manière rétroactive, au prétexte de changement de normes comptables mais dans le but incontestable de préparer Quick à la cession. J'ai eu l'occasion de prouver que ce que j'avance est vrai, d'abord par les éléments joints à ma plainte, ensuite par ma victoire dans une action en diffamation intentée par Quick. Quant aux ordonnateurs et aux exécutants de ces basses besognes, je fais toute confiance à la Justice pour préciser la responsabilité de chacun.
Vous évoquez la possibilité d'un pacte de corruption qui lie le président de la République française Nicolas Sarkozy et, apparemment, des sociétés ou des personnes physiques du groupe Albert Frère. Vous êtes sérieux ?
En 2004, Nicolas Sarkozy, alors Ministre des Finances, ouvre le capital de GDF et s'engage à ce que l'Etat ne descende jamais en-dessous de 70% ; en fait il prépare déjà la fusion avec Suez. En août 2004 le PDG de Quick indique que le conseil d'administration a mis fin aux négociations avec des «investisseurs financiers» qui souhaitaient prendre le contrôle de la société. Il se garde bien de nommer ces mystérieux investisseurs : il s'agirait déjà de la Caisse des Dépôts mais l'opération aurait été arrêtée in extrémis par Nicolas Sarkozy dès qu'il a eu connaissance de son départ forcé de Bercy pour cause d'OPA sur l'UMP.
En 2006, Nicolas Sarkozy, n°2 du Gouvernement et surtout Président de l'UMP, feint de s'opposer à la fusion GDF-Suez pour finalement opérer un virage à 180° et la faire voter par ses députés UMP.
Fin 2006, la CDC -donc l'Etat- débourse 1,25 milliard d'euros pour apporter à Albert Frère des liquidités importantes au travers d'opérations étranges comme la cession de Quick.
En 2007, devenu Président de la République, Nicolas Sarkozy se plie à l'ultimatum posé par Gérard Mestrallet, Président de Suez, au grand dam des journalistes spécialisés !
Puis c'est Albert Frère lui-même qui se rend à l'Elysée pour obtenir des arbitrages toujours plus favorables pour arrondir «sa galette».
Le Président Sarkozy impose la fusion GDF-Suez, alors même que sa directrice de Cabinet est informée de ma plainte et du résultat des enquêtes du Ministère de l'Economie et des Finances qui, le premier, utilise le terme de «pacte de corruption» après quatre mois d'enquête !
Ce pacte se concentrerait-t-il uniquement sur la fusion GDF-Suez ou d'autres deals seraient à attendre ?
Le pacte semblait avoir pour finalité la fusion GDF-Suez mais des révélations spontanées qui m'ont été faites suite à la médiatisation de ma plainte laissent à penser qu'il y a d'autres renvois d'ascenseur.
Votre action est-elle guidée par la vengeance ?
La vengeance et l'aigreur m'ont de tout temps été étrangères. Nous sommes entrés dans des temps où la transparence et la justice vont l'emporter. Il faut mettre un coup d'arrêt à la nationalisation des pertes et à la privatisation des profits.
N'avez-vous pas le sentiment d'être un Don Quichotte qui se bat contre des moulins de la finance ou pire d'être un «illuminé» ?
Ce n'est pas un hasard si des organismes anti-corruption tels que Transparence International et Anticor qui connaissent bien mon dossier m'honorent de leur soutien. La corruption engendre la misère et son cortège de drames : pauvreté, malnutrition, prostitution, mort... Mon combat est juste et je me dois de le mener à son terme, quitte à passer pour un illuminé ! Mais, je souhaite à titre personnel, que la Justice me soit rendue. Et puis, je n'ai plus rien à perdre : j'ai été l'objet de menaces et d'intimidations en tous genres reconnues d'ailleurs par un ancien dirigeant de GIB et j'ai perdu ma fortune mais tout ça n'aura réussi qu'à raviver ma foi !
Propos recueillis par Valéry Halloy


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