Voix publique

Je triche, donc je suis

L'affaire Mulroney-Schreiber


Quelques titres tirés des journaux du matin. "Lacroix: 12 ans de prison", "Génial fraudeur", "Congédiement à Ahuntsic-Cartierville: manque d'éthique et de loyauté", "Harper nie avoir menti", "Fraude de 14 millions". Les temps sont durs pour les gens honnêtes!
Je vous épargnerai le cliché cynique voulant que la cupidité, la tricherie et le mensonge fassent partie de la nature humaine. Et, donc, de la politique et du monde des affaires, deux univers étroitement liés, que tous leurs acteurs sont des voleurs et des menteurs, etc.
Dans cette trinité "cupidité-tricherie-mensonge", ce qui m'a par contre le plus frappée ce 29 janvier, ce sont ces anciens chefs de cabinet clouant au pilori Norman Spector pour son présumé manque d'éthique. Spector, c'est cet ancien chef de cabinet de Brian Mulroney devant témoigner sous peu au comité d'éthique du Parlement fédéral. Il doit expliquer, selon ses mots, "la source de grandes quantités d'argent comptant rapportées au 24, promenade Sussex, alors que M. Mulroney était premier ministre du Canada". Cette bombe à retardement est le plus récent chapitre de la saga Mulroney-Schreiber où, après l'avoir longtemps nié, M. Mulroney a admis avoir pris une première enveloppe de 75 000 $ en coupures de 1000 $ du lobbyiste Karlheinz Schreiber et étant encore député.
Interrogés par Le Devoir, d'anciens chefs de cabinet ont tiré sur le messager avant même d'entendre le message qu'il livrera à Ottawa. Mario Bertrand, ancien chef de cabinet de Robert Bourassa, baptisait d'avance le témoignage de Spector de "nauséeux et peu crédible". Martine Tremblay, ancienne chef de cabinet de René Lévesque, condamnait son manque d'"obsession de la loyauté". Jean-Claude Rivest, ancien conseiller de M. Bourassa, parlait de l'"immense privilège" de travailler pour un premier ministre et du devoir "absolu" de réserve l'accompagnant.
La manière charitable de voir leurs sorties est de leur prêter un tel sens personnel de l'éthique que toute brèche ne peut que les scandaliser. Mais la manière plus analytique est de prendre aussi en compte une variable importante de l'équation: la proximité de leurs anciens patrons avec M. Mulroney. On sait qu'au fil de sa carrière, en droit, en affaires et en politique, M. Mulroney s'est construit un impressionnant réseau de contacts et d'alliés, au Canada et à l'étranger. Le clan Mulroney, comme on l'appelle, pèse lourd.
LE "DEVOIR DE RESERVE" A GEOMETRIE VARIABLE
À Ottawa, il avait triomphé de l'affaire Airbus, et jusqu'à l'affaire Schreiber, son influence était forte au Parti conservateur et au bureau de Harper. Au Québec, il est puissant dans le monde des affaires. Ses alliances avec les Bourassa, Lévesque et Charest (même si, dans ce cas, Mulroney n'est plus au pouvoir) ont eu un impact majeur sur certains de leurs choix politiques et économiques. Du beau risque au lac Meech en passant par le libre-échange, aucun premier ministre d'ici n'a pu résister à ses charmes.
Il est donc peu surprenant que des proches collaborateurs d'anciens premiers ministres québécois qui furent là aux moments charnières de ces alliances s'inquiètent des conséquences possibles s'il s'avérait que des choses illégales se soient produites lorsqu'il était PM.
Mais pour ce qui est du devoir de réserve, s'il est vrai que tout ancien collaborateur de premier ministre y est tenu, peut-on s'entêter à l'observer si une situation concerne le bien commun ou constitue un geste illégal ou criminel? Je crois que non. Et si cela devait être le cas ici, le seul reproche qu'on fera à Spector sera de ne pas l'avoir dénoncé plus tôt !
En fait, le devoir de réserve est plutôt à géométrie variable. Un exemple parmi d'autres: d'anciens proches collaborateurs de Jacques Parizeau ont raconté publiquement ou à des journalistes ce qui s'était passé au bureau du premier ministre dans la préparation du référendum de 1995. C'était pourtant faire état de considérations d'ordre stratégique tombant justement sous le sceau du "devoir de réserve". Par contre, dénoncer un geste illégal, s'il a été commis, est d'intérêt public.
LES ESCROCS CRAVATES
Il reste tout de même à souhaiter que la bombe à retardement de Spector soit un pétard mouillé. Car s'il fallait que de "grandes quantités d'argent comptant" aient bel et bien été échangées au 24, Sussex, dans des scènes surréalistes dignes de la vie d'Al Capone, les conséquences ne seraient pas jolies. Le Canada et toute sa classe politique seraient éclaboussés par un scandale de corruption touchant la personne même d'un ancien premier ministre. Le tout en des temps où la confiance des électeurs est déjà anémique.
Pourtant, l'important est de tenter de trouver la vérité, de savoir si, oui ou non, la maladie des "escrocs cravatés" avait gagné la plus haute sphère du pouvoir au pays. Si oui, les motivations de Norman Spector, réelles ou imputées, n'auront plus la moindre importance. Mais s'il s'avérait qu'il ne peut prouver ses dires, sa carrière de chroniqueur politique pourrait s'arrêter là.
Surtout, la grande question demeure: dans l'affaire Mulroney, comme dans celle des commandites, pouvons-nous même espérer savoir un jour TOUTE la vérité?
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